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Belfast : « droit à la ville » et divisions communautaires

À Belfast, ville marquée par la désindustrialisation et par trente ans de conflit politique violent, Hadrien Herrault observe des mouvements sociaux qui revendiquent avant tout un droit au logement.

Dossier : 50 ans après : actualités du droit à la ville d’Henri Lefebvre

Vingt ans après la fin des conflits armés [1], Belfast montre un visage ambivalent. Certains quartiers restent marqués par de fortes divisions communautaires [2] entre catholiques et protestants alors que le centre-ville, durement touché par des attentats, a connu un « redéveloppement » urbain d’orientation néolibérale. Celui-ci a engendré une polarisation spatiale accrue des richesses qui se superpose aux inégalités communautaires (Murtagh 2011). En réaction, une Alliance pour le droit à la ville à Belfast (Belfast Right to the City Alliance) a vu le jour en 2017 et fédère les principaux mouvements militants de la ville [3]. Dans ce contexte où les inégalités sont multiples, comment l’Alliance s’empare-t-elle de la notion de droit à la ville et la traduit-elle dans ses revendications ? Comment le contexte post-conflit de Belfast influence-t-il la réappropriation par l’Alliance de cette notion de Lefebvre ?

Des entretiens semi-directifs avec des militants, ainsi qu’une revue de presse, ont permis d’analyser les revendications des membres de l’Alliance [4]. Ceux-ci ont en commun de réinterpréter le droit à la ville de façon thématique, en se concentrant sur le droit au logement. Cette interprétation restrictive s’éloigne de la définition originelle d’un programme révolutionnaire tourné vers l’autogestion et la participation des citadins à la production de la ville (Lefebvre 1968). Pour autant, la définition du droit au logement donnée par certains membres de l’Alliance tranche avec les discours habituels à Belfast centrés sur les divisions communautaires. Elle inclut notamment les divisions socio-économiques, encore souvent négligées par les principaux partis politiques et journaux [5] qui se caractérisent essentiellement selon des critères communautaires.

Droit au logement et luttes contre les inégalités communautaires

L’interprétation du droit au logement par les membres de l’Alliance s’inscrit dans une perspective politique sensible dans le contexte post-conflit de Belfast. Les discriminations à l’encontre des catholiques dans l’accès au logement étaient une cause de la lutte des mouvements pour les droits civiques dans les années 1960 et 1970 (Murtagh et Shirlow 2006, p. 147).

Ces luttes influencent toujours la vision de certains membres de l’Alliance en focalisant leur interprétation du droit au logement sur la question des inégalités qui touchent la communauté catholique. Par exemple, l’association Participation and the Practice of Rights (PPR), créée en 2006 par la syndicaliste Inez McCormack et employant dix personnes, défend les droits des groupes les plus défavorisés auprès du gouvernement. Fer de lance de l’Alliance, elle lutte en premier lieu contre les inégalités communautaires dans l’accès au logement. L’une de ses mobilisations les plus importantes des dix dernières années demande la construction d’un plus grand nombre de logements sociaux pour les catholiques, cette population voyant son accès au parc social restreint par des inégalités structurelles persistantes [6]. Le système d’attribution, qui laisse au locataire le choix de la localisation de sa demande de logement, fait perdurer la ségrégation résidentielle [7]. Ce système entraîne l’existence « non officielle » de listes d’attente séparant catholiques et protestants (Ballif 2012, p. 73). Les listes d’attente catholiques ont un nombre de demandes plus important, du fait d’une plus forte croissance démographique de cette communauté. Ainsi, un demandeur qui se déclare protestant attendait en moyenne neuf mois pour obtenir un logement social en 2013-2014, alors qu’un demandeur catholique devait attendre quinze mois (ECNI 2017).

L’association PPR organise des manifestations et du lobbying avec comme slogan « L’égalité ne peut pas attendre ! » (figure 1) [8]. Elle critique, par exemple, l’idée de projet de logements sociaux mixtes. Depuis 2013, le gouvernent nord-irlandais tente de favoriser la réconciliation en construisant des résidences où aucune des deux communautés ne peut représenter plus de 70 % des habitants [9]. Selon PPR, ce quota est critiquable car les catholiques ont un besoin plus important de logements : si ces projets étaient appliqués à grande échelle, les catholiques perdraient une partie de leur droit au logement. Les autorités locales devraient, selon PPR, prendre en compte la différenciation des besoins, même au risque de maintenir, voire d’accroître la ségrégation résidentielle. Toujours selon cette association, tenter d’améliorer les relations entre les communautés en niant les besoins spécifiques des catholiques renforce les inégalités et risque d’aller à l’encontre de la réconciliation.

Figure 1. Peintures murales avec le slogan « L’égalité ne peut pas attendre »

© H. Herrault, 2018.

