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Une association aux côtés des habitants : faire valoir le droit à la ville

Depuis 2012, l’association Appuii (Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international) fournit un soutien multiforme à des collectifs d’habitants qui éprouvent un sentiment d’injustice face à des projets urbains transformant leurs quartiers. L’article détaille le contenu de ce soutien, qui réactualise le principe fondamental du droit à la ville : la participation démocratique à la production de l’espace.

Dossier : 50 ans après : actualités du droit à la ville d’Henri Lefebvre

L’association Appuii (Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international) est née en 2012 de demandes de collectifs d’habitants adressées à des chercheurs universitaires, à des membres d’associations et à des professionnels engagés et bénévoles susceptibles de les aider à élaborer des alternatives à des projets urbains imposés. Caractérisée par la diversité de sa composition, ses membres étant issus à la fois des mondes associatif (notamment des associations de quartier), professionnel et universitaire, elle s’est formée autour d’habitants organisés et de collectifs qui éprouvent un sentiment d’injustice face à des décisions d’urbanisme toujours descendantes mais aux répercussions pourtant très fortes sur le cadre de vie, les sociabilités et l’ancrage local. En effet, la plupart des projets urbains ne sont pas discutés par les résidents concernés ou organisés ni par les conseils citoyens institués par la réforme récente de la politique de la ville (2014 [1]), de même que « les conseils citoyens ne sont pas considérés comme des partenaires à part entière des contrats de ville » (Billen et al. 2018, p. 25). Leur avis est rarement intégré dans les décisions finales. Alors que ce même texte et d’autres dans son sillage appellent de leurs vœux à une véritable coproduction des décisions qui influencent directement l’avenir résidentiel, les tentatives réitérées d’accès à l’information formulées par les résident·e·s sont rarement couronnées de succès. Le déficit démocratique est accentué par la grande difficulté à obtenir des réorientations de décisions déjà prises au sein d’une gouvernance de projet très complexe. La simple appropriation des projets semble ainsi hors de portée des habitant·e·s et collectifs concernés par des projets de rénovation ou restructuration urbaine [2].

Dans ce contexte, un membre salarié exerçant la fonction de « tiers indépendant » et deux bénévoles, l’une issue du monde de la recherche et l’autre du monde associatif, proposent ici de réfléchir sur une pratique qui laisse peu de marge pour le recul critique. L’écriture [3] fournit notamment ainsi l’occasion d’explorer la façon dont les lignes de force de l’analyse en termes de droit à la ville ont été de facto mobilisées dans les actions de terrain et les interpellations organisées avec le réseau national. Trois dimensions seront envisagées de façon plus centrale à partir d’une lecture croisée : le respect des droits humains, la gestion démocratique ainsi que le souci de justice spatiale dans la conception des réponses.

L’émergence de revendications urbaines

Le droit à la ville est un référent implicite des mobilisations urbaines pour certains des protagonistes d’Appuii et cela du fait de deux influences conjuguées. La première est liée au côtoiement des réseaux militants sur le droit à la ville, mais aussi des réseaux d’acteurs internationaux, tels que la plate-forme globale pour le droit à la ville, la Commission Inclusion sociale, démocratie participative et droits humains de CGLU, Just Space à Londres et l’AITEC en France (Mathivet 2016). De par sa formation composite, Appuii est également un lieu de relais des initiatives des mouvements sociaux sur la ville et la crise environnementale et se montre attentif au renouveau des travaux sur le droit à la ville, qu’ils soient réformistes ou néomarxistes (Morange et Spire 2017).

La création d’Appuii et ses orientations en faveur du droit à la ville se sont produites dans une proximité sociale et politique avec ces courants scientifiques et revendicatifs, au long d’un cheminement parallèle. Lorsque les premières expériences menant vers la formation d’Appuii voient le jour, elles dévoilent a posteriori certains rapprochements avec une « sociologie publique organique » (Burawoy 2005) dans la pratique pédagogique ; en premier lieu à l’ENSA-Paris La Villette (ENSAPLV), à partir de 2005, puis dans des universités et autres lieux d’enseignements universitaires en réponse à des sollicitations de collectifs d’habitants [4]. Le dialogue et l’échange avec des publics fondent cette pratique de formation mutuelle dans laquelle des groupes organisés ou des « contre-publics » (associations de quartier, amicales de locataires, collectifs de résidents…) travaillent « avec » les sociologues. Ces demandes initiales surgissent dans la plupart des zones métropolitaines en France dans la continuité des premiers projets de rénovation urbaine promus par l’ANRU, à Gennevilliers (Val-de-Marne) et Poissy (Yvelines), lorsque des militants d’associations locales prennent contact avec l’AITEC, qui les met en contact avec ces enseignant·e·s [5] afin de réfléchir ensemble à des alternatives aux projets de démolition de tout ou partie de leur quartier.

