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L’éco-cité de Tianjin : innovations et limites d’une conception sino-singapourienne d’une ville durable

À partir d’une analyse critique des objectifs et de la mise en œuvre de l’éco-cité sino-singapourienne de Tianjin, conçue comme une vitrine du développement urbain durable « à la chinoise », Rémi Curien montre les limites d’une approche de la durabilité urbaine fondée essentiellement sur la technologie et l’infrastructure.

À l’instar de nombreux pays occidentaux, la Chine a lancé plusieurs projets d’éco-cités depuis 2006. Si, dans le cadre de cette démarche, elle fait appel à l’expertise de nombre de ces pays – dont la France –, le pays de référence dans ses coopérations bilatérales à ce jour est Singapour, proche culturellement et socio-politiquement du régime chinois, et considéré par Pékin comme une référence à la fois pour son attractivité économique et son développement urbain durable.

Dans ce contexte, l’éco-cité sino-singapourienne de Tianjin (Sino-Singapore Tianjin Eco-City, ou SSTEC), lancée en 2007, est une opération vitrine pour le gouvernement chinois, qui entend mettre en œuvre une opération exemplaire sur le plan environnemental et à terme réplicable ailleurs en Chine (World Bank 2009 ; Pow et Neo 2013). Même si le projet en est encore à un stade peu avancé (un quart de l’opération a été réalisé fin 2015), il présente une conception de la ville et des réseaux largement novatrice en Chine : place importante consacrée à l’eau ; systèmes de production locale d’énergies renouvelables (solaire, éolien, géothermie), de réutilisation des eaux grises, de collecte pneumatique et de valorisation des déchets ; gestion intégrée de ces différents réseaux ; système d’indicateurs de performance.

Notre analyse de ce projet [1] propose d’explorer deux questions : comment les décideurs chinois conçoivent-ils et construisent-ils aujourd’hui, en collaboration étroite avec des acteurs singapouriens, une ville durable ? Quels premiers enseignements peut-on tirer de sa mise en œuvre ?

Un partenariat sino-singapourien d’envergure

Le gouvernement central chinois a retenu deux critères principaux pour choisir la localisation de cette ville : le site devait présenter des terres non arables (afin de préserver les terres agricoles, objectif récemment érigé en priorité nationale) et se trouver dans une zone de pénurie d’eau. Un site dans la municipalité de Tianjin a finalement été retenu, en raison de sa situation stratégique proche de Pékin, au sein d’une grande région urbaine formant le pôle économique majeur du nord de la Chine (cf. figure 1). L’éco-cité se trouve à 45 km à l’est du centre-ville de Tianjin, dans le secteur de développement de Binhai, au nord de la zone de TEDA (Tianjin Economic-Technological Development Area).

Figure 1. Localisation de la SSTEC

© Rémi Curien et SAFEGE, 2014.

Cette ville nouvelle dispose d’une administration spécifique : le gouvernement central chinois a créé, au lancement de l’opération, une entité administrative locale ad hoc, appelée le Sino-Singapore Tianjin Eco-City Administrative Committee (SSTEC‑AC), chargée de la mise en œuvre et de la gestion de toutes les fonctions administratives de l’éco-cité. L’opération est pilotée par deux instances : un « joint steering council », codirigé par les vice-Premiers ministres chinois et singapourien, qui décide des orientations stratégiques ; et un « joint working committee », codirigé par le ministère chinois du Développement urbain et le ministère du Développement national singapourien et associant différentes agences gouvernementales, qui supervise la mise en œuvre du projet et la réalisation de ses objectifs.

La partie chinoise a la charge de l’acquisition foncière et de la construction des infrastructures, des réseaux de transport et des bâtiments publics. Une joint venture (JV) géante, sino-singapourienne et publique–privée, a été constituée pour associer un consortium chinois conduit par Tianjin TEDA Investment Holding [2] et un consortium singapourien mené par Keppel Group [3]. Cette JV est en charge du développement foncier, de la promotion immobilière, de la promotion économique ainsi que de certaines infrastructures. Le capital fourni par la partie chinoise provient essentiellement de la vente de concessions d’usage du sol, tandis que celui fourni par la partie singapourienne est de l’investissement financier.