Cette définition du droit au logement dans une logique uniquement communautaire pose néanmoins problème. Si davantage de logements sociaux sont souhaités par PPR, ses revendications reprennent aussi la rhétorique d’un monde social divisé en deux groupes opposés. Le discours de PPR reste dans une logique « groupiste », qui tend à traiter les groupes communautaires comme des entités substantielles dotées d’intérêts propres (Brubaker 2002). En séparant de façon permanente les besoins en logements des catholiques de ceux des protestants, ce « groupisme » réduit le monde social aux deux communautés opposées. Ce discours pourrait même avoir une dimension performative qui tendrait à réactiver ceux liés aux conflits (McDowell et al. 2017).

Droit au logement et luttes contre les inégalités socio-économiques

D’autres membres de l’Alliance définissent le droit au logement non plus seulement dans une logique communautaire, mais davantage dans une logique de classe. Ils critiquent le redéveloppement du centre-ville de Belfast qui ne permettrait pas l’accès à un logement aux classes populaires. Le gouvernement nord-irlandais a en effet multiplié les politiques de « régénération » urbaine pour réinvestir le centre-ville de Belfast, délaissé pendant les conflits (Murtagh 2011). L’objectif officiel est de transformer l’image d’une ville désindustrialisée et divisée par les conflits pour attirer davantage de classes supérieures et d’investisseurs. La « régénération » du centre suit des formes classiques de stratégies de « montée en gamme » (Rousseau 2014), notamment par la promotion d’un quartier culturel (quartier de la Cathédrale), d’un quartier d’affaires (le Gasworks) ou d’un projet emblématique (le quartier du Titanic).

Cette régénération fait aujourd’hui émerger une « ville à deux vitesses » (Murtagh 2011). Les richesses créées ont surtout profité aux quartiers sud, privilégiés et bien connectés au centre-ville. À l’inverse, les quartiers les plus défavorisés à l’ouest ou au nord de la ville, les plus touchés durant les conflits, n’ont reçu que peu de bénéfices de ces investissements publics (ibid.).

Pour lutter contre ces projets de redéveloppement urbain, les deux mouvements les plus actifs de l’Alliance ont été créés par des résidents du quartier du Marché. Ils s’opposent à l’extension du quartier de bureaux du Gasworks (figure 2). Il s’agit d’un quartier de 11 hectares, anciennement occupé par l’usine à gaz fermée en 1987. Suivant des préceptes néolibéraux où les pouvoirs publics se mettent au service de l’économie de marché, plus de 60 000 m2 de plancher ont été construits et sont aujourd’hui majoritairement occupés par des entreprises internationales et par un hôtel (Boland et al. 2016). Des logements haut de gamme ont aussi été construits à la bordure du Gasworks.

Figure 2. Quartier du Marché de Belfast

© H. Herrault, 2018.

Le développement du Gasworks est terminé en 2007, mais quelques terrains sont toujours vacants. L’un d’entre eux, situé à la limite du quartier du Marché et appartenant à la mairie, est source de conflits. Initialement destiné à des logements sociaux dans le plan de développement urbain, le zonage a été transformé par la mairie en 2017 pour permettre l’extension de l’hôtel et la construction de nouveaux bureaux. Des militants du quartier, regroupés dans le mouvement « Des logements, maintenant ! » et soutenus par l’association locale [10], se mobilisent contre cette décision en manifestant autour du slogan : « Des logements sociaux, pas un nettoyage social » (figure 3).

Figure 3. Affiches pour la construction de logements sociaux dans le quartier du Marché. L’hôtel Radisson Blu se trouve au second plan

© H. Herrault, 2018.

Ce terrain n’est pas la seule source de conflits entre des résidents du quartier du Marché et les investisseurs du Gasworks. Un permis de construire a été accordé pour un bâtiment de bureaux de 14 étages sur un terrain vacant plus au nord. En opposition, des militants du mouvement « Sauver le quartier du Marché », également soutenus par l’association locale, protestent en manifestant fréquemment, depuis novembre 2017, devant la mairie et le tribunal, avec des slogans revendicatifs tels que : « Du soleil, pas des gratte-ciel » (figure 4). Selon eux, la hauteur du bâtiment risque de priver d’ensoleillement les maisons situées à proximité. Un procès initié par ces militants a d’ailleurs permis de rejeter, du moins temporairement, le permis de construire [11].

Figure 4. Affiche contre le projet de construction de bureaux dans le quartier du Marché

© H. Herrault, 2018.