À partir de 2005 et jusqu’en 2010, un enseignement annuel de sociologie et projet urbain est consacré, à l’ENSAPLV, à ce travail de diagnostic au sein de quartiers menacés. Les étudiant·e·s explorent les revendications en identifiant les « épreuves » que traversent les habitant·e·s, mais aussi en travaillant sur des diagnostics d’autorenforcement des compétences collectives (vie associative, histoire locale) et des ressources matérielles (qualités du logement, etc.). Progressivement renforcées par des démarches de recherche-action, ces méthodes reçoivent un écho favorable auprès des habitant·e·s en demande de considération (Deboulet 2014), en particulier à l’occasion de présentations publiques et d’exposition des travaux au sein même de ces quartiers. Ces initiatives déclenchent en retour de nouvelles sollicitations de résident·e·s d’autres quartiers affectés par des transformations imposées. Cette volonté de dépasser la « sociologie publique » (Burawoy 2005) pour repartir de la demande de légitimité exprimée dans et par les quartiers constitue l’un des soubassements de l’association Appuii, créée après plusieurs années d’interventions dans un cadre universitaire ou dans des espaces tiers.

À la fin des années 2000, les demandes de soutien dans des quartiers en rénovation urbaine s’étendent aux copropriétés dégradées et aux quartiers en renouvellement urbain de type ZAC. Plus récemment, la combinaison des projets portés par le NPNRU et par la Société du Grand Paris [6] suscite une inquiétude nouvelle sur le délogement (éviction comme expropriation) et la qualité de l’environnement urbain dans des quartiers populaires ou mixtes, sujets dont l’association est dorénavant saisie. Le droit à la ville et les revendications de justice résonnent avec l’actualité et s’imposent ainsi à l’agenda de l’association.

Si les missions que lui confient les collectifs, associations ou conseils citoyens sont très variées, Appuii est surtout sollicitée pour concevoir avec les personnes concernées des programmes ou projets alternatifs, avec leur implication directe.

Figure 1. Karl Olive (maire de Poissy) et Mohamed Ragoubi (vice-président d’Appuii) lors de l’inauguration de nouveaux immeubles sur le site de la Coudraie (2018)

Source : Mairie de Poissy, 2018.

L’exemple des actions menées dans le quartier des Groux à Fresnes

L’action de facilitation que mène Appuii auprès de collectifs d’habitant·e·s peut se décliner selon quatre modalités : appui technique ; appui stratégique ; appui juridique ; appui à la mobilisation sociale.

Afin de rendre concrets ces dispositifs de soutien, nous prendrons l’exemple des actions menées depuis 2016 dans le quartier des Groux à Fresnes (Val-de-Marne). Il s’agit d’un quartier de 200 logements sociaux vendus par la Mairie de Paris au bailleur du département et promis par cet acte de vente à une démolition totale sans aucune concertation. Afin de se défendre, une association de locataires s’est constituée en 2015 et a sollicité Appuii l’année suivante par l’intermédiaire d’un résident de la commune, lui-même architecte, pour l’accompagner dans sa lutte pour obtenir une place dans le futur projet urbain.

Appuii assure en premier lieu un appui technique d’un point de vue urbain et architectural. De l’analyse à la vulgarisation des enjeux et du projet urbain, l’association décrypte avec les habitant·e·s les différents documents d’urbanisme qui concernent le quartier. Puis, dans une seconde phase, s’élabore une coconstruction d’un projet alternatif à celui énoncé par le bailleur et ce, grâce à l’accès à l’information et aux connaissances précédemment effectuées et aux différents supports (maquette, étude sur la vacance, relevés habités, diagnostics du bâti…) développés en amont. Elle prend ensuite forme par le biais d’ateliers et de séances de travail réalisés avec le plus grand nombre possible d’habitant·e·s, en élargissant le cercle à partir de ceux et celles avec qui un lien s’est tissé au fur et à mesure des actions précédentes.

