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Entretiens

La rénovation urbaine au chevet des inégalités de santé ?

Entretien croisé

Dans le cadre de son partenariat avec l’ANRU, Métropolitiques fait dialoguer chercheur·ses et professionnel·le·s autour de grands enjeux de la rénovation urbaine et des quartiers populaires. Ce premier échange traite des inégalités sociales de santé dans les quartiers de la politique de la ville et des moyens de les réduire.

Entretien réalisé par Anaïs Collet et David Rottmann.

La crise sanitaire de la Covid-19 a révélé l’ampleur des inégalités sociales et spatiales de santé. La surmortalité observée dans les quartiers populaires des grandes agglomérations interpelle les pouvoirs publics sur l’enjeu plus large de réduction des inégalités de santé.

Ces inégalités, observées de longue date, avaient bien été identifiées comme un enjeu dès la mise en place de la politique de la ville. Pourtant, leur traitement par une approche territoriale ne va pas de soi et s’est longtemps limité à un accompagnement du déploiement de l’offre de soins. Le Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), mis en place en 2015, marque un changement de paradigme, avec une approche qui intègre aussi les enjeux de « santé environnementale » sous forme de projets expérimentaux. Mais que peut la rénovation urbaine face aux inégalités sociales de santé dans les quartiers populaires ?

L’échange qui suit réunit deux sociologues travaillant sur les inégalités de santé et sur les politiques, professions et pratiques de santé en quartiers populaires, Audrey Mariette et Laure Pitti, maîtresses de conférences à l’université Paris 8 et chercheuses au CRESPPA-CSU ; et deux urbanistes de l’ANRU, Kim Chiusano, directrice adjointe de la stratégie et de l’accompagnement des acteurs, et Camille Lefebvre, alors chargée de mission Innovation et Ville durable.

Inégalités spatiales et inégalités sociales de santé

L’agenda médiatique se focalise sur la question des déserts médicaux, avec une attention forte portée aux territoires ruraux. Qu’en est-il de l’offre médicale dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville ?

Camille Lefebvre : La notion de désert médical est complexe et sujette à caution. Pour aborder cette question, nous nous appuyons sur le zonage défini par les Agences régionales de santé (ARS) afin de croiser nos géographies prioritaires respectives et d’identifier les quartiers avec les besoins d’intervention les plus criants (ARS 2016). Fin 2018, 54 % des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), soit 828 quartiers en France, sont classés comme sous-denses en médecins généralistes. C’est le cas de 272 des 480 quartiers en renouvellement urbain. Il s’agit donc d’une réalité statistique. Cette rareté de l’offre de proximité a un impact sur l’accès aux soins. Bien que cela ne soit pas le seul levier, il convient d’agir sur l’offre et, concomitamment, sur les barrières à la mobilité, notamment cognitives, pour renforcer l’accès aux soins.

Kim Chiusano : La densification de l’offre en santé est déjà à l’œuvre à travers la rénovation urbaine. Dès le premier Programme national de renouvellement urbain, lancé en 2004, l’ANRU est venue financer des équipements de santé au cœur des quartiers pour renforcer l’offre de proximité : notre levier était alors essentiellement immobilier, ce qui n’est évidemment pas suffisant.

La crise sanitaire a en effet mis en exergue que l’inégale offre de soins ne permettait pas d’expliquer, seule, la surmortalité liée au Covid que l’on constate dans les quartiers prioritaires. Les facteurs explicatifs se trouvent tout autant dans la qualité des logements et la densité de leur occupation, ainsi que dans l’état de santé plus dégradé des populations des QPV. Les professions occupées par un grand nombre d’habitant·es de ces quartiers, les fameux « premiers de corvée » qui, par obligation professionnelle, n’ont pu se préserver du virus, font aussi partie des facteurs multiples qui expliquent la vulnérabilité à la fois caractéristique et accrue de ces populations.

La rénovation urbaine n’offre pas tous les outils qui permettraient d’intervenir sur l’ensemble de ces facteurs. Face au constat que 80 % des habitant·es de QPV ont déjà renoncé aux soins pour des questions de coût, ou que les délais d’obtention d’un rendez-vous médical sont déterminants pour que celui-ci se tienne, il est évident que la réduction des inégalités de santé doit conjuguer un ensemble de politiques publiques et d’acteurs, à des échelles différentes. Précisément parce que ces inégalités de santé révèlent des inégalités autres, à la fois sociales, économiques, environnementales.

