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Celles qui restent : jeunes filles en milieu rural

Ayant mené l’enquête auprès de jeunes femmes résidant loin des grandes agglomérations, Yaelle Amsellem-Mainguy décrit, dans leur diversité, les expériences quotidiennes d’une frange peu visible de la jeunesse.

Recensé : Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les Filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2021, 264 p.

Si la littérature scientifique est prolixe sur les jeunesses populaires urbaines, celle consacrée aux jeunes des milieux ruraux est plus récente et moins abondante. Dans la lignée revendiquée des travaux de Nicolas Renahy (2005) sur Les Gars du coin et de ses prolongements récents avec Ceux qui restent de Benoît Coquard (2019), l’ouvrage de Yaëlle Amsellem-Mainguy « entend rendre compte des trajectoires, conditions de vie et expériences juvéniles du monde rural populaire » (p. 9) des « filles du coin », ces jeunes femmes résidant « loin » des grandes agglomérations et appartenant, pour une majorité d’entre elles, aux classes populaires.

Financée par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), l’enquête sur laquelle l’ouvrage s’appuie est de grande ampleur. Articulant observations, entretiens individuels et collectifs, elle couvre quatre territoires aux propriétés socio-économiques distinctes : un département marqué par la désindustrialisation (Ardennes), deux territoires touristiques (Chartreuse et presqu’île de Crozon) et un moins connu et moins attractif (Deux-Sèvres).

À la croisée de la sociologie des mondes ruraux, des classes populaires, des âges de la vie et du genre, l’ouvrage vise « à documenter comment les jeunes femmes [âgées de 14 à 28 ans] vivent leur “jeunesse” en milieu rural » (p. 12), en analysant les spécificités de leurs modes de vie, parcours et sociabilités. Le chapitre 1 s’intéresse aux rapports des filles à leur territoire et à ses habitants ainsi qu’aux processus de classement et de déclassement à l’œuvre entre jeunes au prisme des mobilités, des « mentalités » et des ancrages locaux (notamment celui de leur famille). Le chapitre 2 se focalise sur les modalités de composition et de recomposition des sociabilités amicales en montrant notamment le poids des ragots et de l’entre-soi féminin. Le chapitre 3 se centre sur les amitiés et inimitiés construites au sein de l’école dès le plus jeune âge, les parcours scolaires et les logiques d’orientation en lien avec les problématiques de transport, la précarité économique et les rapports sociaux de genre. Le chapitre 4 fait état des conditions d’accès au marché du travail, avec notamment l’importance du permis de conduire et du capital d’autochtonie (Retière 2003) et des difficultés rencontrées (violence, pénibilité, éloignement, incertitudes) dans un contexte de pénurie de l’emploi (à relativiser durant les « saisons » dans les territoires touristiques) marqué par une division genrée des postes à pourvoir. Le chapitre 5 porte sur les loisirs et plus précisément sur les difficultés d’accès à certaines pratiques, ainsi que sur la nature et les espaces des temps « à soi ». Le dernier chapitre s’intéresse à la vie amoureuse, sexuelle et conjugale en analysant les logiques de la respectabilité et du choix du « bon » partenaire, mais aussi le vécu des filles LGBT, le célibat, le rapport à la maternité ou encore les violences conjugales.

En se focalisant sur la dimension genrée des expériences quotidiennes, cette recherche complète ainsi de manière originale les connaissances sur cette frange de la population française, silencieuse et peu visible, qui semble poser (et avoir) moins de problèmes que la jeunesse des villes. Facile à lire et dense en propos d’enquêtées, l’ouvrage intéressera sans nul doute toutes celles et ceux (scientifiques, responsables politiques et acteurs de terrain en milieu rural, formateurs et étudiants) qui cherchent à mieux appréhender dans sa diversité et sa complexité les jeunes femmes « du coin » et qui y « restent ».

Être une jeune fille en milieu rural

L’ouvrage nous éclaire sur la construction subjective de la ruralité opérée par les « filles du coin ». En dépit des propriétés distinctes des territoires enquêtés, elles partagent toutes le sentiment d’être de « la campagne », qu’elles y soient restées ou qu’elles l’aient momentanément quittée (dans le cadre d’études supérieures, d’un emploi ou d’une mise en couple) avant d’y revenir. Autrement dit, elles s’entendent sur le fait qu’elles « résident dans un espace où les habitants, et notamment les jeunes, sont peu nombreux, où la nature est très présente, l’habitat relativement dispersé, où le déplacement est un problème quotidien, où les lieux d’enseignement et les services sont souvent éloignés, et où la diversité des offres d’emploi est faible » (p. 16). Leur rapport au territoire se structure donc dans l’articulation des imaginaires juvéniles d’une urbanité idéalisée et de stéréotypes liés à la campagne : entre « vide », « calme », sentiment d’isolement et de relégation (p. 20).

