Programme de 100 000 logements au Sénégal, programme de 150 000 logements sociaux en Côte d’Ivoire, programme de 40 000 logements au Burkina Faso, programme de 20 000 logements au Bénin… Au cours des dix dernières années, de nombreux États ouest-africains ont adopté des politiques nationales visant à promouvoir la construction massive de logements dits « sociaux » ou « abordables [1] », entendus comme des logements accessibles aux ménages ne pouvant prétendre à l’offre actuellement disponible sur le marché, et produits dans un cadre formel (constructions réalisées dans le respect des documents de planification et assorties d’un titre de propriété), pour pallier le déficit de logements et améliorer les conditions de vie des habitants. Ces programmes rencontrent toutefois des difficultés à atteindre leurs objectifs. Ils témoignent des limites d’un modèle de développement urbain pensé sans tenir suffisamment compte des besoins et des contraintes locales, ni des opportunités offertes par la façon dont les villes ouest-africaines se construisent de facto. Cette situation questionne en creux les imaginaires urbains africains, et offre l’occasion de penser des modèles plus adaptés aux réalités locales (Chenal 2015). Les arguments développés dans cet article s’appuient sur des missions d’expertise et de conseil réalisées pour des gouvernements ouest-africains afin de les accompagner dans la mise en œuvre de leurs programmes nationaux de logements abordables, notamment en Côte d’Ivoire et au Sénégal.
Aux origines des programmes nationaux de logements sociaux
Dans de nombreux États ouest-africains, on observe un découplage entre la demande de logements, qui ne cesse de s’accentuer sous l’effet de la croissance démographique, et la faiblesse de l’offre, qui s’explique à la fois par le désengagement des États du secteur de l’aménagement et de la construction, et par les nombreux obstacles limitant les capacités constructives des acteurs privés. En effet, si de nombreux États se sont investis dans l’aménagement urbain et la production de logements au sortir des indépendances, via des sociétés étatiques comme la SICAP au Sénégal ou la SICOGI en Côte d’Ivoire, les plans d’ajustement structurel, adoptés suite à la crise économique des années 1980, les ont conduits à se désengager de tout le processus d’aménagement-construction, au profit du secteur privé (Biehler et al. 2015). Les acteurs privés buttent quant à eux sur des difficultés d’accès au foncier, des difficultés de financement mais aussi un défaut de capacités techniques qui limite leur capacité à produire du logement abordable en quantité suffisante pour répondre aux besoins du marché.
Pour toutes ces raisons, l’autoconstruction, processus selon lequel les ménages construisent leurs logements par eux-mêmes de façon incrémentale, sur des terrains ne disposant pas toujours de titres de propriété, et la plupart du temps en dehors des règles de planification et de construction en vigueur, est souvent la seule solution pour accéder au logement. Bien qu’il ait le mérite de répondre à des besoins vitaux, ce processus s’accompagne d’un étalement urbain non maîtrisé, de conditions de logement souvent précaires (absence de titres de propriété, non-respect des documents d’urbanisme et des normes de construction, etc.), et d’un accès très inégal aux services urbains (eau, électricité, assainissement…).
Les politiques de logements sociaux ou abordables adoptées par les États visent donc à combler le déficit de logements, mais aussi à reprendre la main sur le processus de fabrique urbaine. Elles se traduisent concrètement par un ensemble de mesures visant à stimuler l’offre via la cession à bas coût de terrains sécurisés et viabilisés à des promoteurs privés s’engageant à construire un pourcentage minimum de logements sociaux. Elles visent également à solvabiliser la demande via des mesures destinées à faciliter le recours à l’emprunt : refinancement des banques commerciales, mobilisation de garanties étatiques, etc. En effet, les taux d’intérêt pratiqués par les banques commerciales sont en règle générale prohibitifs, et les banques peu enclines à délivrer des prêts hypothécaires en raison du peu de garanties offertes par les ménages (informalité des titres fonciers, informalité des revenus, etc.). Les mesures mises en place par les États visent donc à sécuriser les banques pour leur permettre de baisser leurs taux d’intérêt et d’assouplir leurs conditions d’emprunt.
Ces politiques font ainsi table rase du modèle régissant le processus d’autoconstruction, qui repose sur la mobilisation, par les particuliers directement ou par des petits entrepreneurs privés, de tâcherons [2] et artisans financés au coup par coup via l’épargne individuelle des ménages ou via des dispositifs d’épargne et de prêts communautaires de type tontine, faute d’accès à l’emprunt bancaire (Choplin 2020) [3].
