Entretien réalisé par Clément Barbier et Antonio Delfini.
À Marseille, Grenoble ou Toulouse, des initiatives associatives fleurissent avec pour ambition de proposer une alternative à la médecine libérale à destination des plus précaires. Se référant à la notion de « santé communautaire », notamment théorisée et mise en pratique au Québec ou en Belgique, ces centres de santé replacent au cœur de leur action la question des inégalités sociales, de manière à faire progresser l’objectif d’inconditionnalité dans l’accès aux soins. La santé communautaire est historiquement liée à une critique radicale du pouvoir médical portée par des militantes et militants québécois dès la fin des années 1960, progressivement institutionnalisée au travers de Centres locaux de services communautaires (CLSC) (Mariette et Pitti 2021). Bien qu’il existe de multiples interprétations de ce qu’elle recouvre, on retrouve dans les différentes initiatives qui s’en réclament le décloisonnement des différentes spécialités et métiers du soin, alliant préventif et curatif et donnant une place centrale au travail social. Un des objectifs mis en avant consiste à agir sur les déterminants sociaux de la santé en encourageant l’implication individuelle et collective des usagères et usagers dans la construction des diagnostics et d’un parcours de soins.
Depuis le milieu des années 2000, s’inspirant de ces exemples étrangers, des centres de santé communautaire ont été créés en France. Ils développent des pratiques cliniques et des modes d’organisation spécifiques, qui impliquent le soutien des pouvoirs publics, que ce soit au travers des agréments dont ils ont besoin pour s’intégrer aux systèmes de remboursement des actes médicaux ou par les subventions qu’ils sollicitent au titre de l’accompagnement des grands précaires et des populations migrantes. Ces partenariats avec l’État, l’Agence régionale de santé et les collectivités locales n’empêchent pas ces médecins, travailleurs et travailleuses sociales, militantes et militants du droit à la santé de renvoyer les pouvoirs publics à leurs responsabilités, en pointant les insuffisances du système de santé existant, les contradictions induites par les multiples entreprises de « rationalisation » dont il fait l’objet ou les discriminations systémiques dont sont victimes de nombreuses minorités.
Fabien Maguin, le coordinateur de la Case de santé, revient pour Métropolitiques sur la manière dont ce centre de santé communautaire lutte depuis plus de quinze ans pour la défense du droit à la santé à l’échelle d’un quartier et de la région toulousaine et, au-delà, sur les inspirations qu’il a pu nourrir dans plusieurs autres villes de France.
Une expérience pionnière de santé communautaire
Pouvez-vous nous présenter l’histoire de la Case de santé et les objectifs autour desquels le projet s’est construit ?
Le projet s’ouvre à l’été 2006 autour de deux axes. Le premier, c’est de tenter un projet alternatif sur la première ligne du système de santé : le médecin généraliste. Un secteur qui ne va pas bien en France avec des médecins libéraux qui travaillent de manière isolée, qui ont une approche strictement biomédicale avec des réponses qui sont la plupart du temps du curatif et de la prescription médicamenteuse. La Case de santé propose un changement de paradigme, en mettant en avant la prévention et en y intégrant le travail social. C’est aujourd’hui le modèle de centre de santé communautaire qui se développe et qui chez nous mobilise une équipe composée de trois médecins généralistes (« omnipraticien∙ne∙s », sans limite de compétences), d’une sage-femme, d’un psychologue, d’accueillant∙e∙s, de médiatrices en santé et d’assistantes de service social. Plutôt que des sachants qui dictent à leurs patients les bonnes conduites, il s’agit pour les médecins d’être des ressources, pour que les populations prennent une place centrale dans la construction de leur parcours en santé. Qu’elles puissent comprendre et agir sur les déterminants sociaux de la santé : le logement, les conditions de travail, l’alimentation, etc.