Un projet novateur visant l’exemplarité environnementale

Le plan d’urbanisme d’ensemble (master plan ; cf. figure 2) de l’éco-cité prévoit la construction, à l’horizon 2020, d’une ville de 350 000 habitants sur une surface de 34 km². Le développement est planifié en trois phases :

  • phase 1 (de 2008 à 2011) : 85 000 habitants et 30 000 emplois sur une surface de 4 km² au sud du périmètre de l’opération ;
  • phase 2 (de 2011 à 2015) : 200 000 habitants et 150 000 emplois au total, aménagement du futur quartier central ;
  • phase 3 (de 2016 à 2020) : 350 000 habitants et 210 000 emplois au total, aménagement des quartiers nord et nord-est.

Le projet présente plusieurs originalités dans le contexte chinois. Premièrement, l’éco-cité se caractérise par une prédominance de la fonction résidentielle. Les quelques industries prévues sont des industries de création culturelle, d’électronique et d’écotechnologies dans les domaines de l’énergie (solaire), de l’eau (collecte des eaux de pluie), du bâtiment, des transports (véhicules électriques) et des déchets ; en somme, des industries légères, peu consommatrices de ressources et peu polluantes contribuant à l’image désirée d’une éco-cité innovante et attractive.

Deuxièmement, le plan d’urbanisme entend consacrer une place importante à l’eau et à la végétation dans la ville, pour différentes raisons : préservation de la biodiversité, développement d’activités récréatives pour les résidents, recherche de qualité paysagère. Cela se traduit notamment par l’aménagement et la mise en valeur d’un lac, de canaux, d’un grand espace vert central et de corridors écologiques (Hao et al. 2010).

Figure 2. Le master plan de la SSTEC

Source : site internet singapourien de la SSTEC, avril 2014.

Troisièmement, SSTEC‑AC a fixé des objectifs élevés en matière de qualité environnementale et de sobriété, prévoyant notamment la réutilisation des eaux grises, la collecte pneumatique et la valorisation des déchets solides, ainsi que la production locale d’énergies renouvelables : solaire, éolien, géothermie (Wong 2011). L’originalité de la SSTEC par rapport aux autres projets d’éco-cités chinoises tient surtout dans le système d’indicateurs quantitatifs – key performance indicators (KPI) – qui a été établi par SSTEC‑AC afin de préciser les objectifs et d’assurer leur mise en œuvre (cf. figure 3). Ce système repose en partie sur les standards nationaux chinois, mais retient également des indicateurs plus exigeants, inspirés du modèle singapourien et d’autres cas internationaux.

Figure 3. Les 22 KPI (key performance indicators) de la SSTEC

Source : World Bank, 2009.

Quatrièmement, le montage organisationnel permet la coordination et la maîtrise de la conception, de la construction et de l’exploitation des différents systèmes de services essentiels (eaux, énergies, déchets). La fourniture de ces derniers au sein de l’éco-cité relève d’une même autorité régulatrice : SSTEC‑AC. La construction des réseaux et des équipements est financée et réalisée par une même compagnie multi-secteurs, Tianjin Eco-City Investment and Development Co. Ltd, qui est également un actionnaire important des opérateurs des services essentiels à SSTEC.

Cinquièmement, de nombreux systèmes techniques innovants ont été mis en place. La majeure partie de l’énergie est produite par deux centrales de cogénération d’électricité et de chaleur, préexistantes au lancement de l’opération et situées en dehors de son périmètre. Toutefois, la production d’énergies renouvelables sur le site de l’éco-cité devra, à terme, fournir 20 % de l’énergie totale utilisée : il s’agit de la géothermie pour produire de la chaleur dans des bâtiments de l’administration, de l’énergie solaire pour chauffer l’eau dans les immeubles d’habitation ainsi que pour éclairer les voies publiques, et de l’énergie éolienne pour produire de l’électricité. En outre, il est prévu de contrôler la demande en énergie en construisant des « green buildings » dont la construction sera supervisée par l’agence singapourienne Building and Construction Authority. Un système local de chaleur et de froid pour fournir de l’eau chaude et de l’air conditionné dans un parc d’affaires de l’éco-cité doit aussi être développé par Keppel Integrated Engineering. L’opération se distingue également par la part visée très élevée (50 %) de fourniture d’eau par des sources non conventionnelles telles que l’eau de mer dessalée, les eaux usées et les eaux de pluie traitées réutilisées. SSTEC‑AC prévoit la mise en place d’un système centralisé de collecte, de traitement et de réutilisation des eaux usées. À terme, celles-ci doivent être conduites par des canalisations dans une station de traitement des eaux usées, puis distribuées dans les différents espaces et immeubles de l’éco-cité. Un système de collecte des eaux de pluie est aussi prévu.

