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Grand Paris Sud : l’aménagement sous influence d’État

Dans l’agglomération parisienne, les changements institutionnels et les projets liés au Grand Paris ont conduit à une montée en puissance du privé associé à des opérateurs locaux. Mais le retrait de l’État est loin d’être univoque, comme le montre Tanguy Le Goff avec l’exemple de Grand Paris Sud.

Historiquement, l’État joue un rôle central dans l’aménagement de la région capitale. Depuis les années 1960, les établissements publics d’aménagement (EPA), chargés de l’aménagement des villes nouvelles, sont les structures emblématiques de cet État aménageur. À travers ces opérateurs aux prérogatives exorbitantes du droit commun et grâce à leurs réserves foncières, ce dernier contrôle, régule et influence alors le marché de l’aménagement francilien.

Pour autant, au cours des dernières années, la gouvernance de l’aménagement s’est profondément transformée, entamant la toute-puissance de cet État aménageur. Plusieurs raisons expliquent ces évolutions : un marché de l’aménagement devenu de plus en plus concurrentiel avec le positionnement d’acteurs privés sur l’aval de la chaîne de production urbaine (Halpern et Pollard 2011 ; Citron 2016), une diminution des capacités financières des opérateurs d’État et de nouveaux entrants, les sociétés publiques locales d’aménagement communales ou intercommunales (SPLA). Ceci a conduit l’État à rationaliser ses outils d’aménagement selon une logique de concentration, notamment en transformant l’Agence technique et foncière de la région parisienne (AFTRP), par une fusion de plusieurs EPA, en un opérateur de référence – Grand Paris Aménagement (GPA) – et à s’inscrire dans des logiques de coproduction de l’aménagement, voire de co-promotion avec des acteurs publics et privés. Quels sont les effets de reconfiguration sur la gouvernance de l’aménagement francilien ?

Nous proposons ici de saisir l’action publique « par le bas », en observant les territoires des intercommunalités franciliennes. Dans cette perspective, le site de Grand Paris Sud a été retenu parce qu’il revêt un double intérêt. Il s’agit d’un territoire historiquement très investi par l’État, puisqu’il compte deux ex-villes nouvelles (Évry, Sénart) aménagées, dans les années 1970-1980, sous l’autorité de deux EPA. Il constitue un révélateur de la posture paradoxale de l’État qui, tout en incitant les intercommunalités à se doter de leur propre outil d’aménagement, conserve des opérateurs en capacité de peser sur un territoire stratégique pour atteindre les objectifs de construction de 70 000 logements annuels fixés par la loi relative au Grand Paris de juin 2010.

Une intercommunalité construite sous contrainte de l’État

Figure 1. Le positionnement géographique de Grand Paris Sud au sein de l’espace francilien

© Institut Paris Région, 2019.

Le territoire de Grand Paris Sud est situé au sud-est de la capitale, à cheval sur deux départements – l’Essonne et la Seine-et-Marne. Il compte un peu plus de 350 000 habitants pour vingt-trois communes, dont la récente commune nouvelle d’Évry-Courcouronnes. Sur le plan institutionnel, Grand Paris Sud est une communauté d’agglomération issue d’une fusion, en 2015 [1], de cinq anciennes intercommunalités – les communautés d’agglomérations (CA) Les lacs de l’Essonne, Seine Essonne, Sénart, Évry Centre Essonne et le Syndicat d’agglomération nouvelle (SAN) de Sénart en Essonne [2] – réalisée à marche forcée dans le cadre du schéma régional de coopération intercommunale [3]. Ce n’est que sous la contrainte forte du représentant local de l’État et de la mobilisation de l’ex-maire d’Évry, Manuel Valls, devenu Premier ministre, que cette agglomération a été constituée, en dépit des souhaits exprimés par les élus locaux et de l’histoire des intercommunalités de ce territoire, issues de deux ex-villes nouvelles : Évry et Sénart. Le préfet de l’Essonne de l’époque, Bernard Schmeltz, le reconnaissait d’ailleurs clairement : « Le législateur a donné au préfet des pouvoirs exorbitants du droit commun pour créer de grandes agglomérations qui ne seraient pas nées spontanément. Il s’agit de créer de grands ensembles en grande couronne pour faire contrepoids à Paris et à la petite couronne [4]. »

Figure 2. Les périmètres des anciennes intercommunalités composant l’actuelle CA de Grand Paris Sud

© Institut Paris Région, 2020.

Un territoire modelé par l’action de deux EPA

Les deux villes nouvelles portées par des opérateurs d’État ont laissé un héritage urbain, une culture et un modèle économique de l’aménagement. Leur construction s’est en effet appuyée sur des outils de l’aménagement disposant de moyens juridiques dérogatoires au droit commun de l’aménagement opérationnel : les établissements publics d’aménagement (EPA) des villes nouvelles qui collent désormais « si bien à l’identité de ces villes nouvelles » (Vadelorge 2004, p. 40).