Laure Pitti : Il est vrai que, jusqu’à la fin des années 2010, le débat public centrait la question des déserts médicaux sur les zones rurales. Avec la pandémie de Covid-19, les déserts médicaux que sont devenus certains quartiers de la politique de la ville, principalement situés dans les grandes et moyennes agglomérations, ont été rendus bien plus visibles dans le débat national. Mais ces déserts médicaux sont particuliers, car les difficultés ne sont pas seulement celles de l’accès aux soins et ne se résument pas à la distance à vol d’oiseau aux équipements de soins. Elles résultent d’autres barrières, telles que l’accès aux droits, la difficulté à planifier un rendez-vous médical pour des raisons de précarité professionnelle ou d’exclusion numérique, ou encore la distance sociale avec la profession médicale. Il est ainsi souvent implicitement attendu des usager·es du système de santé une forme de compétence médicale pour comprendre les préconisations des médecins ou oser poser des questions.

Audrey Mariette : En effet, la formulation du problème en termes de déserts médicaux cache aussi la question de la nature de l’offre. Ce n’est pas la même chose d’avoir accès à un médecin généraliste via un centre de santé pluriprofessionnel, doté d’un accueil et de secrétaires médicales, ou d’avoir accès à un médecin généraliste exerçant seul au sein d’un cabinet sans accueil. Les prises en charge médicales, curatives et préventives, mais aussi sociales ne sont pas les mêmes partout. Notre enquête à l’échelle d’une commune populaire, dont la plupart des quartiers sont classés prioritaires, montre ainsi que certains centres de santé à but non lucratif proposent des dispositifs spécifiques d’accès aux droits à destination des personnes étrangères ou désaffiliées (Mariette et Pitti 2021b). Il ne faut pas que la lutte contre les déserts médicaux occulte la réflexion sur le type d’offre et les besoins variables selon les quartiers et leurs habitant·es. Si la question de la proximité géographique est essentielle, elle ne fait pas tout.

Vos réponses suggèrent que, dans les quartiers populaires, il faut prendre en compte autant les inégalités sociales que les inégalités spatiales de santé. Faut-il les distinguer ?

Laure Pitti : C’est un point très important : à quel point la mise en place d’une offre de soins est-elle une réponse aux besoins des habitant·es des quartiers populaires ? Une approche de la réduction des inégalités de santé définie nationalement sur la base du seul indicateur d’accès aux soins de premier recours – à un médecin généraliste par exemple –, risque de conduire à une offre de soins qui n’apporte pas de réponses satisfaisantes aux inégalités sociales multiples et cumulées qui dégradent l’état de santé des habitant·es de ces quartiers populaires. Un exemple frappant de cela est le vaccinodrome mis en place en Seine-Saint-Denis pendant la crise sanitaire. Alors qu’il n’était distant que d’un pont du QPV voisin, les habitant·es de ce quartier y ont très peu recouru, et beaucoup moins que les habitant·es de la capitale, plus favorisé·es.

Plusieurs facteurs permettent de comprendre ce moindre accès au vaccinodrome et, plus largement, un taux de vaccination moindre en QPV qu’ailleurs. D’abord, toute une série de services au public, y compris d’équipements sanitaires, étaient fermés au début de la crise, ce qui a rendu plus grand l’isolement dans les quartiers et a appauvri le recours à l’information. Dans cette période où les polémiques étaient vives sur l’utilité et l’innocuité du vaccin, avoir accès à une information de proximité, pouvoir discuter avec des soignant·es en qui l’on a confiance, était essentiel pour amener les personnes à se faire vacciner. Par ailleurs, le vaccinodrome était surtout accessible pour les personnes à l’aise avec l’usage d’Internet et avec Doctolib – puisque les premiers rendez-vous passaient par cette plateforme. Il ne faut pas sous-estimer la difficulté à planifier un rendez-vous médical de la sorte pour des populations dont les conditions de vie et de travail sont justement instables.

Luc Boltanski (1971) explique que les usages sociaux du corps s’appuient sur une culture somatique, définie notamment comme la capacité à décoder ses propres symptômes, et sur des compétences médicales profanes, qui permettent de comprendre les principaux mécanismes de prévention et de soin. Cette culture somatique et ces compétences médicales sont socialement distribuées – en fonction par exemple de la valorisation de la résistance à la douleur ou de l’écoute de soi, qui sont socialement différenciées, on n’aura pas le même recours aux médecins – et cet enjeu doit être pris en compte si l’on veut lutter sérieusement contre les inégalités sociales de santé.

L’exemple du vaccinodrome montre donc que la seule approche spatiale, résumée à l’offre d’équipements de santé, est insuffisante. Ce cadrage du problème invisibilise les enjeux de protection sociale, de mise en place du tiers-payant, d’accès à une information de qualité, de pédagogie ou encore d’accès à une variété de soignant·es, qui sont déterminants dans la réduction des inégalités sociales de santé.

