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Concevoir la qualité environnementale urbaine sans les habitants ?

Que signifie la « qualité environnementale urbaine » ? À partir de deux enquêtes à Toulouse, Delphine Chouillou montre que si les concepteurs d’espaces urbains peuvent partager les représentations qu’en ont les habitants, ils peinent cependant à les intégrer concrètement à leurs projets.

La notion de « qualité environnementale urbaine » (QEU) recouvre des réalités hétérogènes dans le champ scientifique, et dont le périmètre se renouvelle sans cesse dans le champ opérationnel. Nombre de chercheurs en sciences humaines et sociales, comme les géographes ou les sociologues de l’environnement, appréhendent la QEU de manière générale, en la rapprochant de la notion de qualité de vie (Sénécal et al. 2005). Les disciplines techniques, comme la physique de l’atmosphère ou l’acoustique, développent quant à elles une approche plus sectorielle et quantifiable, à l’aide notamment d’instruments de mesure ou de simulation numérique (Chouillou 2018).

Notion aux contours encore flous, la QEU est pourtant devenue une injonction adressée aux concepteurs de la ville. Dans ce cadre, la prise en compte dans la conception des projets urbains des représentations des habitants en matière de QEU apparaît incontournable. Mais encore faut-il qu’elle soit possible.

Cet article explore deux difficultés auxquelles s’expose la conception d’une QEU attentive aux représentations et usages des habitants : d’une part, la variation des représentations qu’ont ces habitants des nuisances environnementales au sein d’un même quartier rend complexe son appréhension par les concepteurs urbains ; d’autre part, des contraintes opérationnelles pèsent sur les professionnels de l’aménagement et la mise en œuvre de la QEU. Il s’appuie sur deux enquêtes [1] réalisées auprès de seize habitants et de vingt professionnels de l’urbanisme sur le territoire toulousain, pour comprendre les ressorts de la construction de la QEU dans la fabrique urbaine. Cet article montre que si les concepteurs urbains partagent en grande partie les représentations de la QEU des habitants interrogés, ils peinent cependant à les intégrer concrètement aux projets urbains dont ils ont la charge.

Un quartier exposé à de fortes nuisances environnementales

L’étude porte sur le quartier de Tabar-Papus-Bordelongue-Tours de Seysses, quartier résidentiel situé au plus près de la rocade toulousaine. Les logements collectifs et les pavillons construits dans les années 1970 subissent des nuisances environnementales exceptionnelles dans le contexte toulousain : pollution de l’air importante, fortes nuisances sonores, exacerbées par le passage régulier d’avions.

Considéré comme un quartier à part entière par l’administration locale, il est dans les représentations habitantes composé de quatre entités aux identités bien distinctes. Le quartier est socialement fragmenté avec des disparités entre les ensembles de logements sociaux de Tabar et de Bordelongue aux revenus très faibles et les ensembles de logements privés de Papus et des Tours de Seysses [2] aux revenus modestes.

Figure 1. Les quatre entités du quartier étudié : Tabar, Papus, Bordelongue, Tours de Seysses

Conception : Delphine Chouillou.

Figure 2. La proximité immédiate de la rocade

Photo : Delphine Chouillou.

Le quartier a fait l’objet d’enquêtes auprès d’un panel de seize habitants pour saisir les différents enjeux environnementaux – aménités, nuisances, etc. – identifiés par les habitants eux-mêmes, à partir de leurs discours, de leurs représentations et de leurs usages. Trois méthodes ont été mobilisées : le parcours commenté, choisi pour recueillir des perceptions situées (seize parcours commentés) ; l’entretien semi-directif – réalisé en fin de parcours commenté – qui a permis d’interroger les représentations (seize entretiens) ; enfin, des « focus groupes », réunissant plusieurs habitants, ont ouvert un espace de débat autour des lieux les plus et les moins appréciés du quartier (douze focus groupes).

Partant de l’hypothèse que les représentations de la QEU sont propres à chaque sous-ensemble du quartier, avec leur diversité de composition sociale et de formes urbaines, le panel d’habitants interrogés a été composé dans la recherche d’un équilibre dans les représentations de ces entités. Pour ce qui est des autres critères, le panel d’enquêtés a été constitué de manière aléatoire [3]. La plupart des personnes interrogées vivent dans le quartier depuis de nombreuses années, avec une médiane de onze ans pour la durée d’habitation.