Le deuxième axe, c’est de s’adresser aux personnes qui sont les plus durement touchées par les inégalités sociales de santé au travers d’un pôle « santé-droit » composé de trois travailleurs sociaux, qui permettent l’accès au droit (protections maladie, séjour pour raison médicale, etc.), et de deux médecins généralistes assurant du travail médical orienté vers les situations complexes. Assez rapidement, on en est arrivé à accompagner près de la moitié des dossiers de demande de droit au séjour pour raisons médicales sur l’ancienne région Midi-Pyrénées. On utilise par ailleurs l’interprétariat téléphonique : les personnes peuvent voir un médecin, un travailleur social en s’exprimant dans leur langue, et ça c’est décisif.
Le combat permanent pour l’accès au droit des plus précaires
L’association revendique une posture engagée sur la question du droit à la santé, ce qui a pu lui causer des déconvenues auprès de certains financeurs publics. Pouvez-vous revenir sur le modèle économique et les appuis institutionnels de la Case de santé ?
Ça a été tout un travail de bricolage, de couture des différents dossiers pour réussir à équilibrer notre budget. Au départ, en 2006, la structure se crée sur un modèle très alternatif et indépendant : zéro euro d’argent public. Les institutions ne voulaient de toute façon pas entendre parler du projet. On a même essuyé des refus d’agrément de la préfecture. En 2008, une première difficulté budgétaire entraîne une campagne à destination des pouvoirs publics. La mairie et le Conseil départemental donnent des subventions symboliques. En 2011, une première phase de travail avec l’Agence régionale de santé [ARS, créée en 2010] avait permis d’engager des crédits de la santé de manière significative. En 2014, nouveau coup dur financier [avec la réduction de moitié des subventions accordées par l’ARS]. On décide de mettre un coup de pression sur l’ARS pour qu’elle organise un cycle de tables rondes réunissant l’ensemble des partenaires concernés en vue de fixer des sources de financements adaptées et plus pérennes. Finalement, même si la lutte a été longue, on a réussi à obtenir une structure de financement qui corresponde à peu près à ce dont on avait besoin [1]… En 2018, l’ensemble des pouvoirs publics est obligé de nous considérer. Avec 3 000 personnes accompagnées par an, on a une place dans le réseau médico-social sur la question des étrangers, des grands précaires, qui est devenue essentielle. Après, on a toujours considéré qu’il fallait que l’État assume non seulement sur des crédits de politique de santé mais aussi sur des financements propres à l’accompagnement des populations immigrées, y compris les crédits du ministère de l’Intérieur. Mais nos relations avec la préfecture n’ont pas toujours été au beau fixe. Lors d’une table ronde de financeurs en décembre 2018, la sous-préfète de l’époque était arrivée avec une position très dure : coupure de nos subventions [2] car les travailleurs sociaux de l’association accompagnaient les personnes devant le tribunal administratif pour contester les refus de droit au séjour pour raison médicale. Elle contestait aussi le fait qu’on prenne la parole dans la presse pour dénoncer les conditions de vie des personnes malades, laissées à la rue.
On revendique cette forme de plaidoyer, mais on l’inscrit d’abord dans le cadre de l’accompagnement des personnes. On montera par exemple au créneau pour dénoncer la situation d’une famille à la rue avec deux enfants malades qui n’était pas mise à l’abri… Mais avant d’en arriver à un communiqué de presse, un rassemblement ou une occupation, on aura forcément épuisé toutes les autres modalités : alerté les services sur la situation, dialogué directement avec la DDCS [Direction départementale à la cohésion sociale], etc. Et c’est devant ces refus de prise en charge qu’on va communiquer. Au niveau plaidoyer, on participe également à la rédaction d’un rapport annuel avec l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), qui est un réseau national où on retrouve le Comede [Comité médical pour les exilés], la Cimade, Aides… On alimente ce rapport avec nos données chiffrées en allant à un haut niveau de détail : nous étions capables de montrer par pathologie, par nationalité, les avis rendus par les médecins, le type de décision de la préfecture sur les premières demandes, sur les renouvellements, etc. Derrière tout ça, l’idée est de réaliser un travail très professionnel avec une orientation critique.