Approche environnementale de la santé et renouvellement urbain

L’ANRU encourage des projets d’aménagement qui s’inspirent de l’urbanisme favorable à la santé. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont ils permettent de réduire les inégalités de santé ?

Kim Chiusano : La nécessité de penser la santé environnementale dans le cadre de la conception et de la mise en œuvre des projets urbains est fondée sur des éléments de diagnostic très clairs. La fréquence des maladies chroniques augmente en QPV et, parmi elles, l’asthme, dont on sait qu’il peut être aggravé par des facteurs d’indignité du logement comme l’humidité. L’exposition au bruit a un impact réel sur la santé mentale, constat qui mérite d’être croisé avec celui que nombre de quartiers prioritaires sont implantés en bordure d’axes routiers majeurs des métropoles. Ces mêmes infrastructures routières génèrent une pollution atmosphérique elle aussi néfaste. Bref, les exemples sont assez nombreux pour pouvoir se dire que les choix de programmation et de conception urbaines répondent tout simplement à des problématiques de santé publique, que l’aménagement d’un espace public peut être le support d’une mobilité plus active ou d’une production alimentaire plus saine, que les matériaux choisis dans un bâtiment peuvent limiter la pollution de l’air intérieur, ou que la rénovation thermique est aussi l’occasion de traiter les « points noirs du bruit ».

Les collectivités innovent sur ces sujets, on voit se déployer des équipements scolaires « zéro perturbateur endocrinien », comme à Dunkerque, ou des murs antibruit à la fois producteurs d’énergies renouvelables et serre agricole à Lille, mais les acteurs et actrices de la ville doivent monter en compétence sur ces approches encore trop confidentielles, qui croisent urbanisme et santé. Nous manquons d’éléments chiffrés et suffisamment étayés sur l’impact des nuisances environnementales, qui s’observe souvent sur le long terme, pour que ces causalités soient systématiquement prises en compte par les maîtrises d’ouvrage et les maîtrises d’œuvre. Ce n’est pas un paramètre qui est naturellement intégré dans le logiciel des acteurs de la fabrique de la ville, et je crois que nous souffrons d’une approche encore trop silotée entre les acteurs de la santé publique et ceux de l’urbanisme. Il y a un vrai cap à franchir pour que les professionnel·les de l’urbain puissent se dire qu’ils et elles ont un rôle de prévention santé à jouer, avec une capacité réelle des opérations à limiter des coûts liés aux soins une fois les pathologies déclarées.

Camille Lefebvre : Pour répondre à ces manquements, nous encourageons les porteurs de projets de renouvellement urbain à construire une gouvernance de leur projet qui intègre les acteurs territoriaux de santé. Ces derniers existent – nous pensons aux coordonnateurs de contrats locaux de santé ou des Ateliers Santé Ville – mais ils sont souvent mal connus de nos partenaires. De fait, cela ne va pas sans difficultés pour identifier le bon interlocuteur quand il n’y a pas de direction dédiée à la santé au sein de la collectivité porteuse.

Au-delà de l’ingénierie de projet et du renforcement de l’offre de soin, on sait qu’en matière de santé, c’est en agissant sur la prévention que l’on est le plus efficace. À ce titre, nous défendons une approche du renouvellement urbain intégrant la santé comme un axe de prévention : en améliorant le cadre de vie, par une désimperméabilisation des quartiers, par leur renaturation et la création de nouveaux aménagements et équipements motivant l’activité physique. Cette approche est directement issue de la notion de déterminants de santé, qui indique que l’état de santé d’une population est seulement déterminé à 20 % par des déterminants médicaux, tandis que les 80 % restant dépendent étroitement des modes de vie et des paramètres socio-économiques et environnementaux (Lalonde 1974 ; Whitehead et Dahlgren 1991).

Avez-vous un exemple de cette nouvelle approche ?

Camille Lefebvre : Le projet de « quartier à santé positive » porté par la Ville de Lille au niveau du secteur Concorde dans le QPV Faubourg de Béthune, qui a été évoqué, en constitue une illustration très concrète. L’idée est de favoriser la santé à toutes les phases du projet (diagnostic, programmation, conception des espaces publics et habités, chantier) et dans toutes ses composantes programmatiques. Le projet ambitionne d’agir sur la réduction des nuisances environnementales qui impactent la santé des habitant·es, fortement exposés aux émissions du boulevard périphérique voisin. Constituée du remblai de l’autoroute, la butte paysagère qui coupe le quartier de l’autoroute doit ainsi être doublée par un écran acoustique et rehaussée par un talus de trois mètres, le tout sur 850 mètres de long. À cet endroit, seront installées une importante ferme d’agriculture urbaine et une centrale photovoltaïque en autoconsommation collective visant la réduction de la précarité énergétique.

