En l’espace de trois décennies, le nombre de logements mis en location par des bailleurs institutionnels privés (compagnies d’assurances, caisses de retraite, caisses foncières, sociétés immobilières d’investissement) a fortement diminué en France. Entre 1984 et 2017, il est ainsi passé de 1,2 million à environ 200 000, soit moins de 3 % du parc locatif libre [1]. La financiarisation des marchés immobiliers en France, amorcée au milieu des années 1990, a paradoxalement accéléré la tendance au retrait des investisseurs institutionnels du marché du logement. En effet, à la suite du retournement du marché immobilier de bureaux en 1991, ces derniers cèdent leur patrimoine résidentiel pour éponger leurs pertes dans le secteur tertiaire. Ils profitent des plus-values importantes tirées de la vente d’un parc immobilier ancien et développent une approche financière de leurs investissements immobiliers, sur le modèle des fonds opportunistes anglo-américains (Ashton, Doussard et Weber 2016). L’industrie de la gestion d’actifs qui se structure à cette période transpose les catégories de classement propres aux marchés financiers, les modes de calcul et les attentes vis-à-vis de ces placements, aux biens immobiliers (Guironnet et Halbert 2018). Dans ces conditions, le logement devient une classe d’actifs que les investisseurs institutionnels préfèrent céder au profit de l’immobilier tertiaire notamment, plus rentable à court et moyen termes, plus liquide, moins coûteux en gestion locative, et qui ne risque pas d’entacher l’image de la société en cas de contentieux avec des locataires (Nappi-Choulet 2013, 2012).
Depuis les années 1980, la question du rôle des investisseurs institutionnels dans le financement du marché résidentiel locatif revient de manière récurrente dans la définition des politiques du logement. Dès 1983, un groupe de travail sur la réforme du financement du logement constatait ainsi que « le secteur des investisseurs institutionnels (banques, compagnies d’assurances, établissements publics) construi[sai]t peu de logements (3 % des mises en chantier les bonnes années) » [2]. Le sujet est alors généralement associé à la question du logement des classes moyennes dans les zones urbaines les plus tendues, du fait des caractéristiques du parc anciennement détenu par les institutionnels, c’est-à-dire des logements plutôt grands (73 m² en moyenne), moins chers au mètre carré que le marché et situés à 56 % dans Paris intra-muros [3]. Or les assureurs sont les propriétaires historiques de ce patrimoine de logements intermédiaires. Aussi les pouvoirs publics espèrent-ils favoriser à nouveau le retour durable des compagnies d’assurances dans le logement en lançant, en 2014, un fonds d’investissement qui leur est dédié : le Fonds de logement intermédiaire (FLI).
L’étude du FLI permet d’éclairer à la fois le poids et l’autonomie des investisseurs institutionnels vis-à-vis des pouvoirs publics. En effet, le souci de créer un segment de marché attractif pour ces investisseurs – plutôt que de les contraindre à allouer une partie de leurs actifs à son financement – traverse tout le dispositif, de la nouvelle réglementation du logement locatif intermédiaire (LLI) à sa géographie, en passant par l’économie de sa production.
La construction politique d’un nouveau marché pour les investisseurs institutionnels
Au début de la mandature Hollande, la ministre de l’Égalité des territoires et du Logement, Cécile Duflot, souhaite faire participer les investisseurs institutionnels aux objectifs de construction de 500 000 logements par an, et plus particulièrement à destination des classes moyennes. Plutôt que d’appliquer des mesures jugées coercitives au sein du ministère de l’Économie et des Finances – celle d’imposer, par exemple, qu’ils détiennent un très faible pourcentage de logements à loyer intermédiaire dans leur portefeuille, comme le suggérait le think tank Terra Nova (2013) –, il s’agit de faire du logement intermédiaire un produit d’investissement destiné aux institutionnels.
Les investisseurs institutionnels disposent d’un double avantage fiscal pour l’acquisition d’un LLI, calqué sur les aides financières accordées aux bailleurs pour produire du logement social. Ils bénéficient ainsi d’une réduction de la TVA de 19,6 % à 10 % à l’achat, et d’une exonération de taxe foncière sur la propriété bâtie (TFPB) pendant toute la durée de sa mise en location. Sur le modèle des dispositifs d’incitation à l’investissement locatif des particuliers, ces niches fiscales sont associées à des plafonds de loyer et de ressources des locataires, ces derniers étant « très peu contraignants » néanmoins, selon l’appréciation d’un fonctionnaire de la direction du Trésor rencontré. Enfin, elles sont adossées à un zonage A‑B‑C selon la tension sur les marchés immobiliers résidentiels, et ne s’appliquent que dans les territoires classés A et B1 – les plus tendus.
