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La dérégulation du logement contre la sécurité des habitants

Dans Safe as Houses, Stuart Hodkinson montre comment les politiques britanniques de dérégulation du logement social constituent une sérieuse menace pour la santé mentale et physique des locataires, tout en déresponsabilisant les pouvoirs locaux.

Recensé : Stuart Hodkinson, Safe as Houses. Private Greed, Political Negligence and Housing Policy after Grenfell, Manchester, Manchester University Press, 2019, 272 p.

À l’heure où le Royaume-Uni fait face à une augmentation des coûts de l’énergie sans précédent, la qualité du logement des classes populaires et les risques sociaux et sanitaires associés aux « passoires thermiques » gagnent une place centrale dans le débat public britannique [1]. Pourtant, les positions en matière de logement du nouveau Premier ministre conservateur Rishi Sunak laissent présager la poursuite des politiques de privatisation et de dérégulation qui ont conduit à la dégradation du logement social [2].

Si ces évolutions ont déjà été largement examinées dans le champ des Housing Studies au Royaume-Uni (Ginsburg 2005 ; Smyth 2013) comme en France (Guironnet 2016, Gimat et Halbert 2018), le récent ouvrage de Stuart Hodkinson, inscrit dans le courant de la géographie urbaine critique, prend le parti original de les aborder sous l’angle de la santé et de la sécurité des habitant·es.

Dans Safe as Houses, ce professeur de l’Université de Leeds étudie les conséquences des partenariats public-privé – en anglais les private finance initiatives – mis en œuvre dans le cadre de projets de « régénération urbaine » (urban regeneration) au sein de trois districts londoniens (Islington, Camden et Lambeth). À partir d’enquêtes par observation participante et entretien menées entre 2007 et 2018, il tente de répondre à une question aussi centrale que paradoxale : comment expliquer que des travaux de réhabilitation et d’entretien censés améliorer l’état d’un parc de logements publics vieillissant finissent par mettre en danger la vie de leurs habitants ?

Dégradation du bâti et « meurtre social »

Selon le National Health Service (NHS), en 2015, 8.4 millions de logements étaient considérés comme présentant un « sérieux danger pour la santé des résidents » en Angleterre (p. 228). Aux problèmes sanitaires s’ajoute celui de la sécurité du bâti, et en particulier de la résistance au feu des matériaux constructifs, comme l’a mis en évidence l’incendie de la tour de Grenfell, responsable de la mort de soixante-douze personnes en juin 2017 [3]. Fuites, inondations, moisissures, effritement des murs, prises électriques déficientes, mauvaise isolation des fenêtres et systèmes de chauffage défectueux font partie des problèmes rencontrés par les habitants de logements publics construits dans les années 1960 et 1970 et réhabilités dans le cadre de partenariats public-privé.

Pour S. Hodkinson, cette exposition des classes populaires à l’insécurité de leur logement constitue l’une des manifestations contemporaines du « meurtre social » décrit par Friedrich Engels pour expliquer la mort prématurée des ouvriers au XIXe siècle. À cet égard, l’enquête fait écho à l’analyse des politiques locales de l’habitat marseillaises et de leur responsabilité dans les « effondrements meurtriers » de la rue d’Aubagne (Baby-Collin et al. 2020). Tout l’enjeu de l’ouvrage consiste à analyser avec précision les mécanismes politiques, juridiques et financiers à travers lesquels les transformations du marché du logement, et en particulier la mise en œuvre des private finance initiatives (PFI), portent atteinte à l’intégrité physique et morale des individus.

Une privatisation cachée

Pour comprendre les conséquences des PFI sur le quotidien des habitant·es, l’auteur retrace les conditions d’apparition de cet instrument. Dès 1979, sous l’égide de Margaret Thatcher, l’instauration d’un « droit d’achat » de leur logement social par les locataires (right to buy) et la dérégulation des prêts hypothécaires constituent les premières étapes de la remise sur le marché des logements publics. En réponse aux mobilisations contre cette privatisation, le gouvernement conservateur met ensuite en œuvre des réformes visant à « démunicipaliser » le logement, c’est-à-dire à « transférer la gestion, la réparation et la propriété du logement public à des propriétaires et des contractants privés » (p. 31).

