Alors que d’aucuns le croyaient sorti pour de bon du champ politique, parti électrifier l’Afrique, voici Jean-Louis Borloo de nouveau au cœur de l’actualité hexagonale. Au moment où ces lignes s’écrivent, le rapport qu’il doit remettre au président de la République est présenté par les médias comme celui de la « dernière chance » afin de résoudre le problème public de la « crise des banlieues » (Stebé 2010), attendu avec espoir et anxiété par les maires des municipalités concernées, quel que soit leur bord partisan [1]. Certains y verront un signe des temps, à une époque où les principaux médias comme les acteurs publics du moment sont passés maîtres dans l’art de faire du neuf avec du vieux, tout particulièrement en ce qui concerne « la » banlieue (Berthaut 2013). Ce problème public est du reste aujourd’hui apte à polariser le débat public comme peu d’autres sujets, ainsi que l’ont montré avec une acuité particulière les mouvements émeutiers de novembre 2005 (Mauger 2006).
Reste que si depuis quatre décennies, ce sont toujours de tels « événements » qui ont ramené la question des « quartiers » en haut de l’agenda politico-médiatique (Martinache 2013), ce n’est pas le cas de la séquence actuelle. Celle-ci semble « seulement » répondre à une souffrance « à bas bruit » de leurs habitant·e·s comme de leurs élu·e·s, qu’a notamment mise en évidence la démission médiatisée du maire de Sevran, Stéphane Gatignon [2]. Force est cependant de se demander si son origine ne serait pas autant, sinon plus, à rechercher dans les reconfigurations de l’action publique que dans le malaise chronique de ces territoires.
Le PNRU, outil discret de la réforme de l’État
Paradoxe de l’épisode actuel, celui à qui Emmanuel Macron a confié la mission de rédiger un « plan de bataille » pour les banlieues – que d’aucuns qualifient déjà de « Plan Marshall [3] » – s’est déjà livré à l’exercice, il y a une quinzaine d’années. L’ancien député-maire de Valenciennes, alors ministre délégué à la Ville et à la Rénovation urbaine du gouvernement Raffarin, a en effet laissé son nom à la « loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine » promulguée le 1er août 2003. Elle plaçait en son cœur le Programme national de rénovation urbaine (PNRU) prévoyant la destruction de 200 000 logements sociaux, la reconstruction d’autant, la réhabilitation et la « résidentialisation [4] » de respectivement 400 000 autres logements, le tout sous l’égide d’une nouvelle structure créée pour l’occasion : l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), venant rompre de fait avec la dynamique interministérielle jusqu’alors entretenue par la politique de la ville (Jobert et Damamme 1995).
Au-delà d’un primat accordé au bâti sur le social (stratégie « place » plutôt que « people » – voir p. 197-198) pointé par nombre de commentateurs (Epstein et Kirszbaum 2003 ; Gaudric et Saint-Macary 2013) [5], cette loi réaffirmait la prééminence de l’État central sur l’administration territoriale, en même temps qu’elle revendiquait un nouveau « design institutionnel » en matière de politiques urbaines (agence, appels à projets, évaluations, indicateurs, etc.). Cette réorganisation était en outre animée par la logique de « gestion par la performance » du nouveau management public, promue notamment par la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) du 1er août 2001 (Merrien 1999 ; Pelletier et Bonelli 2010). Telle est la thèse développée de manière convaincante par Renaud Epstein dans un ouvrage paru en 2013 et déjà devenu une référence sur la question, lui-même issu d’une thèse de doctorat en sociologie soutenue en 2008 à l’ENS de Cachan (Epstein 2008), et qui – fait suffisamment rare pour être noté – intervient 14 ans après le DEA de son auteur, qui portait sur une opération de Développement social des quartiers (DSQ) dans la ville de Roubaix. Entre-temps, ce dernier est en effet devenu un acteur de son objet, conduisant des missions d’évaluation d’opérations relevant de la politique de la ville, en tandem avec des universitaires dotés d’une reconnaissance professionnelle sur la question, tels que Daniel Béhar, Philippe Estèbe ou Jacques Donzelot.