Or ces mesures fiscales correspondent aux deux propositions formulées depuis 2011 par la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA) elle-même, selon les entretiens menés auprès de ses représentants. Les investisseurs institutionnels bénéficient ainsi des mêmes conditions fiscales de production du logement que les organismes HLM. Les logements, dont les plafonds de loyer sont estimés par CDC Habitat [4] entre 10 % et 15 % en dessous du marché, peuvent ensuite être vendus et déconventionnés à partir de la onzième année.
Ce double avantage fiscal est par ailleurs adossé à l’obligation d’inclure 25 % de logements sociaux (quel que soit le type de logement social) dans la surface totale du programme de LLI. Les dispositions concernant ce quota incluent néanmoins des exceptions importantes : elles ne s’appliquent pas initialement dans les communes comportant déjà plus de 50 % de logements sociaux ; et CDC Habitat obtient à partir de 2019 que cette exception soit élargie aux communes comportant plus de 35 % de logements sociaux.
Enfin, conformément aux standards en vigueur dans l’industrie financière, le montage par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) prend la forme d’un fonds d’investissement géré par un tiers. C’est dans cette perspective que CDC Habitat crée sa propre filiale de gestion d’actifs, Ampere Gestion. Elle promet une rentabilité brute annuelle de 4,8 % des parts investies dans le FLI. Ce faisant, le dispositif se rapproche du « rendement minimal de 5 % » préconisé à l’été 2011 par le groupe de travail constitué de foncières, sociétés civiles de placement immobilier (SCPI), fonds d’investissement et compagnies d’assurances, réunis par l’ancien secrétaire d’État au logement, Benoist Apparu. À cette date, le groupe de travail avait également proposé un abaissement de la TVA pour l’acquisition de logements sociaux, la possibilité de vendre leur parc après un délai de 10 ans, celle de bénéficier d’un avantage fiscal à l’investissement au même titre que les particuliers ou encore celle de permettre la densification des opérations de logements. Ces préconisations ont également été reprises dans la réglementation du LLI [5].
L’État lui-même se porte acquéreur de LLI en tant qu’investisseur, ainsi que la CDC pour son compte propre [6]. Les deux fonds sont également gérés par Ampere sur des critères d’investissement similaires à ceux du FLI pour leur garantir une rentabilité proche. Mais les investisseurs institutionnels disposent d’un droit de priorité sur les deux autres fonds : le pacte d’actionnaires prévoit que les meilleures opérations lui soient réservées.
Source : L’Agefi quotidien, 17 juillet 2015.
Note : les 1,2 milliards d’euros de dette du fonds de la CDC Habitat comprennent 500 millions d’euros de prêt de la Banque européenne d’investissement (BEI).
L’anticipation des attentes des investisseurs institutionnels
En 2015, CDC Habitat annonce une « levée de fonds record » pour le FLI, qu’elle présente comme l’un des trois plus gros fonds européens non cotés dédiés au secteur résidentiel [8]. En réalité, la CDC peine à attirer des investisseurs. Ils ne sont que sept en juillet 2014, dont des sociétés liées aux pouvoirs publics (CNP Assurances, ERAFP, EDF Invest) et BNP Paribas Cardif dont la directrice de l’immobilier, en tant que représentante du pôle immobilier de la FFSA, a soutenu le régime fiscal du LLI. À cette date, le fonds ne réunit que 405 millions d’euros sur les 800 millions escomptés, dont la moitié correspondent à des fonds propres de CDC Habitat elle-même. Ce n’est qu’un an plus tard qu’elle parvient à réunir, aux côtés du Fonds de réserve pour les retraites (FRR) et du Fonds de démantèlement d’Areva, huit compagnies d’assurance privées qui, cédant par mimétisme et dans une logique de concession vis-à-vis des pouvoirs publics, investissent des montants avant tout symboliques (de l’ordre de 10 millions à 20 millions d’euros).
Comment expliquer ce démarrage contrarié ? Ce n’est pourtant pas faute pour la Caisse des dépôts de méconnaître les conventions admises dans l’industrie de la gestion d’actifs immobiliers. La directrice générale d’Ampere et son adjoint étaient, par exemple, respectivement directrice d’investissement immobilier du fonds de pension du Qatar avant d’être nommée responsable du portefeuille des fonds immobiliers et infrastructure au sein de la direction financière de la DFE (direction des Fonds d’épargne de la CDC), et directeur de la gestion de fonds chez NAMI AEW Europe, société d’investissement et de gestion de portefeuille immobilier.