Sur le plan urbanistique, elles se traduisent par l’artificialisation de vastes emprises foncières souvent situées à plusieurs dizaines de kilomètres des villes-centres (figure 1). Si ce choix est avant tout motivé par la cherté du foncier et la difficulté à trouver de grandes étendues de foncier disponible à la périphérie des grandes villes, il véhicule également le rêve d’un urbanisme planifié et d’un cadre de vie apaisé, rompant avec les dysfonctionnements de la ville contemporaine.
Ce projet est situé à 30 km de Dakar, sur la liaison autoroutière et le TER reliant le centre de Dakar à l’aéroport international Blaise-Diagne.
© Julia Pfertzel.
Des politiques qui peinent à atteindre leur cible
Malgré leur importance dans l’agenda politique, ces programmes peinent à atteindre leurs objectifs. Ainsi, dans la plupart des États, le nombre de logements réalisés à ce jour présente un très fort décalage avec les objectifs quantitatifs affichés. À titre d’exemple, en Côte d’Ivoire, seuls 5 000 logements avaient été livrés par l’État en 2019, pour un objectif annoncé de 150 000 à horizon 2020. Sur le plan qualitatif, beaucoup d’opérations souffrent d’un défaut de mixité fonctionnelle et d’une absence de desserte en transports en commun, courant ainsi le risque de perdre en attractivité au fil des années. L’offre de logements apparaît également en décalage avec les capacités financières de la plupart des ménages, la majorité des logements n’étant accessible qu’aux ménages les plus aisés (deux ou trois premiers déciles), en particulier ceux ayant des revenus réguliers. Elle semble par ailleurs ne pas bien répondre aux besoins des populations, les logements finis mis sur le marché étant rapidement soumis à d’importantes modifications par leurs occupants (extensions, réagencements…) (N’goran et al. 2020).
La ville nouvelle de Bassinko, au Burkina Faso, est emblématique de ces difficultés. Malgré un début d’urbanisation prometteur, cette opération, construite à 15 km du centre de Ouagadougou, sur un site de plus de 900 ha, se heurte à un manque de services publics, l’État peinant à réaliser les investissements nécessaires pour viabiliser le site, mais aussi à un défaut d’accessibilité, avec une route d’accès sous-dimensionnée et une offre de transport en commun inexistante. En Côte d’Ivoire, l’opération de Songon-Kassemblé, aménagée par l’État sur un site de 439 ha situé à 15 km à l’ouest d’Abidjan, sur la route Abidjan-Dabou, a également été fortement ralentie par les difficultés rencontrées par l’État dans la « purge [4] » des droits coutumiers et la réalisation des travaux de viabilisation (figures 2 et 3). Sur ces deux opérations, les promoteurs ont parfois été contraints d’abandonner leurs opérations en cours de réalisation, faute de pouvoir effectuer les travaux et vendre les logements dans les délais escomptés. Les logements sortis de terre ne sont par ailleurs accessibles qu’aux trois premiers déciles de la population.
© Mathilde Mouton.
Cette situation s’explique par des difficultés de plusieurs natures, rencontrées à tous les maillons de la chaîne de valeur :
- des difficultés d’ordre financier, tout d’abord : difficulté des États à financer l’acquisition et la viabilisation des terrains, faute de ressources [5], difficulté des promoteurs à emprunter dans des conditions acceptables sur les marchés, mais aussi difficulté des ménages à recourir à l’emprunt malgré les mesures de soutien mises en place, du fait de revenus trop faibles ou informels ;
© Mathilde Mouton.
- des difficultés d’ordre organisationnel : absence d’aménageurs et manque d’expérience des États dans le pilotage de projets urbains de grande envergure, défaut de capacité des promoteurs qui peinent à industrialiser leurs procédés et à générer des économies d’échelle ;
- des difficultés d’ordre administratif et réglementaire : systèmes d’enregistrement des titres de propriété et d’obtention des autorisations de construire longs et coûteux, et risques importants de litiges fonciers lors du rachat de terrains préalablement régis par le droit coutumier.
Si des solutions existent pour surmonter ces difficultés – accompagner la création d’aménageurs, instituer des mécanismes de captation de la plus-value foncière et/ou mobiliser la parafiscalité pour financer l’aménagement des sites, favoriser la montée en compétences des promoteurs et développer des filières de production de matériaux locaux pour optimiser les coûts de construction locaux, etc. – leur mise en place ne peut se faire que sur la durée, et reste insuffisante pour satisfaire les besoins de l’ensemble de la population, dont une bonne partie demeure exclue du recours à l’emprunt bancaire, et ce malgré les mesures de soutien déployées.