Ensuite, l’association apporte un appui stratégique par sa fonction de mise en réseau avec d’autres collectifs. Que ce soit directement avec des résident·e·s d’autres quartiers populaires ou avec des membres de l’association ayant l’expérience de plusieurs programmes de rénovation urbaine, Appuii joue un rôle de conseil dans les différentes stratégies possibles et un rôle d’intermédiation dans les relations avec les institutions. Des réunions sont organisées pour préparer des rendez-vous clés, puis en aval pour les « débriefer ».

Pour finir, il est souvent demandé à l’association de compléter son action par un soutien juridique (accompagnement d’une démarche de saisie de la Commission d’accès aux documents administratifs, étude sur les recours envisageables…) et un appui à la mobilisation locale (co-organisation d’événements publics, animation socio-éducative ponctuelle, porte-à-porte…). En fin de compte, la spécificité du mode de fonctionnement d’Appuii tient à la multiplication et la superposition des types d’appuis possibles, combinées à une méthode d’engagement qui s’apparente à de l’advocacy planning ou « urbanisme d’interpellation et de plaidoyer [7] ». Adoptant un principe de codécision avec les associations locales, Appuii revendique par ricochet une non-substitution à la parole et aux actions des principaux concernés, qui sont ceux pour qui la référence au droit à la ville fait sens.

Figure 2. Affiche pour inviter à deux jours d’atelier dans le quartier du Franc-Moisin (Saint-Denis, 2018)

Source : Appuii.

Figure 3. Préparation des ateliers

Source : Association Femmes de Franc-Moisin, 2018.

Respect et protection des droits humains

Si l’on compare les actions d’Appuii à celles de mouvements proches (comme Latin Market UK par exemple, membre du collectif Just Space), les actions et la philosophie de l’association (incluant son réseau) convergent autour de l’extension des droits économiques, sociaux et culturels définis par la Charte mondiale du droit à la ville de 2001 aux questions urbaines, pour promouvoir des politiques non discriminatoires. On retrouve là une volonté d’œuvrer pour un urbanisme pensé avec et par les habitants eux-mêmes – tout en veillant à ce que cela ne produise pas une plus grande vulnérabilité. L’association mobilise pour cela les principes de participation active à la vie et à la gestion de la cité, afin que les citadins puissent réellement accéder aux décisions relatives à la production de l’espace (Purcell 2009) dans des espaces urbains dont ils sont, en tant que résident·e·s, des acteurs de premier plan. Ces principes sont bien éloignés de la réalité dans les quartiers les plus ségrégués, lorsque des locataires découvrent que leurs logements sont vendus ou qu’ils doivent être délogés. Le risque est encore plus fort pour les titulaires de baux locatifs de droit privé, dépourvus de tout cadre local de consultation. Le droit à la participation et à une information réellement disponible et accessible s’inscrit donc également dans ce cadre. Or, dans la trentaine de quartiers où Appuii est présente [8], on retrouve une même aspiration à une participation non instrumentalisée, assimilable à un droit d’initiative citadine recoupant la démocratie d’interpellation développée par le collectif Pas sans nous.

L’association doit parfois prendre des positions difficiles, comme refuser la concertation proposée par les maîtres d’ouvrage lorsque des pressions au délogement s’exercent sur les résidents, qu’il s’agisse de programmes ANRU ou de ZAC. Mais le préalable de son intervention consiste à produire avec les citadins concernés une analyse partagée, afin de pouvoir envisager des phases de co-élaboration de projets. Dans des contextes de reconquête ou de renouvellement urbain souvent conflictuels, l’affirmation du droit à la ville passe par la possibilité de choisir des modes de fabrication de l’urbain vraiment démocratiques. Comme dans le quartier de l’Alma Gare à Roubaix, au début des années 1980 (Cossart et Talpin 2015), mais dans des contextes métropolitains marqués par les recompositions du capitalisme postindustriel et l’importance du chômage, il s’agit de recréer de la symétrie là où l’inégalité des ressources (en moyens, temps, connaissances des procédures…) ne laisse aucune chance aux résident·e·s confrontés à des technicien·nes, maîtres d’ouvrage, élu·e·s et professionnel·les de la participation.

