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Chef-d’œuvre en péril : la cité-jardin de la Butte-Rouge

Édifiée au milieu du XXe siècle, la Butte-Rouge à Châtenay-Malabry est exemplaire des cités-jardins. Dans un ouvrage retraçant son histoire, Élise Guillerm expose les qualités urbaines et architecturales de cet écoquartier avant l’heure, dont l’existence est aujourd’hui menacée par un projet de rénovation urbaine.

Recensé : Élise Guillerm, Une cité-jardin moderne. La Butte-Rouge à Châtenay-Malabry, Marseille, Parenthèses, 2022, 176 p.

L’analyse des politiques urbaines, et singulièrement des politiques de rénovation urbaine, invalide l’idée suivant laquelle la connaissance historique permettrait d’éviter la reproduction des erreurs du passé [1]. Réciproquement, la connaissance des réussites du passé permettrait-elle de prévenir certaines erreurs des temps présents ? On aimerait le croire s’agissant de la cité-jardin de la Butte-Rouge construite entre 1929 et 1965 à Châtenay-Malabry, actuellement visée par un projet de démolition-reconstruction dont on mesure l’inanité en lisant la monographie historique que consacre Élise Guillerm à ce quartier emblématique de l’architecture moderne.

Cité moderne, cité modèle

Conçue par les architectes Joseph Bassompierre, Paul de Rutté, Paul Sirvin et le paysagiste André Riousse, la Butte-Rouge est issue du projet de « Cité-jardin du Grand Paris » proposé en 1919 par les deux premiers, en réponse au concours international pour la conception d’un plan d’aménagement et d’extension de Paris lancé par la Préfecture de la Seine et la ville de Paris. Sa construction par l’Office public d’habitations à bon marché de la Seine (OPHBMS), présidé par Henri Sellier, s’amorcera dix ans plus tard et s’étalera sur près de quatre décennies, aboutissant à la livraison de 3 700 logements destinés aux ouvriers et aux « petits salariés » travaillant dans les communes voisines, ainsi que de nombreux équipements collectifs harmonieusement intégrés dans des espaces boisés de l’ancien « Parc de Malabry ». Bien que son édification se soit opérée sur une longue période, avec sept tranches successives qui témoignent d’influences cosmopolites diverses, d’importantes évolutions dans les techniques de construction et les règles de financement du logement social, la Butte-Rouge bénéficie d’une cohérence formelle et de qualités paysagères, architecturales et urbaines rares dont la riche iconographie de l’ouvrage rend parfaitement compte.

Puisant son inspiration dans de multiples références de l’avant-garde architecturale internationale, la Butte-Rouge incarne une modernité formelle qui la distingue dans l’univers pittoresque des cités-jardins édifiées à partir de l’entre-deux-guerres. Elle n’en est pas moins emblématique du projet de ce mouvement international, porté par des réformateurs sociaux qui ambitionnaient d’offrir des logements familiaux confortables et bon marché à des ménages modestes, tout en leur permettant d’accéder à une vie collective harmonieuse à l’écart des nuisances de la ville moderne.

Cité moderne, la Butte-Rouge est aussi une cité modèle, qui a suscité l’intérêt de nombreuses délégations étrangères et de prestigieuses revues d’architecture internationales. Tout autant qu’à son caractère avant-gardiste sur le plan architectural, ce statut de modèle tient à la multiplicité des innovations urbaines auxquelles elle a servi de support. Dans sa phase de construction, des années 1930 aux années 1960, comme à l’occasion de sa première réhabilitation au début des années 1980, la Butte-Rouge a été un terrain d’expérimentations multiples précisément décrites par Élise Guillerm, dont le caractère précurseur ne peut que frapper un lecteur familier des opérations d’aménagement du XXIe siècle.

Les qualités d’un écoquartier avant l’heure

Au fil de la lecture, on ne peut s’empêcher d’établir des rapprochements et comparaisons entre les expérimentations de la Butte-Rouge et celles des écoquartiers dûment labellisés et autres « démonstrateurs urbains » de la ville durable contemporaine. Avant même le début du chantier, la Butte-Rouge a donné lieu à l’expérimentation de pratiques qui ne sont pas sans rapport avec les opérations d’urbanisme transitoire contemporaines. L’OPHBMS a commencé à acquérir en 1916 les terrains sur lesquels sera bâtie la Butte-Rouge, mais il faudra attendre 1929 pour que le chantier démarre. Plutôt que laisser ces terrains en friches, l’Office a organisé au lendemain de la Première Guerre mondiale l’installation sur site d’œuvres d’assistance, dont la Croix-Rouge américaine, dans la perspective de « donner au domaine de l’Office une utilisation provisoire, aussi voisine que possible de [son] objet spécial, en attendant que les circonstances cessent de s’opposer à la réalisation intégrale de [ses] projets [2] ».