Entre ancrage au quartier et rayonnement régional pour l’accompagnement des grands précaires et des exilés
Comment la localisation de la Case de santé joue-t-elle dans votre lien aux populations les plus fragilisées ?
L’association est installée sur la place centrale du quartier Arnaud-Bernard à Toulouse. C’est un lieu d’accueil pour les migrants, y compris les immigrés de longue date, comme les Chibanis. Dès l’ouverture de la Case, ils ont passé la porte : ils avaient l’habitude de venir sur la place pour retrouver des amis d’autres foyers ou pour les commerces, comme les boucheries. On s’est rapidement trouvés confrontés à des situations auxquelles on a dû se former petit à petit. Mais on a un peu perdu cet ancrage dans le quartier, qu’ont beaucoup plus aujourd’hui les centres de santé communautaire d’Echirolles et de Marseille. On a beaucoup moins de gens du quartier.
Essaimer un modèle de centre de santé de proximité
Depuis 2014, notre stratégie est qu’il y ait des centres de santé dans tous les quartiers de Toulouse, en commençant par les quartiers populaires. Et donc là aussi, on a besoin de l’accompagnement des pouvoirs publics, ne serait-ce que sur la question des locaux, qu’on puisse aussi discuter des lieux d’implantation les plus pertinents.
Le contexte a vraiment changé. Pendant longtemps, on était seuls. Mais aujourd’hui, il y a cinq autres centres de santé en exercice en France : la Place santé à Saint-Denis, dans le quartier des Francs-Moisins, le Village de santé à Echirolles, à Grenoble, le Château en santé [3] à Marseille, Lorient et Vaulx-en-Velin, depuis un an, et un tout récent à Rennes. On est tous assez différents. Je pense que notre histoire a servi d’appui sur le mode : si des gens arrivent à tenir sur ce modèle malgré tout, c’est qu’il doit être possible de faire quelque chose.
Face à la crise sanitaire : gestion de l’urgence et reconnaissance institutionnelle de la santé communautaire
Comment s’est passé pour vous le confinement de mars 2020 ?
Les institutions se sont rendu compte que la situation sanitaire était bien plus dégradée dans les quartiers populaires qu’ailleurs, avec des formes graves ou des décès du Covid pas uniquement pour des gens de plus de 90 ans… Ça s’explique notamment par les déterminants sociaux de santé : c’est là que résidaient les gens qui continuaient à travailler, la première ligne, les personnes qui étaient les plus confrontées à la surpopulation dans l’habitat, etc. Mais les institutions ne savaient pas comment faire, elles n’étaient pas outillées, en particulier sur l’interprétariat. Elles voyaient que le logiciel classique de prévention ne fonctionnait pas pour ces quartiers. Elles étaient un peu démunies. Pendant cette période, on a eu plusieurs échanges avec l’ARS qui s’interrogeait sur l’organisation de campagnes de tests dans les quartiers.
De notre côté, on a beaucoup subi. On a subi l’indigence des politiques ministérielles, les contraintes liées à la situation sanitaire, on a encore dégradé les conditions d’accueil des personnes. On est quelques-uns à se dire qu’on a trop subi, qu’on est passés au travers de ce que nos démarches devraient produire dans un moment comme ça, c’est-à-dire de l’éducation populaire en santé. Après, on a quand même fait en sorte d’ouvrir une ligne pour des consultations non programmées dédiées au Covid qui venait doubler les centres de l’Ordre des médecins et de l’ARS. On a essayé de compenser en gardant un suivi des personnes qui ont des pathologies chroniques, en leur passant des coups de fil pour éviter de les perdre de vue et de les retrouver dans une situation beaucoup plus difficile suite à une rupture de traitement. Ces dispositifs à distance déshumanisent un peu, mais ils ont été très opérationnels dans cette période.
Mais votre modèle commence progressivement à être reconnu ?