On découvre également, que « c’est autour des “garçons” que se construisent les normes juvéniles » (p. 14), en raison de leur plus grande visibilité dans les espaces publics (foyers des jeunes, stade, bar…) et dans les activités traditionnelles populaires considérées comme masculines (moto-cross, chasse, pêche, sport). Plus précisément, « c’est la figure du garçon qui personnifie les stéréotypes sur les campagnards ou les ruraux » (p. 70), stéréotypes auxquels se réfèrent les filles pour se positionner et se définir comme une « jeune d’ici ». Pour autant, l’auteure rappelle en conclusion que « les jeunes femmes participent tout autant que les jeunes hommes à la vie locale » (p. 252), même si leur engagement est moins visible dans l’espace public (être l’accompagnatrice d’un enfant ou d’une personne âgée se voit moins que de construire un barnum aux yeux de tous) et davantage passé sous silence par la communauté (à l’occasion d’événements festifs, il est plus fréquent de remercier publiquement les organisateurs qui ont usé de leur force physique que les organisatrices qui ont géré les repas ou aidé autrui, une participation considérée comme « normale »).

Au-delà des représentations de leur lieu de vie et des définitions de soi en tant que rurales, ce livre renseigne sur les réseaux de sociabilité des filles et leurs pratiques quotidiennes, qui s’inscrivent dans un système de contraintes (difficultés de déplacements et forte interconnaissance) face auquel elles « se débrouillent » et doivent « faire avec » (p. 13). En donnant la parole à ses enquêtées, Yaëlle Amsellem-Mainguy montre bien l’importance d’une socialisation du dedans entre filles dès l’adolescence (temps libre passé ensemble dans les espaces privés, chez elles ou chez leurs amies). Ce groupe d’amis restreint (largement influencé par les mères durant l’enfance et qui se recompose au cours de l’avancée en âge, des changements d’établissements scolaires et des expériences vécues) joue un rôle dans les choix d’orientation scolaire, l’apprentissage des normes de la réputation sexuelle, et celui des rôles féminins à tenir (dont les positionnements par rapport aux accidents de la route sont, par exemple, des révélateurs notables [1]). Leur comportement fait ainsi l’objet d’un contrôle social resserré (via le système des commérages) exercé par les familles et visant à protéger leur respectabilité.

L’enquête révèle également le sentiment de relégation des filles quant à l’accès aux pratiques culturelles juvéniles médiatisées et au travail. L’offre locale restreinte, les difficultés et les peurs liées à la mobilité (enjeu du permis de conduire qu’elles obtiennent en moyenne plus tardivement que les garçons), la ségrégation sexuée des pratiques sportives et des emplois, le temps consacré au travail domestique, sont autant d’obstacles à certains loisirs et à l’insertion professionnelle. Pour autant, elles arrivent aussi à s’organiser des temps « à soi » au sein du foyer, dans l’entre-soi féminin, via les pratiques numériques, lors des fêtes de village, en pénétrant certains bastions de la masculinité ou encore en sortant en ville pour les moins précaires. Elles s’arrangent également pour augmenter leur employabilité en passant le permis, en acceptant des conditions de travail difficiles et des contrats non conformes, en s’adaptant à l’offre locale plus qu’à leur formation ou aspirations, en profitant du tourisme pour celles vivant dans des territoires attractifs, en devenant leur propre patronne ou en s’orientant vers les métiers de la sécurité « garantissant une certaine sécurité de l’emploi, avec l’entrée dans la fonction publique et des salaires mensuels fixes […], l’absence de discrimination à l’embauche […] et le fait d’exercer un métier reconnu » (p. 151). Afin d’approfondir l’analyse, il serait intéressant d’étudier dans quelle mesure leur sentiment partagé de marginalisation (par rapport aux grandes villes et leurs services, aux loisirs, à l’emploi…) se répercute, entre autres, sur leurs positionnements politiques ou leurs avis sur les grands débats sociétaux (nationaux et internationaux).

Des parcours et expériences hétérogènes

L’un des grands intérêts de cet ouvrage réside dans la démonstration remarquable de la diversité des expériences et des parcours des « filles du coin », qui ne peuvent se comprendre que dans l’articulation des rapports sociaux de classe, de genre, d’âge et de sexualité. L’auteure s’emploie dans chaque chapitre à expliciter la manière dont les règles de la sociabilité juvénile en milieu rural pèsent de manière différente sur les filles dotées de ressources et capitaux distincts. Il s’agit alors de prendre en considération les caractéristiques du lieu d’habitation (le bourg s’oppose au village, au hameau et aux maisons isolées ; territoire touristique ou industriel…) et le parcours résidentiel de la famille, consubstantiel de son intégration locale (ancienneté sur le territoire, reconnaissance sociale et notoriété) et du capital d’autochtonie détenu. Les filles « pure beurre » de la petite classe moyenne dont les familles sont installées et engagées localement depuis plusieurs générations (père président du club de football ou pompier volontaire ; mère investie dans le foyer des jeunes ou l’organisation des fêtes locales) se distinguent des filles les plus précaires (les « cassos ») dont les familles sont plus mobiles (nombreux déménagements) et isolées. Les premières, mieux dotées sur le plan social, scolaire et économique ont une plus grande sociabilité que les secondes qui se disent plus « solitaires » ou « sans amies » (p. 93).