Figure 3. Évry-Courcouronnes, un territoire marqué par l’action de l’EPÉVRY

La Préfecture et le quartier des Pyramides, Évry, 1971. © Jean Bruchet.

Sur la rive gauche, l’EPÉVRY, créé le 12 avril 1969, est chargé de programmer la construction et l’aménagement de la ville nouvelle sur un périmètre comprenant les communes de Bondoufle, Évry-Vieux Bourg, Courcouronnes et Lisses. Il est dirigé par un haut fonctionnaire d’État qui, par les outils juridiques dérogatoires au droit commun dont il dispose, limite de fait les capacités d’action des maires, sans pour autant les écarter. Par leur poids politique, par leur implication dans le projet, certains maires, à l’instar du maire d’Évry, Michel Boscher (voir encadré ci-dessous), pèsent malgré tout sur la fabrique de cette ville nouvelle.

« L’EPA était l’outil principal de réalisation. Il y avait évidemment des contacts, des négociations, des discussions au niveau des élus locaux, ceux qui siégeaient au sein de l’EPA, et éventuellement les autres. […] Il y a eu des concours. J’ai même été à l’origine du concours qui a donné naissance aux Pyramides. J’avais fait un concours public. J’avais même poussé les choses assez loin. J’avais obtenu les maquettes de quatre à six concurrents, des gens comme Niemeyer et d’autres, qu’on avait exposées au district. J’avais fait venir par autocar des gens d’Évry, et je les faisais voter. […] (Les rencontres avec les promoteurs) C’était surtout sur André Lalande (le directeur de l’EPÉVRY depuis 1969) que cela allait. J’ai eu l’occasion de rencontrer des promoteurs, mais je n’étais pas le décideur final. Avec André Lalande, on était sur la même longueur d’onde, on n’a pas eu de difficulté du tout. Il me tenait toujours très bien informé parce qu’il y avait des choses qui relevaient de son autorité directe. Il ne faisait jamais de cachotteries. Il me tenait au courant des négociations qu’il pouvait faire pour la venue d’industriels, etc. J’y étais souvent associé, du reste. Quand on a fait venir Dubrule et Pélisson, les fondateurs de Novotel, cela s’est passé avec André Lalande et moi. »

Entretien avec Michel Boscher, ancien maire d’Évry, réalisé par Sabine Effosse le 3 juillet 2002
Source : Effosse 2002, p. 15, 19 et 25.

Le quasi-achèvement de la ville nouvelle et les difficultés économiques de l’EPA d’Évry, qui se relève difficilement de la crise financière des années 1990, ont conduit l’État, qui en assurait la tutelle, à proposer la dissolution de l’EPA à la fin de l’année 2000 [5]. Plus de vingt ans après, il reste pourtant des traces, une influence dans le système local de l’aménagement du rôle qu’il a joué.

Figure 4. Les porteurs des grandes opérations d’aménagement à Grand Paris Sud

© Institut Paris Région, 2020.

On retrouve cette forte présence de l’État sur la rive droite avec un autre opérateur, l’EPA Sénart, qui, au moment de la construction de la ville nouvelle, a acquis par expropriation d’importantes réserves foncières [6]. Ces réserves, couplées au fait que la rive droite soit en très grande partie sous opération d’intérêt national (OIN), expliquent la quasi-exclusivité de l’établissement public sur l’aménagement de cette partie du territoire. Les élus communaux ont longtemps été dans une situation de dépendance à son égard. La loi du 10 juillet 1970 – dite « loi Boscher » – fait en effet de l’EPA d’une ville nouvelle un aménageur incontournable pour les communes, avec lequel elles doivent signer une convention de délégation de maîtrise d’ouvrage pour réaliser les équipements publics. Les premières années, elles subissent, pour la plupart, cette présence très forte de l’EPA. Avec la décentralisation et, à la suite de la loi Rocard du 13 juillet 1983 portant modification du statut des agglomérations nouvelles, elles ne sont plus obligées de recourir à l’EPA, même si elles y sont fortement incitées. À Sénart, elles continuent ainsi de compter sur les capacités financières de l’EPA pour réaliser leurs équipements. Deux éléments viennent néanmoins modifier l’équilibre des relations : l’intégration de l’ex-ville nouvelle de Sénart dans l’intercommunalité de Grand Paris Sud et, surtout, la réduction des moyens budgétaires de l’EPA, que l’État arrête de financer à partir de 2010.

La configuration des opérateurs publics de l’aménagement présente donc, dans ce territoire, une double particularité : une présence très marquée des opérateurs publics de l’État, une partition du territoire de Grand Paris Sud entre sa rive gauche et sa rive droite tenant à l’histoire de son aménagement. D’où la volonté de plusieurs maires de rationaliser la situation en constituant un opérateur d’aménagement unique à l’échelle de l’agglomération de Grand Paris Sud.