Cependant, à l’instar de ce qu’a montré Philippe Bezes (2009) s’agissant de la réforme de l’État, Renaud Epstein convainc qu’il serait trompeur de voir dans ce moment une rupture radicale avec les politiques en vigueur. Il remonte plusieurs décennies en arrière afin d’analyser ce mouvement de retrait, puis retour et redéploiement de l’État central en matière d’organisation des territoires urbains. Le matériau sur lequel s’appuie l’enquête est ainsi particulièrement riche puisqu’il repose sur l’analyse secondaire de 160 rapports d’évaluation de contrats de ville, soit, en plus d’un abondant corpus documentaire, près de 140 entretiens semi-directifs avec différents acteurs de la rénovation urbaine. L’ouvrage lui-même s’organise en deux grandes parties, recouvrant au total cinq chapitres : la première traitant du passage « de la politique de la ville à la rénovation urbaine », et la seconde des « métamorphoses de la gestion publique des territoires ».
Genèse des politiques de la ville…
Le premier chapitre revient ainsi sur les « échecs » de la politique de la ville, dont le constat au début des années 2000 sert à légitimer l’adoption de la loi Borloo. L’auteur souligne que ces critiques sont « aussi anciennes que la politique de la ville » (p. 34), avant de revenir justement sur la genèse de cette dernière. Le meurtre par un patron de bar d’un jeune de la Cité des 4000 à La Courneuve à l’été 1971 précède de peu la signature par Albin Chalandon de deux circulaires ordonnant respectivement l’arrêt des constructions de tours et barres dans les villes moyennes et la promotion de l’action sociale et culturelle dans les quartiers. Suit la mise en place du groupe de réflexion « Habitat et vie sociale », avant la circulaire du même nom de mars 1977. Son mode d’action, mêlant expérimentation et contractualisation avec des municipalités volontaires, sert alors de matrice aux politiques mises en œuvre durant les deux décennies suivantes, après les émeutes très médiatisées de la banlieue lyonnaise au tournant des années 1980. La Commission nationale pour le développement social des quartiers (CNDSQ), installée par les socialistes après leur arrivée au pouvoir, inaugure pour sa part un nouveau triptyque méthodologique : diagnostic territorial, projet transversal et contrat global.
Après un nouvel épisode émeutier, qui plus est dans le quartier classé DSQ du Mas-du-Taureau à Vaulx-en-Velin, François Mitterrand lance officiellement la politique nationale de la ville [6], qu’il érige en priorité de son septennat et vecteur essentiel de la modernisation de l’État. Un portefeuille ministériel dédié est ainsi créé, et initialement confié au maire socialiste de Dunkerque Michel Delebarre. S’ensuit une montée en charge continue du dispositif, tant sur le plan budgétaire que par le nombre de programmes, de quartiers inclus dans la géographie prioritaire, mais aussi d’échelons institutionnels impliqués par la démarche contractuelle [7].
Après avoir retracé cette histoire, moins linéaire qu’on ne la présente souvent, Renaud Epstein s’essaie à un « bilan raisonné » d’un quart de siècle de politique de la ville, où il met en évidence certaines des inerties auxquelles se sont heurtées les ambitions réformatrices de ses instigateurs ainsi que l’incertitude qui entoure ses résultats autant que ses objectifs tout au long de la période. Si de toute évidence les différentes démarches regroupées sous l’appellation de politique de la ville ont bel et bien échoué à résoudre les « problèmes » pour lesquelles elles ont été déployées, celles-ci sont néanmoins parvenues à inventer et diffuser « une approche (globale), une méthode (partenariale) et des instruments (projet et contrat) pour la gestion territoriale qui se sont progressivement diffusés à l’ensemble de l’action publique » (p. 66). Cette conversion des politiques de la ville que l’on pourrait qualifier de « néolibérale » n’est du reste pas sans faire écho aux travaux de Sylvie Tissot qui, dans sa propre thèse, a également analysé la construction des « quartiers » comme catégorie d’action publique (Tissot 2007). Mais leurs angles d’analyse diffèrent néanmoins, et la sociologue s’arrête ainsi bien davantage sur la sociologie du réseau des réformateurs qui a animé la mise en œuvre de la politique de la ville ou encore sur le processus d’« ethnicisation » des problèmes urbains (Fassin 2009), deux dimensions qui ne font qu’affleurer dans les analyses de Renaud Epstein.