L’intégration d’un paysagiste dans l’équipe de maîtrise d’œuvre constitue elle aussi une première, qui s’est traduite dans la conception d’un plan masse dans lequel la composition paysagère – et non la trame viaire – détermine l’implantation des immeubles, des squares, des places et des vastes pelouses, caractéristiques du nouvel art d’habiter propre aux cités-jardins. La création de jardins familiaux et de jardins collectifs participait de cette recherche d’aménités paysagères, en même temps qu’elle visait à fournir aux habitants des produits alimentaires venant compléter leurs ressources. Cette production en « circuit court » se prolongeait dans le domaine énergétique, avec l’implantation dans les logements construits dans l’entre-deux-guerres d’évier-vidoirs permettant la récupération des ordures ménagères, transférées par un conduit sous air comprimé vers une usine d’incinération construite à proximité qui alimentait en eau chaude la piscine et les bains douches de l’établissement balnéaire du quartier.

Cet équipement à la double vocation sportive et sanitaire faisait partie intégrante du projet initial, pensé pour accueillir toutes les infrastructures – sanitaires, scolaires, sportives, récréatives ou commerciales – nécessaires pour faire de la Butte-Rouge un espace de vie civique intense. Loin d’être réservés aux habitants du quartier, ces équipements étaient conçus dans une perspective supra-communale, à l’image de la piscine implantée en bordure de la route nationale, pour accueillir des publics de toutes les communes de banlieue sud éloignées de la Seine et ne possédant pas de piscine publique. L’innovation en matière d’équipements se retrouve du côté des équipements privés, avec l’implantation d’un magasin d’un genre nouveau : la supérette « Superhalles », préfiguration des supermarchés qui se multiplieront dans les villes françaises dans les années 1960.

Ce statut de cité modèle s’est prolongé dans les années 1980, quand la Butte-Rouge a été intégrée dans la procédure Habitat et Vie Sociale (HVS) pour faire l’objet d’une vaste opération de réhabilitation. Celle-ci s’est distinguée, au sein du programme HVS, par des interventions respectueuses des qualités architecturales et paysagères initiales, et par un investissement dans la concertation qui a abouti à des reconfigurations individualisées des appartements permettant d’améliorer le confort intérieur en s’adaptant au cas par cas aux préférences des locataires.

Le rouleau compresseur de la rénovation urbaine

Il en va tout autrement du projet de rénovation urbaine amorcé en 2017, avec la signature d’un protocole de préfiguration avec l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU), qui prévoit la démolition-reconstruction de 1 300 logements. Retraçant sa genèse dans le dernier chapitre de son ouvrage (« La Butte-Rouge, un patrimoine sans certitudes »), Élise Guillerm nous plonge dans les controverses suscitées par ce projet de démolition d’un patrimoine architectural exceptionnel. Elle plaide en faveur d’une préservation fidèle du bâti et de la vocation sociale du quartier, à rebours d’un projet qui, s’il était mené à terme, dénaturerait la cohérence de la cité-jardin et diminuerait fortement l’offre de logements sociaux à bas loyers dans un département qui en manque.

Pas plus que les critiques des ayants droit des architectes, de la directrice de la DRAC Île-de-France et de l’architecte des bâtiments de France, les alertes lancées par de grands noms de l’architecture et de l’urbanisme français appelant à la protection d’un patrimoine remarquable ou l’opposition de nombreux habitants du quartier ne semblent à ce jour en mesure de freiner le rouleau compresseur de la rénovation urbaine. Force est de constater que cette coalition d’acteurs pèse peu face à l’appétit des promoteurs et l’ambition de Georges Siffredi, maire Les Républicains de 1995 à 2020 et désormais président du Conseil départemental des Hauts-de-Seine, qui n’a jamais caché sa volonté de transformer la forme et la population de la Butte-Rouge. Ici comme ailleurs, la mixité sociale vient justifier une opération de réduction du parc social, dans une commune qui a pourtant déjà vu son taux de HLM passer de 70 % au début des années 2000 à 40 % aujourd’hui.

Butte témoin d’un siècle de politiques urbaines, des cités-jardins de l’entre-deux-guerres à la rénovation urbaine contemporaine, la Butte-Rouge témoigne en cela de la faiblesse des dispositifs de protection dont bénéficie le patrimoine du XXe siècle. Elle témoigne aussi, par contraste, de la piètre qualité de la production immobilière du XXIe siècle. En la matière, la mise en regard de la qualité paysagère et des plans des logements de cette « cité-jardin du Grand Paris », où la surface modeste des appartements était compensée par leurs qualités spatiales (clarté, double orientation, hauteur sous plafond, équipements intégrés, etc.) et par le soin accordé aux espaces et aux équipements collectifs, avec ceux des quartiers en train de sortir de terre autour des gares du Grand Paris Express, est cruelle pour ces derniers.

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Pour citer cet article :

Renaud Epstein, « Chef-d’œuvre en péril : la cité-jardin de la Butte-Rouge », Métropolitiques, 20 février 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Chef-d-oeuvre-en-peril-la-cite-jardin-de-la-Butte-Rouge.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1885

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