De même, la rigidité des critères d’engagement du fonds, contenus dans ce qui est précisément nommé la « bible » d’investissement (ou « thèse » d’investissement), garantit la traduction la plus stricte des objectifs financiers en paramètres urbains, permettant de minimiser le rôle discrétionnaire du gérant et de sécuriser les investisseurs. Ces critères sont contenus dans le pacte d’actionnaire et font figurer de nombreux indices statistiques de répartition des acquisitions du fonds, une sorte de « panier de la ménagère » comme le qualifie un actionnaire du FLI. Ces indices portent, par exemple, sur des objectifs de répartition de la localisation des nouveaux logements (à partir d’une liste de 400 communes, identifiées comme représentant les 1 % du territoire concentrant 26 % de la population) ou encore des typologies de logements que le fonds devrait détenir (environ un tiers de T2, une moitié de T3 ; plutôt des petits logements propices à rentabiliser la location).
La thèse d’investissement contient également un objectif de décote sur les prix d’acquisition des logements auprès des promoteurs immobiliers de l’ordre de 15 % par rapport aux prix du marché. Ainsi, au total, les investisseurs ont obtenu en moyenne une décote de 26 % sur les prix d’acquisition grâce à la baisse de la TVA et aux protocoles d’accord signés avec les plus grands promoteurs immobiliers pour l’achat en bloc de leurs opérations en vente en l’état futur d’achèvement (VEFA). CDC Habitat s’est, en outre, ménagée l’accès à des fonciers stratégiques via des partenariats signés avec la Société du Grand Paris et des propriétaires fonciers ou immobiliers comme La Poste, la SNCF ou encore Grand Paris Aménagement.
En dépit de la démonstration par le gérant des critères censés garantir la rentabilité du montage financier, deux propriétés du fonds vont à l’encontre de leur doctrine d’investissement. Dans un premier temps, la liquidité, c’est-à-dire ici la possibilité de sortie du fonds, est dépendante de la vente des logements, autorisée à partir de la onzième année dans la limite de la moitié des logements, et à partir de la quinzième année pour le reste. La localisation géographique des propriétés logements est une autre barrière. Elle est considérée trop périphérique et donc peu attractive en matière de capacité de revente, pour des institutionnels qui investissent essentiellement à Paris et sa première couronne.
La cotation du marché par Ampere Gestion : une géographie du risque à trois niveaux
Globalement, la stratégie et les pratiques d’investissement d’Ampere Gestion hiérarchisent l’espace en trois niveaux. Les territoires « prime » correspondent aux communes où la tension sur le marché locatif est la plus forte. Avec un profil de rendement faible (en raison d’un prix d’achat élevé), ces localisations présentent néanmoins des garanties fortes (en termes de valeur foncière et d’occupation du parc). Mais le foncier y est rare, insuffisant donc pour y construire 35 000 logements. Par ailleurs, à la rentabilité locative s’ajoute le calcul d’un rendement interne, à partir du flux de revenus locatifs et de la plus-value de cession des logements. La stratégie d’investissement est donc parcourue d’une tension entre un double objectif de sécurisation de revenus locatifs futurs et de valorisation du capital à moyen et long termes (10 à 15 ans). Par exemple, trois opérations acquises par le FLI à Asnières-sur-Seine se plient bien à cette double injonction : dans une commune proche de Paris située en bordure de Seine, qui compte une majorité de cadres et de professions intermédiaires, les opérations se situent pour deux d’entre elles dans la ZAC PSA, à l’emplacement des anciennes usines de Peugeot–Citroën, et la plus importante en volume (92 logements) dans le quartier des Hauts d’Asnières qui a fait l’objet d’une convention de rénovation urbaine en 2008. Ainsi, tout en ayant des garanties importantes sur l’occupation des logements dans une commune frontalière de Paris, CDC Habitat parvient à saisir des opportunités de plus-value foncière associées à deux grands projets urbains.
Sources : ministère du Logement et de l’habitat durable ; documents et données SNI–Ampere Gestion récupérées lors des entretiens.
Réalisation : Thibault Le Corre et Marie Bigorgne, 2017 ; fonds de carte : OSM Stamen Toner Lite.
Source de données : groupe SNI – direction du Patrimoine, Ampere Gestion.
Réalisation : groupe SNI – direction du Patrimoine, janvier 2017.
Contrainte néanmoins de prospecter au-delà, au vu des rendements anticipés et du volume à investir, CDC Habitat distingue ensuite des « micro-marchés » d’une part, capables d’absorber des petits programmes seulement (comme Avon, petite commune située en bordure de Fontainebleau), des « marchés porteurs » d’autre part, qui correspondent globalement aux nouvelles opportunités de spéculation offertes par le projet de transport du Grand Paris. Dans des communes historiquement ouvrières, c’est alors la combinaison de la proximité à Paris, de la dynamique d’embourgeoisement en cours et de la perspective d’une gare du Grand Paris Express qui déterminera la présentation ou non du programme aux investisseurs. Montreuil, Ivry-sur-Seine ou Bagneux figurent ainsi parmi les communes dans lesquelles le FLI est présent, ainsi que Bobigny ou Pantin, mais pas Sevran ni Bondy, trop populaires, trop périphériques, en dépit des futures gares du Grand Paris.
