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Quartier de Carouge, à Genève (© M. Lecoq)
Essais

Le droit à la ville : un concept émancipateur ?

L’approche radicale formulée par Henri Lefebvre en 1968 critiquait l’absence d’inclusion des habitants dans la production des espaces urbains. Alors que le « droit à la ville » est aujourd’hui une idée largement partagée, Matthias Lecoq revient sur l’évolution de ce concept et interroge son potentiel émancipateur.

Dossier : 50 ans après : actualités du droit à la ville d’Henri Lefebvre

Cinquante ans après sa définition par Henri Lefebvre (1968), le droit à la ville reste plus que jamais d’actualité. Il est néanmoins nécessaire d’actualiser sa compréhension vis-à-vis de la ville, qui a élargi son spectre et ses dynamiques de production. On ne peut comprendre l’idée du droit à la ville sans interroger la production sociale de celle-ci. C’est l’objet d’un ouvrage ultérieur de Lefebvre (La Production de l’espace, 1974) : pour l’auteur, la ville est le résultat de l’interaction des dynamiques qui la traversent, et dont la morphologie spatiale est une conséquence. Par extension, la possibilité d’un droit à l’édification de la ville est abordée sous l’angle des relations de pouvoir, à différents degrés – du pouvoir d’agir collectif au pouvoir économique et politique.

Le propos de Lefebvre n’est pas légaliste. En formulant la revendication d’un droit à l’émancipation par l’urbain, il pose les bases d’une nouvelle pensée urbaine, intrinsèquement politique. L’originalité de son approche ne réside pas seulement dans un parcours fait d’engagement (y compris dans sa manière de découvrir l’urbain, arpentant l’Allemagne à pied ou réalisant des études de terrain en Toscane) mais aussi dans le lien qu’il tisse entre philosophie et ville. Le droit à la ville est un droit à habiter, à l’appropriation et à la liberté – ce qu’il nomme un droit à l’individualisation dans la socialisation. Mais c’est aussi un droit à l’œuvre qui, selon lui, « ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles [et] ne peut se formuler que comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée » (Lefebvre 1968, p. 35). Il met en relation le lieu urbain et le cosmos et offre un contexte à la vie politique – au bios politikos dans sa relation étymologique avec la cité (polis) et le citoyen (polites). On peut ainsi comprendre l’idée du droit à la ville en suggérant qu’il affirme le droit, pour l’habitant, à devenir un citoyen ; c’est-à-dire à tenir un rôle dans la cité pour intervenir dans sa production.

Le travail de Lefebvre constitue toujours un apport essentiel pour repenser la manière dont nous fabriquons les villes et dont nous y vivons ensemble. Repartant d’une dialectique entre théorie et empirisme, il affirme que les activités productrices d’espace qui incluent les habitants sont l’exercice concret du droit à la ville. Tout le problème est cependant de préciser ce que cette inclusion signifie. La praxis (au sens d’une action transformatrice) en détermine l’exercice : l’action politique concrète s’effectue sur la fabrique de la ville selon différentes modalités spatiales (l’espace du projet urbain, de la rue, de la réunion mais aussi celui du numérique par la mise en place de plateformes de participation ou par les réseaux sociaux ; l’espace des institutions par le biais des conseils municipaux, etc.). En réaffirmant le pouvoir de la praxis dans l’établissement des rapports sociaux qui constituent la ville, Lefebvre propose de concevoir l’urbain comme un champ des possibles pour l’action et l’intelligence collectives. En d’autres termes, si la ville n’est pas seulement une morphologie bâtie mais aussi et surtout un ensemble de dynamiques sociales, la mise en valeur des possibilités de changement par l’action collective révèle les opportunités de transformation qui existent dans et par la ville.

Des rôles à jouer

Lefebvre considère ainsi l’intervention des habitants comme une composante essentielle de la production spatiale.

La transformation de la société suppose la possession et la gestion collective de l’espace par l’intervention perpétuelle des « intéressés », avec leurs multiples divers et parfois contradictoires. Donc la confrontation. Il s’agirait dès lors, à l’horizon, à la limite des possibles, de produire l’espace de l’espèce humaine, comme œuvre collective générique de cette espèce, de créer (produire) l’espace planétaire comme support social d’une vie quotidienne métamorphosée (Lefebvre 1974, p. 484-485).

S’intéresser à la production de la ville, c’est donc dépasser la question de sa construction matérielle pour se pencher sur les pratiques et les représentations qui, elles aussi, la définissent. Si l’édification procède d’une succession de choix qui se matérialisent dans des plans d’aménagement et des politiques publiques historiquement accaparés par des décideurs techniciens et politiques, la production urbaine est quant à elle un processus dont le résultat dépend d’une multitude d’acteurs. Elle procède en outre d’une relation dialectique entre contenu et contenant. Une ville est remplie de symboles et d’activités en interaction avec ce qui la régule et l’anime (lois, habitants, activités économiques, mobilité, etc.). Elle se fabrique avant tout par l’activité habitante, qui elle-même se réalise dans un certain cadre urbain. En dehors des luttes urbaines, on peut identifier trois manières dont les habitants exercent leur droit à la ville [1].

Le premier cas relève de la pratique quotidienne : l’habitant produit du sens par ses activités quotidiennes, par ses usages ordinaires de l’espace urbain. C’est le cas lorsque des enfants jouent sur une place publique, des habitants se promènent le long d’un fleuve ou lorsqu’un groupe de jeunes s’installent sur un banc lors des soirées d’été. Ces usages, avec leur part de plaisir mais aussi de désagréments, produisent un certain type de quartier, d’atmosphère, et finalement de ville.