Les sociabilités, les pratiques et les représentations des filles évoluent également au cours de leurs trajectoires individuelles, en fonction des âges sociaux, comme le montre finement chaque chapitre de l’ouvrage. Celui portant sur les parcours scolaires est en ce sens exemplaire. Les sociabilités se construisent progressivement et de manière renouvelée lors de chaque passage dans un établissement supérieur : l’entre-soi de l’école primaire (avec ses classes multiniveaux, sa petite taille) s’élargit au collège (expérience de l’altérité, bus scolaire dans lequel se construisent et se donnent à voir des affinités et des rapports hiérarchiques), même si pour celles jugées « différentes des autres » les situations de violences demeurent. L’entrée au lycée s’accompagne souvent d’un départ en internat. Pour les filles appartenant aux familles les plus précaires, qui prennent part au travail domestique, l’internat peut s’avérer intenable, même s’il apparaît comme « une opportunité » (p. 115) pour se concentrer sur sa scolarité. Pour d’autres, il s’agit d’« un truc à vivre » (p. 117), d’un lieu de socialisation genré (apprentissage des normes de féminité et de l’hétérosexualité) et de sociabilité, où elles gagnent en autonomie tout en étant contrôlées. En partant faire des études à la ville (souvent encouragées par leur mère et influencées par leurs pairs), les filles adaptent leurs aspirations au champ des possibles bornés par les contraintes familiales et territoriales : elles se dirigent alors préférentiellement vers des filières courtes professionnelles ou technologiques, comme celles formant au service à la personne, même si certaines tentent l’université et expérimentent la colocation, les petits boulots, et parfois la solitude.

Articuler genre et classe

Cet ouvrage, qui met l’accent sur la pluralité et les évolutions temporelles des sociabilités juvéniles au sein de plusieurs espaces de socialisation (le village, la famille, les pairs, l’école, les loisirs, le couple ou encore le travail), amorce ainsi une réflexion générale sur l’articulation de deux régimes d’inégalités : celui de la classe et du genre. En mettant à jour les tensions qui « se cristallisent moins sur la question de partir ou de rester que sur la possibilité de le faire » (p 251), la mobilité nécessitant « de posséder non seulement des ressources économiques, mais aussi des dispositions sociales et culturelles » (p. 251), l’auteure explique en effet que « la participation active aux réseaux de sociabilité […] contribue quotidiennement à pallier l’isolement géographique et social » (p. 252). Les jeunes femmes les plus précaires et celles dont les mères sont les plus isolées sont ainsi d’autant plus marginalisées. Par ailleurs, l’ouvrage nourrit les réflexions sur « l’espace social de la socialisation sexuée » – en étudiant les spécificités de la socialisation de genre en milieu populaire rural – et « la polarisation sexuée de la socialisation de classe » – en analysant la socialisation en milieu rural distincte selon le sexe des individus (Darmon 2008, p. 42).

Ce faisant, il ouvre la voie à de nouveaux questionnements. On aimerait notamment en savoir davantage sur la place du corps dans les sociabilités et les processus de socialisation à l’œuvre. En effet, le corps sexué socialement situé ou le corps de classe genré est très présent dans les différents chapitres, comme lorsqu’il s’agit d’évoquer la pratique sportive des filles, leur sexualité, l’intimité exposée dans l’internat du lycée, les violences conjugales, les looks, la pénibilité du travail, la fatigue engendrée par les nombreux et longs déplacements, etc. Dans le même temps, il n’est pas au cœur des analyses. Qu’en est-il des processus de classements et de déclassements des corps en liens avec les apparences (habits, poids, normes esthétiques) ? Comment penser la diversité des hexis corporelles populaires des jeunes filles ? Comment s’incorporent et se travaillent les normes de féminité et les rapports au corps en milieu populaire rural au regard de la variété des sociabilités juvéniles et des normes esthétiques diffusées par les médias ? Il s’agirait ainsi d’alimenter les réflexions sur les inégalités façonnant les corps de classe au prisme du genre en s’intéressant moins aux enfants (Lahire 2019) qu’aux jeunes, et en l’occurrence aux jeunes filles des milieux ruraux populaires.

Bibliographie

  • Coquard, B. 2019. Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris : La Découverte.
  • Darmon, M. 2008. La Socialisation, Paris : Armand Colin.
  • Lahire, B. (dir.). 2019. Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris : Éditions du Seuil.
  • Renahy, N. 2005. Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris : La Découverte.
  • Retière, J.-N. 2003. « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 63, p. 121-143.

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Pour citer cet article :

Carine Guérandel, « Celles qui restent : jeunes filles en milieu rural », Métropolitiques, 3 mars 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Celles-qui-restent-jeunes-filles-en-milieu-rural.html

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