…et genèse de la doctrine rénovatrice
Le deuxième chapitre est ensuite consacré à la genèse et à la mise en œuvre de la loi Borloo de 2003. Renaud Epstein revient ainsi en détail sur la trajectoire de son principal porteur et sur les principaux éléments de la réforme : simplification des circuits financiers et administratifs de la rénovation urbaine via la mise en place d’un guichet unique – l’ANRU– mais aussi et surtout d’une nouvelle architecture d’évaluation de la performance, à travers le déploiement d’un certain nombre d’indicateurs. Ces derniers, insiste l’auteur, correspondent moins à la généralisation d’expérimentations menées dans certaines villes françaises dans le cadre du programme européen URBAN, qu’au transfert d’expériences inspirées du Royaume-Uni.
L’auteur détaille ensuite les principes qui animent la « doctrine rénovatrice », en premier lieu les objectifs de mixité sociale et de banalisation urbaine des quartiers ciblés, qu’il confronte aux nombreux travaux sur ces enjeux, depuis l’article séminal de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970), qui remettent en cause leurs fondements mêmes.
En fin de compte, la rénovation urbaine portée par la loi Borloo s’applique à faire table rase du passé, tant sur le plan matériel qu’institutionnel, ce qui n’est pas sans occasionner un certain nombre de perdants et de gagnants que l’auteur passe ensuite en revue, des professionnels de la politique de la ville ancienne mouture s’agissant des premiers, au « mouvement HLM » concernant les seconds.
La rénovation urbaine, un « succès incontestable » ?
À rebours de la fin du premier chapitre, qui venait questionner le constat d’échec de la politique de la ville avant 2003, le troisième interroge le « succès incontestable » du PNRU, auréolé de tous les superlatifs à son lancement par J.-L. Borloo lui-même, évoquant rien moins que « le plus grand chantier de l’histoire civile ». Si la capacité du PNRU à mobiliser un très grand nombre de municipalités est incontestable, Renaud Epstein met cependant ici en évidence les facteurs de cette prétendue « réussite ». Il s’agit en premier lieu des incitations financières qui ont provoqué une véritable « course au guichet » de la part des élus locaux. Mais l’auteur invoque aussi le dispositif de reporting budgétaire et comptable, permettant à l’ANRU de suivre en temps réel l’avancement de chaque projet et même de chaque opération en son sein. Celui-ci limite ainsi très fortement les marges de manœuvre des acteurs locaux et les contraint à jouer le jeu selon les règles fixées par l’agence. Face à l’afflux des demandes de financement, l’ANRU a également su jouer sur l’asymétrie d’information, en gardant par exemple secrète la liste des quartiers supplémentaires afin d’entretenir l’espoir pour toutes les villes de signer une convention pluriannuelle avec elle, mais aussi d’inciter les maires à démarcher conseils généraux et régionaux afin d’obtenir des cofinancements.
Au final, si le PNRU a effectivement atteint ses objectifs en termes d’action sur le bâti, dont le caractère spectaculaire a assuré sa popularité auprès des élus, sa « réussite » apparaît en revanche beaucoup plus discutable quant à son objectif de réduction des inégalités socio-économiques territoriales. En réalité, conclut Renaud Epstein, « ce succès et cet échec trouvaient tous deux leurs racines dans le design institutionnel de la rénovation urbaine, les raisons du succès politique de ce programme étant aussi les causes de l’échec de cette politique » (p. 205), en l’occurrence le choix de l’échelle, communale, du guichet unique et de l’appel à projet.
L’agencification : renforcement du pouvoir central, affaiblissement des administrations déconcentrées
La deuxième partie porte donc plus précisément sur ce mouvement de « démolition-reconstruction de l’appareil d’État », qui fait figure de sous-titre de l’ouvrage. L’auteur montre ainsi comment la mise en place de l’ANRU s’inscrit dans une vague internationale, à partir des années 1990, de déploiement de programmes d’agencification, autrement dit de transfert d’activités des ministères vers des organisations parapubliques indépendantes, parées de toutes les vertus. Ce mouvement s’accompagne cependant, note encore l’auteur, d’un affaiblissement des administrations étatiques plus marqué au niveau local que central, lui-même amplifié par l’entrée en application de la LOLF et de la logique de déconcentration managériale et financière qui l’anime.