Constances et variations des représentations habitantes

L’ensemble des habitants interrogés, lors des entretiens, ne distinguait pas véritablement ce qui relève de composantes physiques de l’environnement, comme le bruit, la température ou la pollution, de ce qui relève des sociabilités, comme les connaissances entre voisins, le lien avec les associations de quartier. Pour eux, la QEU englobe également les aménités urbaines, comme les transports publics, les équipements publics, l’accessibilité à la rocade, etc. Les habitants interrogés, se déclarant très attachés à leur lieu de vie, semblent adopter des attitudes spécifiques pour supporter ce contexte de nuisances urbaines : l’habitude et l’acceptation des nuisances environnementales, leur euphémisation ou leur occultation complète, ou encore l’engagement à lutter contre elles (Berry-Chikhaoui et al. 2014).

De telles attitudes témoignent d’une ambivalence entre l’obligation de vivre dans un environnement que certains facteurs amèneraient à juger « hostile » et un fort attachement au quartier où l’on vit. Cet attachement peut s’expliquer par la longue durée d’habitation, pour une population que l’on pourrait dire « captive » de son logement car dans l’impossibilité de déménager, puisqu’en majorité titulaire d’un logement social bon marché ou propriétaire de la première heure d’un habitat pavillonnaire. L’étude montre que les habitants supportent certaines nuisances grâce à leur pratique quotidienne du quartier, notamment grâce aux nombreuses relations amicales qu’ils ont développées au cours de nombreuses années.

Si cette dimension subjective est partagée par l’ensemble des habitants interrogés, on note cependant des variations entre ceux des logements sociaux situés en front de rocade et ceux propriétaires de leur logement, en retrait de la rocade. Paradoxalement, les habitants des logements sociaux se disent moins préoccupés par les nuisances environnementales alors qu’ils y sont les plus exposés. Ils adoptent plus facilement des attitudes d’occultation et d’euphémisation, tandis que les habitants propriétaires de logements situés en retrait de la rocade, moins exposés, se mobilisent avec le comité de quartier pour lutter contre ces nuisances. Ils participent notamment activement aux instances de concertation et interpellent la mairie à travers les médias, sur la base de mesures de bruit réalisées dans le quartier et d’études scientifiques sur la pollution de l’air.

La proximité de la rocade peine à expliquer cette différence d’attitude, puisque la logique voudrait que les habitants les plus exposés aux nuisances, ceux habitant les logements sociaux de Tabar et de Bordelongue, se mobilisent. L’étude du contexte territorial à fine échelle permet de dénouer ce paradoxe. Les habitants de ces logements sociaux subissent davantage de nuisances environnementales que ceux vivant en pavillon, plus en retrait de la rocade à Papus, mais aussi davantage de problématiques sociales – un taux de chômage plus important et un fort sentiment d’insécurité. « Captifs » de leur logement, en l’absence d’une situation financière stable ou suffisante, ils ont pour beaucoup intériorisé l’impossibilité de déménager dans un environnement de meilleure qualité. Les habitants de pavillons à Papus, tout aussi captifs de leur logement car habitants de la première heure depuis parfois plus de trente ans, semblent être moins dans le déni des nuisances environnementales, surtout quand il s’agit de les constater en dehors de leur lieu d’habitation. Leurs revendications portent essentiellement sur l’amélioration des abords de la rocade (à Tabar et à Bordelongue) et dans une moindre mesure sur leur propre entité (Papus), qu’ils estiment moins touchée, notamment par la pollution de l’air, pollution pourtant présente de manière importante [4].

Le décalage entre théorie et pratique de la QEU chez les professionnels de la conception urbaine

Notre étude porte aussi sur les professionnels de l’urbanisme qui participent aux projets urbains. Plus contraignants et bénéficiant de davantage de moyens financiers que dans les territoires uniquement soumis au plan local d’urbanisme, les projets urbains constituent le contexte opérationnel le plus favorable pour fabriquer la ville de manière qualitative. Dans ce contexte en apparence favorable, la QEU est-elle prise en compte en intégrant les représentations des habitants ?

Vingt entretiens semi-directifs ont été menés auprès de professionnels de l’urbanisme – urbanistes et architectes – impliqués dans les projets urbains à Toulouse. La gestion des projets urbains au titre de la maîtrise d’ouvrage relative à notre terrain d’étude est assurée par la collectivité Toulouse Métropole, l’étude porte donc sur les agents territoriaux de la métropole en charge des études urbaines : chefs de projets, chargé d’étude environnement ou encore chargé d’études habitat. Des professionnels du privé travaillant pour le compte de la métropole ont aussi été interrogés : experts de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération toulousaine (AUAT), urbanistes, architectes, etc.