Un modèle de gouvernance structuré par les opérateurs d’État

Ce souhait de s’extraire de la tutelle des opérateurs d’État présents sur le territoire s’est traduit par la création d’une structure partenariale d’aménagement originale : une société publique locale d’aménagement et d’intérêt national SPLA-IN. La singularité de son montage tient à l’entrée de l’État dans son capital à hauteur de 51 %, les 49 % restants étant pris en charge par Grand Paris Sud. Pour l’État, cette entrée au capital d’une SPLA présente l’intérêt de modifier son rapport aux collectivités locales, en n’apparaissant plus comme l’acteur « tout-puissant », mais comme un partenaire. Cette association lui assure, sur le long terme, un rôle prépondérant dans l’aménagement de ce territoire, c’est une sorte de « garantie de participation », estime le directeur territorial de GPA . De fait, ce montage juridique garantit à l’EPA de ne pas être simplement le partenaire d’un ou de plusieurs projets urbains, mais bien de jouer un rôle de développeur d’un projet de territoire tout en renforçant son ancrage territorial. Pour les élus locaux, cet outil constitue un moyen d’organiser leur prise d’autonomie vis-à-vis des opérateurs d’État tout en continuant à bénéficier de l’ingénierie et du foncier de GPA. On ne saurait néanmoins surévaluer les capacités de cette structure, dont le périmètre d’intervention demeure restreint. Elle se garde bien en effet de se positionner sur les communes situées sur la rive droite de la Seine, où l’opérateur historique – l’EPA Sénart – continue d’assurer son rôle. Il existe une forme d’accord tacite de non-intervention de la SPLA-IN sur le périmètre d’intervention de ce dernier, comme si chacun des opérateurs publics avait sa propre « clientèle » de communes. Grand Paris Sud continue donc à fonctionner sous un double régime en matière d’aménagement, dont le point commun est la présence d’opérateurs d’État qui composent avec les collectivités locales et accompagnent leurs projets plus qu’ils ne les leur imposent. On peut donc parler d’un modèle de gouvernance de l’aménagement sous influence des opérateurs d’État.

Figure 5. Les porteurs des grandes opérations d’aménagement à Grand Paris Sud

© Institut Paris Région, 2022.

On mesure, à travers l’exemple du territoire de Grand Paris Sud, tout l’intérêt méthodologique, pour comprendre la gouvernance de l’aménagement, d’une démarche d’enquête attentive à la construction du système d’acteurs, à son histoire. À Grand Paris Sud, l’État, incarné par la présence d’un EPA et de GPA, structure encore aujourd’hui le jeu d’acteurs de l’aménagement, ne serait-ce que par sa maîtrise de la distribution d’une large partie du foncier. Au-delà de sa singularité, le cas de Grand Paris Sud révèle l’importance du rôle, en Île-de-France, d’une solide « industrie publique de l’aménagement » (Pradella 2020, p. 121), transformant et vendant des terrains, où les opérateurs intercommunaux peinent à s’affirmer. Il met également en évidence le maintien d’une capacité de l’État à produire de l’urbain, en s’appuyant sur ses propres opérateurs ou en nouant des stratégies d’alliance avec des entreprises publiques ou privées, qui invite à nuancer la thèse d’un retrait de l’État du marché de l’aménagement francilien.

Pour en savoir plus
L’étude « Les opérateurs publics dans le marché de l’aménagement francilien » de l’Institut Paris Région est disponible en ligne.

Bibliographie

  • Citron, P. 2016. Les Promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense, thèse de doctorat en urbanisme, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne.
  • Effosse, S. 2002. Première Campagne d’archives orales « acteurs et mémoires de villes nouvelles », Programme interministériel Histoire et évaluation des villes nouvelles.
  • Halpern, C. et Pollard, J. 2011. « Les acteurs de marché font-ils la ville ? », Working Paper du programme Villes et Territoires, Paris : Sciences Po.
  • Le Goff, T. (avec Benet, J., Cocquière, A. et Heil-Selimanovski, A.). 2022. Les Opérateurs publics dans le marché de l’aménagement francilien, Paris : Institut Paris Région.
  • Pradella, S. 2020. « Politique foncière et capitalisme à Paris et en Île-de-France. La complémentarité institutionnalisée au cœur de la gouvernance », in P. Le Galès (dir.), Gouverner la métropole parisienne, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Vadelorge, L. 2004. « Généalogie d’un mythe : les établissements publics d’aménagement des villes nouvelles », Espaces et sociétés, n° 119, p. 37-54.

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Pour citer cet article :

Tanguy Le Goff, « Grand Paris Sud : l’aménagement sous influence d’État  », Métropolitiques, 28 septembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Grand-Paris-Sud-l-amenagement-sous-influence-d-Etat.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1952

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