Pour une gestion vraiment démocratique

En dépit du « tournant participatif », urbanisme et rénovation urbaine sont souvent décidés à partir de logiques techniques et politiques qui ignorent largement les compétences et même les pratiques des habitants (Deboulet et Mamou 2015), contribuant ainsi à la production ou la reproduction d’injustices. Le défi démocratique de nos sociétés est considérable et le droit à la ville constitue une visée pour rétablir de l’équité dans la distribution des pouvoirs, plutôt que pour produire du consentement en contournant les éléments de conflit.

Si l’action d’Appuii et de bien d’autres collectifs n’est qu’une goutte d’eau dans la fabrique de la ville, sa présence rappelle la nécessité de la coproduction de données à partir des pratiques réelles. Du point de vue des résidents et riverains, c’est le seul moyen d’arriver à une pratique démocratique ou de favoriser une politique d’équité ou d’inclusion sociale (Mayer 2009). Elle vise aussi à redonner sens à la coproduction qui, au sens sociologique, rejoint « la ville à l’œuvre » d’Henri Lefebvre (1968), par opposition à la « ville-produit » réalisée par sous-traitance, une division poussée du travail et sans impliquer les citadins.

Avec les différentes chartes mondiales du droit à la ville (comme celle de Mexico en 2010) en toile de fond, les outils de l’urbanisme et du droit doivent être davantage réfléchis pour permettre une véritable continuité du fort travail d’implication de nombreux collectifs habitants. Nous plaidons de ce fait pour un référendum citoyen dans les cas de projets incluant des démolitions d’immeubles, puis pour toute décision affectant largement l’environnement urbain. Appuii rejoint aussi la campagne pour une citoyenneté urbaine dotée de moyens financiers pour rééquilibrer les moyens d’action (voir la campagne pour un fonds d’initiative citoyenne de Pas sans nous) et relaie la demande d’un fonds d’expertise indépendante dans lequel les habitants viendraient puiser pour étayer des propositions alternatives ou développer leurs propres études. Voilà déjà deux pistes concrètes pour redonner du crédit et de l’autonomie à des résident·e·s toujours peu ou pas représenté·e·s dans les instances de décision, et encore trop souvent traité·e·s en subalternes. Des réformes structurelles sont également indispensables : il est temps de penser à une représentation, à voix délibérative, des habitant·e·s dans les comités de pilotage des aménageurs, des instances de l’ANRU et de tout organisme de projet urbain [9].

Bibliographie

  • Billen, L. avec Bacqué, M.-H., Demoulin, J., Ladent, R., Louis, J. et Madelin, B. 2018. Programme de co-évaluation des conseils citoyens. Synthèse nationale.
  • Burawoy, M. 2005. « For public sociology », American Sociological Review, n° 70, p. 4-28.
  • Cossart, P. et Talpin, J. 2015. Lutte urbaine. Participation et démocratie d’interpellation à l’Alma-Gare, Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant.
  • Deboulet, A. 2014. « Renouer avec le politique et la citoyenneté urbaine ? Les résidents des grands ensembles dans la rénovation », in M. Carrel et C. Neveu (dir.), Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris : Karthala, p. 167-194.
  • Deboulet, A. et Mamou, K. 2015. « L’appui aux habitants : étape vers une nouvelle compétence citoyenne ? », EchoGéo [en ligne], n° 34, 15 décembre.
  • Lefebvre, H. 1968. Le Droit à la ville, Paris : Economica, « Anthropos » (3e éd. 2009, Éditions du Seuil).
  • Mathivet, C. (dir.). 2016. De quoi le droit à la ville est-il le nom ?, Coredem, « Passerelle, n° 15 ».
  • Mayer, M. 2009. « The Right to the City in the Context of Shifting Mottos of Urban Social Movements », City, n° 13, p. 362-374.
  • Morange, M. et Spire, A. 2017. « Mise en ordre, mise aux normes et droit à la ville : perspectives croisées depuis les villes du Sud », Métropoles [en ligne], n° 21.
  • Purcell, M. 2009. « Le droit à la ville et les mouvements urbains contemporains », Rue Descartes, n° 63, p. 40-50.

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Pour citer cet article :

Agnès Deboulet & Maxime Poumerol & Mohamed Ragoubi, « Une association aux côtés des habitants : faire valoir le droit à la ville », Métropolitiques, 22 novembre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Une-association-aux-cotes-des-habitants-faire-valoir-le-droit-a-la-ville.html

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