Un nécessaire changement de paradigme
Permettre l’accès du plus grand nombre à un logement décent nécessite donc de diversifier les approches et de penser des solutions complémentaires inspirées des pratiques en vigueur dans l’économie informelle. L’autoconstruction hors des normes officielles est en effet le processus de fabrique urbaine dominant dans la plupart des villes africaines. Si ce modèle présente de nombreuses fragilités, il est aujourd’hui le seul qui permette aux ménages non bancarisés d’étaler leurs dépenses dans le temps, donc d’accéder à la propriété. Il présente également l’avantage de permettre une certaine évolutivité des logements, largement plébiscitée par les ménages, et de s’appuyer sur une multitude de petits entrepreneurs locaux (petits investisseurs, entreprises de construction, artisans, tâcherons, etc.), plutôt que sur quelques promoteurs souvent détenus par des capitaux étrangers.
Ainsi, il ressort des études conduites in situ par l’autrice que les États gagneraient à capitaliser sur les forces de ce modèle pour accélérer la production de logements véritablement abordables, tout en s’attaquant à ses fragilités, à savoir l’informalité, la qualité inégale des constructions et le manque de financement. Cela pourrait se faire :
- en accompagnant l’autoconstruction incrémentale sur des terrains ouverts à l’urbanisation assortis de titres fonciers, et selon des normes définies conjointement avec l’État (voir l’exemple du programme Twize en Mauritanie, Allou et al. 2012 [6]) ;
- en formant les entrepreneurs locaux aux techniques de construction agréées par l’État et en accompagnant le développement des filières de production nécessaires à leur déploiement à large échelle (équipements, matériaux, etc.) ;
- en mettant en place des mécanismes de financement adaptés à la faiblesse et à l’irrégularité des revenus, inspirés des pratiques actuelles d’épargne et de financement communautaire, comme le financement de fonds rotatif ou l’octroi de prêts à des groupes d’épargne faisant office d’intermédiaire entre les ménages et les institutions bancaires (voir l’exemple de la cité FSH au Sénégal, Chabot et al. 2018 [7]), le refinancement d’institutions de microfinance, ou encore la mise en place de prêts incrémentaux versés par tranche au fur et à mesure de l’avancement des travaux, comme le proposent des organismes comme iBuild Homeloans en Afrique du Sud ou ZambiaHomeloans en Zambie.
Vers une hybridation des modèles
La question des logements sociaux illustre ainsi la difficulté des États à penser des solutions adaptées à leurs réalités socio-économiques et à sortir d’un modèle de ville formelle largement influencé par un imaginaire de la modernité très éloigné de la façon dont leurs villes se construisent aujourd’hui.
Si ce constat est vrai pour le logement, il est vrai également pour les aménagements réalisés dans le cadre des programmes nationaux, qui ne prévoient pas d’espaces pour le développement des activités informelles (vendeurs ambulants, boutiques sur rue, marchés, petits transports collectifs, etc.), alors même que ces activités sont omniprésentes dans les villes africaines et constituent une source de revenus essentielle pour une très large majorité de personnes.
Il semble donc urgent de passer outre la dualité formel/informel et de penser des modèles hybrides où les pouvoirs publics seraient tantôt aménageurs, voire producteurs, tantôt régulateurs, pour mieux répondre aux besoins des populations. C’est cette articulation des initiatives publiques et privées au service de l’intérêt général qui nous semble, demain, pouvoir faire la force des villes africaines.
Bibliographie
- Allou, S., Choplin, A., Hennart, C. et Rachmul, V. 2012. L’Habitat, un levier de réduction de la pauvreté. Analyse du programme Twize en Mauritanie, Éditions du GRET : « Études et travaux en ligne », n° 32.
- Banque mondiale. 2015. Bilan du secteur du logement en Afrique subsaharienne, défis et opportunités.
- BCEAO. 2022. Rapport annuel sur la situation de l’Inclusion Financière dans l’UEMOA au cours de l’année 2021.
- Biehler, A., Choplin, A. et Morelle, M. 2015. « Le logement social en Afrique : un modèle à (ré)inventer ? », Métropolitiques.
- Chabot, L., Keita, P. A. et Varnai, B. 2018. « Le programme d’appui à la reconstruction de la Fédération sénégalaise des habitants – vers un urbanisme participatif et solidaire », Urbanités, dossier « Urbanités africaines ».
- Chenal, J. 2015. « Les villes africaines en quête de nouveaux modèles urbanistiques », Métropolitiques.
- Choplin, A. 2020, Matière grise de l’urbain, La vie du ciment en Afrique, Genève : MétisPresses.
- Dasgupta, B., Lall, S. V. et Gracia, N. L. 2014. « Urbanization and housing investment », Policy Research Working Paper, n° 115004, The World Bank.
- N’goran, A., Fofana, M. et Akindès, F. 2020. « Redéployer l’État par le marché : la politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire », Critique internationale, n° 89, p. 75-93.