En 2018, le vote de la loi Elan a relancé les débats en France sur la vente de logements sociaux. Si les organismes HLM ont la possibilité de céder leurs logements à des particuliers depuis 1965, ils ne l’ont cependant fait que de façon très modérée. Cette loi, qui encourage et facilite les ventes, invite à évaluer leurs effets, en particulier en ce qui concerne l’accès au logement des ménages modestes. Cet article propose de mettre en perspective les débats français à l’aune des expériences de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des Pays-Bas, en s’appuyant sur un état des connaissances élaboré par les auteur·e·s (Gimat, Marot et Le Bon-Vuylsteke 2020) [1].
Cette mise en perspective nous semble pertinente à l’heure où les politiques de vente de logement social connaissent, dans ces trois pays, d’importantes remises en cause : elles ont été suspendues en Écosse et au Pays de Galles ; en Allemagne et en Angleterre, où les ventes sont encore possibles, des collectivités cherchent depuis peu à inverser leurs effets en rachetant des logements vendus par le passé. Alors que la volonté du gouvernement français de développer cette pratique semble aller à rebours de certaines tendances observées chez nos voisins européens, les expériences de ces derniers peuvent nourrir certains débats hexagonaux (figure 1).
Dans cet article, nous présentons les politiques de cession de logements sociaux et leurs effets en nous concentrant sur les cas allemand et britannique, qui présentent la particularité d’avoir connu des ventes très nombreuses, ayant profondément transformé leurs secteurs du logement social. Nous nous intéresserons également au cas néerlandais qui apparaît plus proche de la situation française.
Allemagne : des ventes en bloc qui pèsent sur l’offre de logements abordables
Alors que l’Allemagne a longtemps fait figure d’exemple en matière de logement social, les sociétés publiques de l’habitat, ainsi que certaines sociétés privées, se séparent de plus d’un million de logements, conventionnés et non conventionnés [2], entre les années 1990 et les années 2010 (Aalbers 2016). Reposant sur le droit à la vente des bailleurs, cette politique de vente en bloc à des investisseurs institutionnels – sociétés de capital-risque et fonds d’investissement spéculatifs dans un premier temps, qui ont ensuite revendu à des sociétés cotées [3] – est alors essentiellement motivée par des raisons budgétaires (Wijburg et al. 2018). Face au défi de la réunification, la cession de ce patrimoine locatif devient un puissant levier de désendettement de l’État et des collectivités et, plus globalement, d’assainissement des finances publiques (Uffer 2011). Ainsi, la municipalité de Dresde a réussi, dès 2006, à complètement se désendetter par la vente de la quasi-intégralité de son parc locatif (47 600 logements) pour un montant total d’environ 1,8 milliard d’euros. Avec cette privatisation massive, les logements sociaux sont passés de 45 % à 0,3 % du parc (Glätter 2013).
Associée à une diminution des nouveaux conventionnements, cette politique de cession par les bailleurs traditionnels nourrit un mouvement de résidualisation du logement social [4] et contribue à une forte réduction du stock de logements abordables, pour deux raisons principales. En premier lieu, les nouveaux propriétaires institutionnels abandonnent la politique de maintien de loyers réduits dont bénéficiaient de nombreux logements déconventionnés. Leur objectif est de maximiser les recettes d’exploitation, et donc les rendements de ce qu’ils considèrent comme des « actifs financiers » (Aalbers et Holm 2008). Dans la même veine, ces bailleurs cherchent à diminuer les dépenses d’entretien du parc locatif dans les quartiers jugés non rentables (Wijburg et al. 2018). Ces réorientations stratégiques et gestionnaires conduisent à une polarisation du parc locatif cédé : d’un côté, les ensembles situés en centre-ville qui proposent désormais des logements à des prix intermédiaires ou de marché, de l’autre, des ensembles périphériques dégradés au sein desquels les logements sont loués à des prix inférieurs à ceux du marché. Les effets de cette contraction du parc de logements sociaux, conventionné ou non, se font d’autant plus sentir que les prix sur le marché de l’immobilier et les loyers sur le marché locatif résidentiel sont en forte hausse dans les principales métropoles allemandes.
La vente en bloc de logements sociaux a ainsi fortement contribué à la pénurie de logements abordables en Allemagne. Depuis la fin des années 2010, des collectivités tentent d’inverser les effets des politiques menées depuis les années 1990. C’est le cas de Berlin, où la municipalité met en place une politique de gel des loyers dans le parc locatif privé, fixe aux promoteurs immobiliers des quotas de logements conventionnés et tente de racheter les logements anciennement détenus par des bailleurs publics.