Oui, on a une ouverture depuis juillet 2020. Des discussions sont entamées entre notre réseau de centres de santé communautaires et la Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, le ministère de la Santé, l’IGAS [Inspection générale des affaires sociales]... L’objectif est de développer ce qu’ils considèrent, à tort, comme « un nouveau modèle », de stabiliser les financements adaptés et de lancer une expérimentation pour la création de soixante MSP [maisons de santé pluriprofessionnelles] et centres de santé dans les quartiers populaires en France dans les cinq ans qui viennent.
Le contexte Covid a accéléré certaines choses, même si la dynamique date de plus longtemps. Agnès Buzyn était encore ministre quand elle a lancé la première perche. En marge du congrès des centres de santé en 2018, elle dit : « J’ai repéré ces petits centres de santé qui se créent dans les quartiers populaires. J’ai interrogé les services, personnes ne connaît ces centres de santé communautaire, et ça a l’air pertinent. » L’année suivante, en 2019, la directrice générale de la santé refait le même topo. Mais ça ne s’enclenche pas. Et c’est un changement de directrice à la Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, au mois de février, qui, devant la situation Covid, notamment dans les quartiers populaires, est allée voir Olivier Véran et a obtenu des arbitrages en un temps record. On lui a donné le feu vert pour lancer cette expérimentation en très peu de temps. Ils n’appellent pas ça centre de santé communautaire, parce qu’ils n’ont pas réussi à faire passer la notion auprès du ministère. Les textes indiquent qu’ils sont conscients que c’est le terme employé par l’Organisation mondiale de la santé, mais qu’à la vue du contexte français et des tensions autour du modèle républicain actuel, on ne peut pas garder le terme. Ils ont donc décidé d’appeler ça la « santé participative » (rires).
2022 s’ouvre donc sur de nouvelles perspectives ?
L’expérimentation sur le modèle économique des centres de santé communautaire est lancée. Le ministère a sélectionné en février dernier la Case de santé parmi les équipes expérimentatrices [4]. Ce qui compte pour nous est d’avoir obtenu la reconnaissance de la nécessité de financements spécifiques propres à notre modèle opérationnel et de les voir s’inscrire à terme dans des financements de droit commun. Cela installe les centres de santé communautaire dans le paysage des soins primaires en France et doit aider à la création de nouveaux centres dans les temps qui viennent. Mais nous ne sommes pas dupes et savons qu’à ce jour il n’y a pas une volonté politique réelle de transformer l’organisation des soins primaires en misant sur des modèles comme le nôtre. Il y a un affichage, posé dans les mesures du Ségur, mais dans une période politique particulière et dans un contexte où l’accès à la santé dans les quartiers populaires ne sera pas garanti par le secteur libéral.
Nous avons créé le réseau national des centres de santé communautaire dont les premières rencontres ont eu lieu en octobre dernier. Pour la première fois, quatre-vingts salarié∙e∙s de nos équipes ont pu se rencontrer et travailler ensemble pendant trois jours pour préparer l’avenir. Cette structure fédérative sera l’interlocuteur des pouvoirs publics et portera à un autre niveau que ce que nous avons pu faire jusque-là le développement de ce modèle. Elle sera aussi un espace de mutualisation de moyens entre les centres de santé communautaire et s’engagera de manière décisive dans l’accompagnement des projets en création. Aujourd’hui, en plus des huit centres déjà en exercice, nous avons des contacts avec une dizaine d’équipes en projet.
Faisons le pari que la dynamique actuelle en France s’accélère dans les années qui viennent. Une même dynamique est en cours en Allemagne et des rencontres ponctuelles ont déjà eu lieu. Au moment où les maisons médicales belges fêtent leurs 40 ans, il va falloir compter avec les centres de santé communautaire !
Bibliographie
- Mariette, A. et Pitti, L. 2021. « Subvertir la médecine, politiser la santé en quartiers populaires. Dynamiques locales et circulations transnationales de la critique sociale durant les années 1970 (France/Québec) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 239, p. 30-49.