Un droit au logement au-delà du clivage communautaire

Bien que le quartier du Marché soit encore majoritairement perçu comme catholique, ces deux mouvements de protestation proposent une définition du droit au logement au-delà des divisions communautaires. Un des militants, qui a grandi dans le quartier, souhaite ne plus mettre en exergue la question identitaire : si « il y a des problèmes sociaux dans le quartier du Marché », ces problèmes existent également dans « les quartiers [perçus comme protestants] de Donegall Pass ou de Sandy Row [12] ». Selon lui, « il y a eu une sorte d’égalisation de la pauvreté », ce qui sous-entend que des individus des deux communautés la subissent. Toujours selon lui, l’Alliance doit soutenir l’ensemble des plus défavorisés et les intérêts de l’ensemble des populations discriminées. Il souhaite notamment s’opposer à la spéculation immobilière, qui est une des principales menaces pour le droit au logement. La première manifestation de l’Alliance, en novembre 2017, s’opposait d’ailleurs à la présence d’une délégation de la ville de Belfast au marché international des professionnels de l’immobilier à Cannes en mars 2018. Contestant l’idée de dépenser 60 000 euros [13] d’argent public pour attirer des investisseurs, un représentant de l’Alliance disait être « fatigué que les besoins des promoteurs soient placés avant les besoins des personnes qui vivent dans la pauvreté [14] ».

Dépasser l’ancien clivage communautaire pourrait passer par des mouvements sociaux, luttant contre l’ensemble des inégalités sociales (classe, âge, genre, communautés, etc.) et refusant une lecture unique de l’Irlande du Nord en termes de catholiques et protestants. L’Alliance semble aller dans ce sens en rassemblant des mouvements focalisés sur les différentes facettes des inégalités dans l’accès au logement. La couverture médiatique [15] de la manifestation du 3 mai 2018 devant le tribunal pour « sauver » le quartier du Marché se réfère peu aux divisions communautaires, au profit d’un vocabulaire porté sur des questions sociales plus larges : « logements sociaux », « droit à la lumière », « impact environnemental », etc.

L’Alliance de Belfast utilise ainsi le « droit à la ville » pour formuler et diffuser de nouveaux discours politiques critiques dont l’objet ne se réduit plus aux inégalités communautaires. Ces discours semblent en partie analogues au droit à la ville tel que Harvey (2015, p. 28) le formule, c’est-à-dire comme un droit « de changer et de réinventer la ville d’une manière plus conforme à nos vœux » en exerçant un « pouvoir collectif sur l’urbanisation ».

Bibliographie

  • Ballif, F. 2006. Les Peacelines de Belfast. Du maintien de l’ordre à l’aménagement urbain (1969-2002), thèse de doctorat, Université Paris-12 Val-de-Marne.
  • Ballif, F. 2012. « Artefacts sécuritaires et urbanisme insulaire  : les quartiers d’habitat social rénovés à Belfast », Espaces et sociétés, n° 150, p. 67-84.
  • Boland, P., Bronte, J. et Muir, J. 2016. « On the Waterfront : Neoliberal Urbanism and the Politics of Public Benefit », Cities, n° 61, p. 117-127.
  • Brubaker, R. 2002. « Ethnicity Without Groups », European Journal of Sociology, n° 43, p. 163-189.
  • Equality Commission for Northern Ireland (ECNI). 2017. Key Inequalities in Housing and Communities in Northern Ireland.
  • Harvey, D. 2015. Villes rebelles : du droit à la ville à la révolution urbaine, Paris : Buchet/Chastel.
  • Lefebvre, H. 1968. Le Droit à la ville, Paris : Éditions du Seuil.
  • Liss, J. 2012. « The Right to the City : from Theory to Grassroots Alliance », in N. Brenner, P. Marcuse et M. Mayer (dir.), Cities for People, not for Profit : Critical Urban Theory and the Right to the City, Londres : Routledge, p. 250-263.
  • McDowell, S., Braniff, M. et Murphy, J. 2017. « Zero-sum Politics in Contested Spaces : The Unintended Consequences of Legislative Peacebuilding in Northern Ireland », Political Geography, n° 61, p. 193-202.
  • Moriarty, J., Wright, D., O’Reilly, D. et Thurston, A. 2017. Economic Opportunities, Occupational Class Status and Social Mobility in Northern Ireland : Linked Census Data from the Northern Ireland Longitudinal Study (NILS), Rapport pour l’Assemblée nord-irlandaise, p. 10.
  • Murtagh, B. 2011. « Desegregation and Place Restructuring in the New Belfast », Urban Studies, vol. 48, n° 6, p. 1119-1135.
  • Murtagh, B. et O’Neill, D. 2017. « Equality Law, Good Relations and Planning », in S. McKay et M. Murray (dir.), Planning Law and Practice in Northern Ireland, Londres : Routledge.
  • Murtagh, B. et Shirlow, P. 2006. Belfast : Segregation, Violence and the City, Londres : Pluto.
  • Rousseau, M. 2014. « Redéveloppement urbain et (in)justice sociale : les stratégies néolibérales de “montée en gamme” dans les villes en déclin », Justice spatiale/Spatial justice [en ligne], n° 6.
  • Shuttleworth, I. et Lloyd, C. 2007. Mapping Segregation on Belfast NIHE Estates, Belfast : Northern Ireland Housing Executive.

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Pour citer cet article :

Hadrien Herrault, « Belfast : « droit à la ville » et divisions communautaires », Métropolitiques, 21 février 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Belfast-droit-a-la-ville-et-divisions-communautaires.html

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