En 2000, le New Labour de Tony Blair, loin de rompre avec cet agenda, crée le programme « Decent Homes », qui entend répondre aux besoins urgents de réhabilitation du parc public à l’aide de grands projets de « régénération urbaine ». Dans un contexte de défiance vis-à-vis des pouvoirs locaux, accusés d’inaction et de clientélisme, l’accès aux fonds publics est conditionné à la création d’opportunités économiques pour les acteurs privés. Le PFI offre alors une manière de contourner les résistances locales, le conseil municipal restant propriétaire du bâti tout en déléguant sa remise aux normes, son entretien et sa gestion à des prestataires externes. Cette démunicipalisation peut ainsi être lue comme une forme de « privatisation cachée » (p. 81), aggravant les risques sanitaires et sociaux auxquels les classes populaires sont exposées.

Les dangers de la sous-traitance

Le PFI est en effet décrit par Stuart Hodkinson comme un instrument de « sous-traitance sous stéroïdes » (p. 56). La collectivité publique délègue l’entretien de son parc de logements à une entité juridique et financière privée, payée annuellement. Cette entité contractualise avec les acteurs majeurs du projet (principalement les banques et les entreprises de construction et de gestion), qui peuvent à leur tour mandater d’autres prestataires extérieurs. Ce modèle repose sur l’idée qu’en cas de non-respect du contrat, des pénalités financières seront appliquées au consortium. Les acteurs sont ainsi incités économiquement à honorer leurs engagements.

Cependant, les PFI délestent aussi les municipalités de l’obligation de contrôler les travaux entrepris au sein de leur parc, désormais confiée aux partenaires privés et prenant la forme d’une « auto-évaluation ». Les politiques de privatisation du logement sont en effet allées de pair avec une refonte des normes juridiques encadrant la construction et l’inspection des bâtiments, dans le but de mettre fin à ce que le conservateur David Cameron décrivait en 2009 comme « une culture excessive de la santé et de la sécurité » (cité par Hodkinson, p. 39).

Cette dérégulation, couplée aux objectifs de rentabilité des entreprises, amène les acteurs à opter pour des procédés et des matériaux de construction moins performants, tout en méprisant les enjeux de la formation des travailleurs du bâtiment. Les démarches d’auto-évaluation encouragent également les certifications frauduleuses et un ensemble d’escroqueries contre lesquelles les habitant·es tentent de se mobiliser.

Une perte de lien démocratique

Lorsque après quelques semaines de travaux, les résident·es rencontrés par l’auteur constatent le décalage entre les réhabilitations promises et l’état de leur logement, ils font face à un « vide de responsabilité » (« accountability vaccuum », p. 159). Alors que des instances participatives sont prévues dans le programme national « Decent Homes », l’observation du déroulé des réunions sur le terrain met en évidence l’absence de réelle prise en compte de la voix des locataires et des propriétaires. Les interlocuteurs du consortium mettent en place des tactiques « empruntées à l’industrie des assurances », qui consistent à « retarder, réfuter et résister » (p. 182) face aux plaintes des habitants.

Malgré la mise en place de solidarités locales et la diversité de modes de mobilisation déployés par les habitant·es, la dilution des responsabilités entre une multiplicité d’acteurs publics et privés empêche souvent leurs revendications d’aboutir. Le livre met en évidence la situation de détresse économique et psychologique dans laquelle les dégâts causés par les « réhabilitations » placent certains ménages, engagés dans de longues batailles juridiques visant à faire reconnaître les malfaçons et obtenir réparation. Il souligne également l’incapacité à agir de municipalités dépossédées de leur marge de manœuvre par le coût exorbitant des missions confiées au consortium d’acteurs privés.

Même si l’on souhaiterait en savoir plus sur le profil des habitant·es luttant contre les PFI, et mieux comprendre quelles sont les expériences résidentielles des autres – dont il n’est presque jamais question –, l’ouvrage fournit un éclairage précieux sur les liens entre politiques du logement, sécurité et mobilisations locales. Il ouvre en conclusion un ensemble de perspectives pour la construction d’un service public du logement plaçant la sécurité et la santé des habitant·es au centre de ses préoccupations. L’une des plus stimulantes, inscrite dans un programme plus large de renationalisation du logement social, consisterait à créer un organisme public chargé d’assurer la sécurité du logement, dont l’originalité serait de fédérer les intérêts des habitant·es (quel que soit leur statut d’occupation) et ceux des syndicats de travailleurs du bâtiment.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Garance Clément, « La dérégulation du logement contre la sécurité des habitants », Métropolitiques, 21 novembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/La-deregulation-du-logement-contre-la-securite-des-habitants.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1858

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