Dans le deuxième cas, celle du détournement, l’action provient d’une volonté délibérée de modifier le sens de l’espace. Cette pratique spatiale orientée et organisée, sans être nécessairement liée au quotidien, exerce une influence directe sur ce qu’est ou pourrait être une ville. L’urbanisme tactique (pistes cyclables improvisées, occupations temporaires de friches ou détournement du mobilier urbains) en est la meilleure illustration : les habitants prennent l’initiative de modifier leur contexte urbain, de plus en plus souvent avec la complicité des institutions ; mais ils le font principalement dans les marges.

Enfin, les habitants peuvent organiser ou rejoindre des processus participatifs. Dans ce cadre, ils peuvent participer à des initiatives institutionnelles, où on leur demande généralement leurs opinions sur des projets d’aménagement, ou bien leur préférer des processus auto-organisés par la société civile, qui s’érigent alors en contre-projets. Dans les deux cas, ces processus viennent perturber l’ingénierie traditionnelle de la production urbaine. Premièrement, parce que cette participation demande du temps : il faut informer, comprendre, écouter, parler, délibérer. Ce processus ralentit la production urbaine en la complexifiant. Deuxièmement, la participation demande de l’espace, car il faut ouvrir de nouveaux lieux de participation accessibles en droit à l’ensemble de la population. Ainsi, en plus des réunions publiques traditionnelles, les institutions organisent des organes de participation, des ateliers, des parcours urbains ou encore des processus numériques qui sollicitent les réseaux sociaux et des plateformes collaboratives ; autant d’espaces différents pour l’exercice du droit à la ville des habitants.

L’exercice du droit à la ville passe par ces trois rôles. Ce droit à la possibilité ne peut être octroyé, mais seulement revendiqué afin d’être possiblement réalisé. Du point de vue de Lefebvre, le droit à la ville ne peut être garanti par des institutions car son exercice passe par une énonciation et une action. Le droit à la ville se revendique, s’énonce puis se réalise. Si un contexte politique d’émancipation est un terrain fertile, celui-ci répond aux mêmes exigences d’action et d’énonciation et demande ainsi des compétences politiques. Ce cercle vertueux peut être facilité par la présence de tiers, par la formation, ou encore par la transparence des mécanismes de production maîtrisés par les institutions. Mais que reste-t-il alors de l’initiative des habitants, centrale pour Lefebvre ?

Du droit au devoir

Le droit à la ville, au même titre que la citoyenneté, a besoin d’un cadre pour s’exprimer. Ce cadre se compose de plusieurs strates, d’une accumulation d’espaces imbriqués qui en font un cadre fondamentalement politique (Debarbieux 2014). L’exercice du droit à la ville entraîne l’action d’un côté – c’est-à-dire des actes citoyens de construction et de réflexion (participation à des réunions, installation de mobilier, jardinage, etc.) – et de l’autre, une référence collective qui va valider et enrichir le processus d’acquisition de citoyenneté. C’est ce que Joan Subirats (2011) appelle la coproduction politique de la citoyenneté : l’individu construit des liens avec les autres, éprouvant de la coresponsabilité et de la solidarité. L’auteur propose une nouvelle conception de la citoyenneté à partir de son exercice :

une conception de la citoyenneté fondée sur les valeurs d’égalité des chances, de solidarité, de démocratie et d’autonomie personnelle. Une citoyenneté qui ne peut évoluer et se consolider que par son propre exercice. Une citoyenneté qui doit cesser d’être un simple réceptacle ou récipient de droits reconnus pour devenir un exercice permanent de coresponsabilité et de solidarité sociale sur des problèmes communs (Subirats 2011, p. 86, traduction de l’auteur).

Ce regard sur la praxis de la citoyenneté en lien avec la question de la production de la ville s’intéresse aux processus de création de nouveaux espaces citoyens d’expression et valorise les actes du quotidien dans leur relation à l’espace. Le citoyen n’est plus l’habitant qui consomme (du logement, des transports, des services) mais celui qui agit au travers de ses pratiques.

Cet agir du quotidien ne définit plus seulement la ville comme un droit, mais aussi comme un devoir. Depuis quelques années, la libéralisation économique et politique mais aussi la prise de conscience des grands enjeux écologiques déplacent la responsabilité des politiques urbaines du côté des citadins. Si l’on peut se féliciter de la montée en puissance des dispositifs participatifs en urbanisme, il convient de s’interroger sur la limite des injonctions dont les citadins sont aussi la cible. In fine, la ville est le résultat de notre implication et de nos choix, de notre capacité à nous remettre en cause en tant que société urbaine. Plus que jamais, le droit à la ville doit faire place à une réflexion sur des devoirs partagés entre habitants, politiques et professionnels de l’architecture et de l’urbanisme. Il doit se décliner à toutes les échelles, du domicile au quartier et à la ville, dans un contexte urbain soumis à des pressions environnementales et sociétales inédites qui imposent de se repenser collectivement, au risque de ne plus être capables de répondre aux défis qui sont les nôtres.

Bibliographie

  • Certeau, M. de. 1990. L’Invention du quotidien, Paris : Folio.
  • Debardieux, B. 2014. « Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt », Cybergeo : European Journal of Geography [en ligne], document 672.
  • Lefebvre, H. 1967. « Le droit à la ville », L’Homme et la société, n° 6, p. 29-35.
  • Lefebvre, H. 1968. Le Droit à la ville, Paris : Anthropos.
  • Lefebvre, H. 1974. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.
  • Subirats, J. 2011. Otra sociedad ¿otra política ? : De “no nos representan” a la democracia de lo común, Barcelone : Icaria Asaco.

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Pour citer cet article :

Matthias Lecoq, « Le droit à la ville : un concept émancipateur ? », Métropolitiques, 16 décembre 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Le-droit-a-la-ville-un-concept-emancipateur.html

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