Ces professionnels du projet urbain partagent des représentations de la QEU assez proches. Cette notion complexe et pluri-thématique fait référence pour eux tant au domaine sensible qu’à l’application technique. Eux-mêmes habitants et usagers, ils disent comprendre l’approche sensible des habitants. Ils estiment que la QEU implique d’agir sur la matérialité de la ville et intègrent à cette notion une dimension technique qui fait référence à leurs compétences professionnelles. Chaque professionnel s’est spécialisé dans un domaine environnemental en particulier. Certains se sont spécialisés dans les énergies environnementales et ont par exemple évoqué le recours aux panneaux solaires ou aux réseaux de chaleur urbains dans leurs projets. D’autres, davantage spécialistes de la biodiversité, ont développé des solutions paysagères (noues, parc, etc.).

Il existe cependant un décalage entre leurs représentations de la QEU et celle qu’ils expliquent mettre en œuvre concrètement. Dans l’exercice de leur profession, la notion est traduite de manière délibérément simplifiée, sans intégrer « la dimension sensible », donc sans intégrer les représentations des habitants – à supposer que celles-ci puissent être suffisamment exprimées, écoutées et relayées. La mise en œuvre concrète de la QEU peut même aller à l’encontre de leur confort, admettent les concepteurs en dépit de leur mécontentement. C’est notamment le cas de la densification urbaine, souvent décriée par les habitants.

L’enquête a montré que les professionnels du projet urbain qui travaillent à Toulouse Métropole usent de stratégies pour tenter de mieux prendre en considération les représentations des habitants. Ils s’appuient sur des exigences réglementaires pour inciter à davantage de concertation. Ils cherchent des subventions pour financer celle-ci et développent des partenariats sans contrepartie financière pour la mettre en œuvre. Ils sollicitent notamment l’université et les laboratoires de recherche pour mener des enquêtes de terrain sur la base d’entretiens auprès des habitants. En plus de leur gratuité, ces études menées par des non-professionnels de l’urbanisme opérationnel – étudiants et chercheurs – permettent d’aborder aussi les habitants qui se trouvent en dehors des circuits habituels de la concertation. Cette forme de concertation « informelle », qui se distingue de la concertation réalisée par la mairie, permet de recueillir un discours plus large.

Cependant, par manque de coordination générale, les professionnels de la conception urbaine qui ont été interrogés consentent que ces initiatives menées de façon éparpillée peinent à être efficaces. Difficile en effet de concevoir une QEU, qui par définition doit être globale et systémique, au travers d’actions non concertées menées ici et là.

L’existence de ces stratégies montre néanmoins que les obstacles dans la prise en compte des représentations des habitants ne viennent pas d’un manque de considération de la part des professionnels de l’urbanisme. Les obstacles semblent davantage liés à une organisation des services à Toulouse Métropole en silos travaillant de manière hermétique. Pour une meilleure prise en compte des représentations des habitants dans la construction de la QEU, il serait par conséquent urgent de veiller à mettre en place une organisation des services favorisant les échanges et les travaux transversaux. Cette refonte des services ne peut être menée qu’à travers l’adoption d’une politique environnementale forte, que ce soit à l’échelle locale – par l’élection du maire – ou à l’échelle nationale – par l’élaboration de lois environnementales précisant davantage les contours de la concertation.

Bibliographie

  • Berry-Chikhaoui, I., Dorier, E., Haouès-Jouve, S., Flamand, A., Chouillou, D., Hoornaert, S., Marry, S., Marchandise, S., Richard, I. et Rouquier, D. 2014. « La qualité environnementale au prisme de l’évaluation par les habitants. L’effet de quartz des disparités territoriales‪ », Méditerranée, n° 123, p. 89‑105.
  • Chouillou, D. 2018. La Qualité environnementale urbaine. Prendre en compte les représentations et les pratiques sociales des habitants dans la fabrique urbaine. L’exemple toulousain, thèse de géographie-aménagement, Université de Toulouse 2.
  • Sénécal, G., Hamel, P. et Vachon, N. 2005. « Forme urbaine, qualité de vie, environnements naturels et construits. Éléments de réflexion et test de mesure pour la région métropolitaine de Montréal », Cahiers de géographie du Québec, vol. 49, n° 136, p. 19‑43.

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Pour citer cet article :

Delphine Chouillou, « Concevoir la qualité environnementale urbaine sans les habitants ? », Métropolitiques, 18 octobre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Concevoir-la-qualite-environnementale-urbaine-sans-les-habitants.html

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