Royaume-Uni : ventes massives à l’occupant et contraction du secteur social
La vente de logements sociaux est systématisée à partir de 1980 au Royaume-Uni, par la mise en place du droit à l’achat (Right to Buy). Ce dispositif donne à la quasi-totalité des ménages locataires de logements sociaux la possibilité d’acheter le logement qu’ils occupent, au prix du marché mais avec une décote [5] (Murie 2016). En 1979, les collectivités territoriales, principales propriétaires des logements sociaux, détenaient 29 % du parc, soit 5 millions de logements. Trente-cinq ans plus tard, 2,6 millions de logements ont été acquis par leurs occupants ; les collectivités ne possèdent plus que 7 % des résidences principales (Murie 2016). Ce succès du droit à l’achat s’explique par les caractéristiques des occupants du parc social dans les années 1980 (des ménages modestes mais salariés, ayant vu leur pouvoir d’achat croître au cours des Trente Glorieuses), par les caractéristiques de ce parc (en grande partie des maisons individuelles mitoyennes), ainsi que par des ajustements des modalités d’achat (niveau de décote, durée d’occupation minimale) en fonction de la conjoncture (Whitehead et Scanlon 2007).
Pour la majorité des ménages acquéreurs, le dispositif a été une bonne affaire. Ceux-ci ont acheté des biens immobiliers à bas prix et ont pu ainsi diminuer le poids des dépenses de logement dans leur budget (l’emprunt contracté étant souvent plus faible que l’ancien loyer), puis faire d’importants gains en capital à la revente, celle-ci s’effectuant généralement à des prix proches ou légèrement inférieurs à ceux du marché (Williams et Twine 1993 ; Forrest et al. 1996) [6]. La plupart des logements sociaux vendus n’ont, quant à eux, pas constitué sur le long terme une offre de logements en accession sociale à la propriété : dès la première revente, ils sont rarement les logements les moins chers sur le marché et sont donc peu rachetés par des primo-accédants (Forrest et Murie 1995 ; Pawson et Watkins 1998). Le droit à l’achat a donc surtout contribué à améliorer les conditions de logement d’un groupe spécifique, occupant le parc social « au bon moment ». Le dispositif a été le principal moteur de la hausse de la part des propriétaires-occupants britanniques. Cette croissance doit cependant être nuancée : 30 à 40 % des logements sociaux vendus auraient été mis sur le marché locatif privé par leurs acquéreurs, à des loyers plus élevés que lorsqu’ils étaient sociaux [7] (Murie 2016).
Le droit à l’achat a aussi réorganisé le marché du logement britannique en contribuant là aussi à la résidualisation du parc social : la taille du parc a été considérablement réduite, tandis que la paupérisation de ses occupants s’est accentuée (Pearce et Vine 2014). De plus, les collectivités n’ont plus, depuis les années 1980, les moyens de produire de nouveaux logements, les produits des ventes n’étant réinvestis dans le secteur social que depuis le milieu des années 2010. La production annuelle de logements, sociaux et non sociaux, a en conséquence durablement diminué [8], dans un contexte où les prix immobiliers n’ont cessé d’augmenter. Dans ce contexte, certaines collectivités manquent de logements pour assurer leurs missions sociales et choisissent de racheter des logements sociaux vendus des années auparavant, et ce, à des prix bien plus élevés que ceux auxquels ils avaient été cédés (Copley 2019).
Le droit à l’achat pourrait aussi avoir contribué, au sein des marchés immobiliers « tendus », à accentuer les difficultés de logement des ménages modestes. Une gentrification massive des logements sociaux vendus dans les années 1980 n’est pas observée, sauf dans les quartiers les plus recherchés de Londres (Forrest et Murie 1995). Cependant, les ménages ayant bénéficié du droit à l’achat ont tendance à être remplacés à la revente par des ménages plus jeunes, un peu plus aisés et ayant des perspectives de mobilité résidentielle à plus court terme. Cela va dans le sens d’une accélération du rythme des reventes à partir des années 1990, vraisemblablement à l’origine de changements sociaux plus rapides et plus significatifs (Murie 2016). Au final, la vente semble surtout contribuer à accentuer des dynamiques préexistantes : la dégradation des ensembles immobiliers sociaux les moins entretenus et les plus ségrégés s’est accélérée, tandis que les ensembles immobiliers sociaux en meilleur état, qui se sont mieux vendus, ont progressivement intégré les marchés immobiliers adjacents (Murie 2016).
Si les objectifs et les modalités des politiques de vente de logements sociaux diffèrent en Allemagne et au Royaume-Uni, elles y contribuent néanmoins à une diminution de la taille du parc social, par ailleurs renforcée par une contraction de la production neuve. Cette diminution en stock, associée à la progression des prix immobiliers, rend plus difficile l’accès à un logement abordable pour les ménages modestes. Les politiques de vente de ces deux pays diffèrent toutefois fortement de celles mises en œuvre jusqu’à maintenant en France. La situation des Pays-Bas peut paraître plus instructive.