Se dessine alors une frontière dans la géographie du fonds, au-delà de laquelle les capitaux des trois fonds ne sont pas investis. Parmi les marchés « non porteurs » figurent les quartiers de l’est non limitrophe de la capitale qui font l’objet d’une convention avec l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Ces quartiers font pourtant l’objet d’une politique de « diversification » du peuplement dont l’objectif est justement d’attirer les classes moyennes. Territoires ciblés pour le développement d’un parc locatif intermédiaire, la Foncière Logement, l’ANRU et les collectivités sollicitent CDC Habitat pour investir dans ces quartiers où des opérations d’accession sociale ou de mise en location de logements libres ont échoué (Saint-Macary 2011).
La Caisse des dépôts, à l’avant-garde des transformations capitalistiques de la production de logement conventionné
Le logement intermédiaire est le produit d’une politique qui vise à enrôler les investisseurs institutionnels dans un dispositif d’État au moyen de l’anticipation, par la CDC Habitat, de leurs attentes financières : des rendements calculés selon les outils de la finance de marché, un régime fiscal avantageux et la possibilité de revente des logements à moyen terme. C’est pourtant méconnaître à la fois la très forte autonomie du champ des investisseurs institutionnels – qui se passe de se voir recommander des choix d’investissement par les pouvoirs publics – et l’importance des conventions admises dans cette industrie, en matière de « classe » d’actifs, de localisations ou de liquidité (Tadjeddine 2006 ; Guironnet 2016).
Si le fonds a été « accueilli avec de nombreuses réticences et du scepticisme », comme l’a reconnu plus tard le secrétaire général de CDC Habitat [9], il a peut-être contribué néanmoins à modifier le rapport des institutionnels au marché résidentiel, les invitant à reconsidérer la diversification de leur portefeuille en faveur du logement, dans un contexte de dégradation des rendements obligataires, de diminution de la rentabilité de l’immobilier tertiaire et d’appréciation des valeurs immobilières. CDC Habitat a du moins poursuivi sa politique de libéralisation des circuits de financement du logement conventionné avec l’acquisition, en mars 2017, de 62 hôtels F1 dans le cadre d’un fonds « à impact social » (Hémisphère) géré par Ampere et destiné à l’hébergement d’urgence, qui réunit six investisseurs institutionnels [10]. En janvier 2019, le groupe lève 900 millions d’euros auprès de 15 investisseurs institutionnels, dont des investisseurs étrangers, pour le lancement d’un deuxième fonds de logement intermédiaire (FLI 2).
Bibliographie
- Bigorgne, M. 2016. Faire du logement un « actif prime » ? Une monographie du Fonds de logement intermédiaire, mémoire de master 1 « Urbanisme et aménagement », École d’urbanisme de Paris (EUP).
- Bigorgne, M. 2017. La Financiarisation du logement locatif intermédiaire. La construction d’un marché à destination d’investisseurs institutionnels, mémoire de master 2 « Urbanisme et aménagement », École d’urbanisme de Paris (EUP).
- Guironnet, A. et Halbert, L. 2018. « Produire la ville pour les marchés financiers », Espaces et Sociétés, n° 174, p. 17‑34.
- Guironnet, A. 2016. « Une financiarisation si discrète ? La circulation des standards de la filière d’investissement en immobilier tertiaire dans les politiques de développement urbain du Grand Lyon », Métropoles, n° 19.
- Nappi-Choulet, I. 2012. « Le logement, laissé-pour-compte de la financiarisation de l’immobilier », Esprit, janvier, p. 84‑95.
- Nappi-Choulet, I. 2013. « La financiarisation du marché immobilier français : de la crise des années 1990 à la crise des subprimes de 2008 », Revue d’économie financière, n° 110, p. 189‑205.
- Saint-Macary, E. 2011. Mixité sociale et diversité de l’habitat : l’investissement d’acteurs privés dans les opérations de rénovation urbaine, thèse de doctorat, sous la direction de F. Drosso et C. Lelévrier, Institut d’urbanisme de Paris (IUP)–université Paris-Est Créteil Val-de-Marne (UPEC).
- Tadjeddine, Y. 2006. « Les gérants d’actifs en action : l’importance des conventions dans la décision financière », in F. Eymard-Duvernay (dir.), L’Économie des conventions, méthodes et résultats, Paris : La Découverte, p. 193‑207.
- Terra Nova. 2013. « L’accès au logement : une exigence citoyenne, un choix politique », Projet 2012 – contribution n° 6.
- Yché, A. 2015. Logement. Nouvelle donne, Paris : Economica.