Si les objectifs formulés par les porteurs de l’éco-cité semblent également élevés dans le domaine des déchets solides (limitation de la production de déchets ménagers, objectif de 60 % de taux de recyclage des déchets solides), il existe moins d’informations précises disponibles sur l’ingénierie infrastructurelle et organisationnelle mise en place par SSTEC‑AC pour les atteindre.

Une cité éco-technologique encore peu habitée

Fin 2015, l’éco-cité occupe une surface de presque 8 km². La principale zone construite est le quartier sud, qui présente une succession de blocs orthogonaux d’immeubles résidentiels, séparés par une grille de larges voies. Le quartier se distingue par l’importance de la verdure, à l’intérieur comme à l’extérieur des îlots. Le deuxième élément marquant du paysage urbain tient dans la visibilité des équipements de production d’énergies renouvelables, notamment les éoliennes à l’entrée sud de la SSTEC et les nombreux panneaux solaires installés dans l’espace viaire et sur les toits des immeubles. Enfin, le calme et un certain vide humain caractérisent les lieux, même si l’éco-cité semble intégrer davantage d’habitants depuis 2014 : alors qu’il n’y avait que 2 000 à 3 000 habitants en novembre 2013 (Wong et Pennington 2013), on en compterait environ 20 000 en mai 2015 (Renmin Ribao 2015). Quoi qu’il en soit, si la réalisation de l’aménagement physique semble à peu près conforme au phasage initial, l’intégration des habitants dans l’éco-cité est très en retard. On peut avancer plusieurs éléments pour expliquer ce retard :

  • le rythme de développement fixé extrêmement soutenu ;
  • la spéculation immobilière qui touche l’éco-cité : plusieurs milliers d’appartements ont été achetés par de riches habitants au sein de la municipalité de Tianjin mais ne sont pas occupés aujourd’hui ;
  • la localisation excentrée de la SSTEC ;
  • le manque d’équipements et d’aménités urbaines (emplois, écoles, hôpitaux, commerces), même si l’offre a été sensiblement améliorée au cours des derniers mois.
Figure 4. Un quartier de la SSTEC

© Rémi Curien, 2013.

Le bilan est tout aussi contrasté au plan du fonctionnement des équipements énergétiques. De nombreux panneaux solaires et éoliennes, ainsi que des équipements de géothermie, ont déjà été installés dans le quartier sud, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure ils sont aujourd’hui en service et produisent de l’électricité ou de la chaleur. Les réseaux d’eau courante sont également déjà construits et en service dans cette partie de la ville. La station de traitement des eaux usées a été construite et est en service depuis fin 2012, mais elle ne peut pas encore produire d’eaux réutilisables. Une autre unité de traitement est actuellement en construction à proximité immédiate. Enfin, un système de collecte pneumatique a déjà été construit et mis en service dans le quartier sud. Toutefois, plusieurs acteurs liés au projet nous ont indiqué que ce système rencontre d’importantes difficultés de fonctionnement, notamment d’« encombrement » des canalisations en raison du mauvais tri des déchets solides effectué par les résidents.

Un projet urbain durable mais incomplet

Plus généralement, la plupart des innovations techniques conçues et mises en place ne peuvent pas être réellement éprouvées, faute d’habitants suffisamment nombreux. Surtout, le prisme technologique et infrastructurel qui caractérise l’opération de SSTEC minore l’attention accordée à d’autres dimensions majeures pour la réussite d’un projet urbain : les attentes et les usages des habitants, les équipements et espaces publics, l’intégration du projet dans son environnement, la cohérence de la planification urbaine d’ensemble de l’éco-cité. Cela pose plus largement la question du mode de fabrique urbaine prévalent dans le pays (Curien 2014 ; Curien 2016 ; Delpirou et al. 2015).