La subordination des préfets de département à ceux des régions a entériné par exemple, selon R. Epstein, le passage de l’échelon départemental au statut de simple exécutant des politiques étatiques. La mise en place de l’ANRU a de même instauré une relation directe entre cette dernière et les municipalités, dont l’auteur souligne cependant qu’il s’agit d’une interdépendance – même si elle joue clairement, selon lui, en faveur de l’agence –, qui se manifeste tant dans leurs discours que leurs actions, où « chacune des deux parties apporte à l’autre des ressources qui la renforcent dans ses relations horizontales avec d’autres acteurs et institutions de son niveau » (p. 240). Néanmoins, c’est bel et bien dans les instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès 2004) que se réalise principalement la réaffirmation « paradoxale » du pouvoir central. Cette « gouvernementalité à distance » opère ainsi, comme le détaille R. Epstein, aussi bien dans le choix des critères utilisés pour définir la géographie prioritaire, dans l’architecture du guichet unique qui réduit très fortement les marges de manœuvre des municipalités dans leurs négociations avec l’ANRU, que dans le pilotage par indicateurs.
Le cinquième et dernier chapitre propose une double montée en généralité, où Renaud Epstein modélise les évolutions de la gestion territoriale sur un demi-siècle, à partir du cas de la politique des grands ensembles. Dans une perspective relevant clairement de la sociologie des organisations, il distingue ainsi de manière idéal-typique trois périodes : la première, qu’il qualifie – en reprenant le concept de Pierre Grémion (1976) – de « jacobinisme apprivoisé », correspond au déploiement des zones à urbaniser en priorité (ZUP) et court de la fin des années 1950 à celle de la décennie 1970 ; la deuxième, qualifiée de « gouvernance territoriale », renvoie à l’invention de la politique de la ville et s’étend sur le quart de siècle suivant ; enfin, le « gouvernement à distance » caractérise la rénovation urbaine dans sa forme actuelle.
Pour chacun de ces modèles de gouvernement des territoires, l’auteur détaille leurs enjeux, acteurs, instruments et règles du jeu, résumés dans un tableau synoptique bienvenu (p. 333) ; ces différentes dimensions permettent elles-mêmes de rappeler utilement la problématique générale qui anime cette enquête. Comme l’explique en effet R. Epstein, il s’agit moins de se demander si l’on assiste à un affaiblissement ou à la réaffirmation de la puissance de l’État que de tenter de saisir les logiques d’action promues par ses acteurs, au gré des évolutions de l’environnement institutionnel et politique.
En conclusion, Renaud Epstein livre quelques éléments prospectifs, arguant que le modèle de gouvernement à distance ainsi esquissé semble promis à un avenir relativement pérenne, compte tenu notamment de l’affaiblissement des structures déconcentrées de l’État et des « dynamiques lourdes » impulsées par les réformes de l’État successives des dernières décennies. Les qualités de cette analyse, à savoir sa capacité à saisir la logique générale qui sous-tend les transformations de la politique de la ville, font aussi cependant certaines de ses limites, à commencer – du fait de cette entrée « par le haut » – par une moindre attention aux dynamiques locales, qui paraissent parfois quelque peu écrasées par la verticalité étatique et l’efficacité présumée de la gouvernance par les instruments qui la sous-tend.
Si l’agencification de la politique de la ville depuis une quinzaine d’années a sans conteste reconfiguré les réseaux de politiques publiques locaux (Gaudin 1995), ceux-ci n’en conservent pas moins un certain jeu dans la mise en œuvre des dispositions du PNRU, jeu qu’il importerait d’explorer pour nuancer le schéma proposé ici. Cette relative inattention à l’échelle méso-sociologique comme à la recomposition du « métier d’élu local » (Le Goff 2005) peut du reste étonner, de la part d’un auteur familier de la sociologie des organisations.
Quoi qu’il en soit, au terme de cet ouvrage dense et convainquant dans sa démonstration – mais qui appelle également à des comparaisons, tant à l’échelle locale qu’internationale ou encore entre secteurs d’action publique –, on comprend désormais mieux ce dont Borloo est le nom – une réaffirmation verticale de l’État qui emprunte les instruments de la nouvelle gestion publique – et ainsi les raisons qui ont pu inciter l’actuel hôte de l’Élysée à l’envoyer de nouveau au chevet des « quartiers ». Cette toile de fond trace dès lors également les limites prévisibles de ses propositions.
Bibliographie
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