Pays-Bas : un droit à la vente des logements sociaux aux conséquences incertaines
Aux Pays-Bas, les cessions de logements sociaux reposent sur un droit à la vente accordé aux corporations de logement (woning corporaties, ou wocos). La vente y est un rouage d’une réforme du secteur du logement social qui, depuis les années 1990, entend opérer un recentrage d’un modèle universaliste (accessible à tous les ménages) vers un modèle généraliste (accessible sous condition de ressources). La réforme vise également à favoriser une indépendance financière accrue des bailleurs. Dans le contexte de la fin du soutien financier direct de l’État et d’une injonction au regroupement des bailleurs, cette « dérégulation régulée » (Aalbers 2016) rend plus entrepreneuriale la gestion de logements qui sont dès lors considérés comme des « actifs » dont les produits de cession, tout comme les recettes d’exploitation, doivent financer les opérations de réhabilitation et de renouvellement urbain, ainsi que la construction de nouveaux logements (Gruis et al. 2004, 2007 ; Priemus 2003). Cette logique entrepreneuriale va également de pair avec une diversification des activités des opérateurs. Des wocos se lancent désormais dans le portage foncier, l’aménagement urbain et la promotion immobilière à but lucratif, mais aussi dans des placements financiers hasardeux qui ont poussé les pouvoirs publics à reprendre la main sur le secteur. Si les dispositifs de vente semblent renforcer la solidité financière de nombreuses wocos, leur contribution au renforcement de l’indépendance financière du secteur fait néanmoins l’objet de débats (Van Overmeeren et Gruis 2011). Cette incertitude n’a pas empêché le gouvernement néerlandais de multiplier les prélèvements sur les finances des bailleurs ces dernières années, récupérant ainsi de façon indirecte une part des produits de cession.
Les conséquences des ventes de logements sociaux sur l’accès au logement des ménages modestes sont également incertaines. La littérature suggère qu’elles contribuent aux évolutions plus larges observées dans le parc social néerlandais comme le recentrage sur les ménages vulnérables, l’allongement des files d’attente ou l’uniformisation du parc de certains bailleurs. Pour autant, les ventes n’ont pas provoqué une baisse significative du stock de logements sociaux pour deux raisons principales. D’abord, les ventes sont restées en deçà des objectifs fixés par l’État (environ 0,5 % du parc social est vendu chaque année, d’après Elsinga et al. 2014, à raison d’un rythme annuel de 15 000 logements) et elles sont en baisse depuis 2015. Ensuite, les chiffres des ventes incluent également des logements sociaux nouvellement construits, qui seraient considérés, en France, comme des logements en accession sociale à la propriété.
Le rapprochement des expériences de vente de logements sociaux en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni fait apparaître la diversité des politiques menées. Toutefois, il en ressort que les conséquences de ces politiques sur l’accès au logement des ménages modestes sont bien réelles et dépendent principalement de deux facteurs : le volume de ventes et la part des produits de cession réaffectée au financement de la construction de nouveaux logements sociaux. Si les ventes sont nombreuses et que leurs produits ne sont pas réinvestis dans le secteur social, elles aboutissent sans équivoque à une résidualisation marquée. Le logement social ne contribue alors plus à atténuer les effets de la hausse des prix immobiliers et l’accès au logement pour les plus vulnérables devient de plus en compliqué.
Autre constat, la vente apparaît comme « un fusil à un coup » : à court terme, elle permet certes l’accès à la propriété de ménages ou le désendettement des collectivités, mais les bénéfices pour le parc social à long terme sont rapidement perdus. Les expériences européennes montrent en effet qu’à la revente, les anciens logements sociaux constituent rarement une offre à bas prix accessible aux ménages primo-accédants. En outre, s’ils sont mis sur le marché locatif privé, les anciens logements sociaux voient leurs loyers augmenter progressivement. Enfin, si dans les trois pays étudiés le logement social se présente comme une cible privilégiée des politiques de réduction des dépenses publiques, les bénéfices réalisés sont limités par la nécessité de compenser la disparition du service. Ce constat est évident au regard des rachats de logements sociaux par les collectivités actuellement observés en Allemagne et en Angleterre.
Pour conclure, s’il est difficile de tirer des enseignements généraux des conséquences des cessions de logements sociaux sur les marchés immobiliers locaux, force est de constater qu’au Royaume-Uni comme en Allemagne, elles amènent à une polarisation accrue du parc immobilier cédé. Le patrimoine le plus valorisé avant les ventes continue à s’intégrer aux marchés immobiliers environnants, tandis que le moins valorisé connaît une dépréciation accélérée. Les difficultés gestionnaires, non abordées ici, semblent par ailleurs nombreuses dans les immeubles collectifs partiellement ou totalement vendus. Ainsi les expériences européennes étudiées invitent-elles à une vigilance renforcée quant aux conséquences négatives qu’une montée en puissance de la vente HLM pourrait avoir, en France, pour l’accès au logement des ménages modestes.
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