Au-delà du champ des services essentiels en réseaux, un certain nombre de limites apparaissent quant à la qualité et à la sobriété environnementales de l’opération :

  • le suivi de la mise en œuvre des indicateurs KPI est réalisé par l’administration de la SSTEC elle-même et non par une instance extérieure, ce qui réduit sa crédibilité ;
  • la plupart des terrains de la SSTEC étaient auparavant non constructibles : l’aménagement du site a donc nécessité l’artificialisation de sols naturels et l’importation d’une quantité de terre considérable ;
  • si l’urbanisme mis en œuvre dans le quartier sud n’est effectivement pas hostile au piéton et si les trames urbaines sont de dimensions plus humaines que dans beaucoup de villes nouvelles chinoises, les blocs restent de grande dimension (400 mètres sur 400 mètres) et fermés (une seule ou deux entrées), ce qui rend les déplacements à pied peu confortables.

Finalement, si l’éco-cité de Tianjin présente une conception de la ville et des systèmes de services essentiels largement novatrice en Chine, d’importantes incertitudes existent quant à la mise en œuvre des systèmes techniques de réutilisation des ressources, notamment en raison d’un retard important dans l’intégration d’habitants sur le site. La concrétisation des objectifs environnementaux fixés semble compromise, en raison d’une planification et d’une fabrique urbaines défaillantes à maints égards : localisation excentrée, faible intégration territoriale, manque d’équipements et de services publics, forte spéculation immobilière, modèle et métrique urbanistiques non adaptés aux objectifs environnementaux… Ce cas met ainsi en évidence non seulement les limites de l’approche sino-singapourienne focalisée sur la technologie et l’infrastructure, mais aussi l’importance des facteurs urbanistiques pour la réussite d’un projet de ville durable.

Bibliographie

  • Curien, R. 2014. Services essentiels en réseaux et fabrique urbaine en Chine : la quête d’une environnementalisation dans le cadre d’un développement accéléré. Enquêtes à Shanghai, Suzhou et Tianjin, thèse de doctorat en aménagement et urbanisme, université Paris-Est, 452 pages.
  • Curien, R. 2014. « Chinese urban planning : environmentalising a hyper-functionalist machine ? », China Perspectives, n° 3, p. 23‑31.
  • Curien, R. 2016. « Services essentiels en réseaux et fabrique urbaine en Chine : verdir le développement accéléré ? », Urbanités, dossier spécial « Mondes urbains chinois ».
  • Delpirou, A., Doulet J.-F. et Zhuo, J. 2015. « Coordonner urbanisme et transports collectifs : un référentiel à l’épreuve de la ville “made in China” », Flux, n° 101‑102, p. 42‑56.
  • Hao, X., Novotny, V. et Nelson, V. (dir.). 2010. Water Infrastructure for Sustainable Communities : China and the World, Londres : IWA Publishing, 680 pages.
  • Pow, C. P. et Neo, H. 2013. « Seeing red over green : contesting urban sustainabilities in China », Urban Studies, vol. 50, n° 11, p. 2256‑2274.
  • Renmin Ribao. 2015. « 中新天津生态城成’宜居之城’入住人口达2万多人 » (« La SSTEC devient une “ville habitable” de 20 000 habitants »), 22 mai.
  • Wong, T.-C. 2011. « Eco-cities in China : pearls in the sea of degrading urban environments ? », Eco-City Planning, p. 131‑150.
  • Wong, S.-L. et Pennington, C. 2013. « Steep challenges for a Chinese eco-city », Green : A Blog About Energy and the Environment, 13 février.
  • World Bank. 2009. Sino-Singapore Tianjin Eco-City : A Case Study of an Emerging Eco-City in China, rapport d’assistance technique, 168 pages.

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Pour citer cet article :

Rémi Curien, « L’éco-cité de Tianjin : innovations et limites d’une conception sino-singapourienne d’une ville durable », Métropolitiques, 30 mars 2016. URL : https://metropolitiques.eu/L-eco-cite-de-Tianjin-innovations.html

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