Protégés du bruit, les habitant·es pourront profiter d’un espace depuis toujours paysager mais jusqu’à présent évité, avec l’aménagement d’un parc aux abords de la ferme urbaine dont la vocation est d’alimenter le quartier par un réseau local de commercialisation. J’ajoute qu’au-delà, le principal bailleur local du quartier, Lille Métropole Habitat, est impliqué dans la démarche, à travers la formalisation d’un référentiel d’excellence air, bruit et énergie, issue du retour d’expérience de deux opérations de réhabilitation pilote.

Laure Pitti et Audrey Mariette, comment réagissez-vous à ces propos ?

Laure Pitti : L’OMS définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Or, à l’échelle locale, il arrive trop souvent que l’on se limite à une conception de la santé qui reste très centrée sur le traitement des maladies. L’approche environnementale en urbanisme permet de mettre en avant une définition plus large de la santé qui est certes souvent évoquée comme référence, mais qui nécessite des moyens importants pour être mise en œuvre à l’échelle locale. Camille Lefebvre indique qu’une des difficultés pour les décideurs publics est de parvenir à identifier le bon levier pour faire travailler celles et ceux qui ont une expertise de la santé à l’échelle des quartiers et du projet urbain. Il faudrait, dans l’idéal, que cette expertise ne soit pas portée uniquement par des médecins.

Audrey Mariette : Le projet de Lille est très intéressant, mais il y a des points de vigilance à avoir. Plusieurs travaux sociologiques ont montré le lien entre rénovation urbaine et processus de gentrification. En général, quand des quartiers sont rénovés, on voit arriver de nouvelles populations appartenant aux classes moyennes et supérieures. Pour donner un exemple, le recours aux réseaux alimentaires locaux type AMAP est très situé socialement, et attire le plus souvent ces classes moyennes et supérieures. Pour lutter contre les inégalités sociales en matière d’alimentation, il est en effet essentiel d’interroger les conditions socio-économiques d’accès à une alimentation de qualité – question que ne posent pas les campagnes nationales de prévention du type « cinq fruits et légumes par jour ». En la matière, un levier important d’action peut être celui des cantines scolaires, par exemple. Pour rejoindre ce qui a été dit, intégrer aux projets de rénovation des chargé·es de mission en santé publique et des professionnel·les de santé et du social qui interviennent dans le quartier – nutritionnistes et médiatrices de santé, par exemple – peut aider.

Kim Chiusano : Sur la question spécifique de l’agriculture urbaine qui est soulevée, on est confronté à un décalage entre les coûts de production et de commercialisation (élevés, car les surfaces cultivées sont limitées, dans des contextes urbains et périurbains contraints, avec des cultures souvent à haute valeur ajoutée qui permettent de compenser les faibles volumes de production) et les moyens des habitants. Je ne crois pas que nous ayons trouvé un modèle économique qui permette à la fois la pérennité des structures, souvent fragiles et émergentes, d’agriculture urbaine, et l’accessibilité de leurs productions pour les plus pauvres, qui ont pourtant la nécessité de rompre avec une précarité qui est aussi alimentaire. Pour proposer des « paniers solidaires », qui présentent un coût moindre que le coût des produits, voire pour des dons, tout repose aujourd’hui sur de la subvention, qui doit porter sur les investissements mais aussi sur le fonctionnement. On doit chercher un système de financement pérenne auprès par exemple des CCAS ou des CAF, qui ont déjà pu se mobiliser sur ce type d’initiatives, notamment pendant le Covid.

Ces réflexions posent la question de la pérennité des financements, sur l’agriculture urbaine comme sur d’autres sujets. Les financements de l’ANRU sont pluriannualisés et portent sur des projets massifs, mais ponctuels. Ces financements ciblent de l’investissement et l’ingénierie qui concourt à sa mise en œuvre. Sur un certain nombre d’enjeux, on sait pourtant que le soutien au fonctionnement récurrent est décisif, et qu’il doit s’inscrire dans le temps long. Quid des interventions publiques qui trouvent place dans des programmes bornés dans le temps ? Quid des financements qui ne s’inscrivent pas dans des politiques de droit commun, et qui restent exceptionnels ? Ce sont des débats à avoir sur l’avenir des politiques publiques, qu’elles touchent à la rénovation urbaine, à la politique de la ville, comme à d’autres dispositifs de cohésion des territoires ou à l’innovation sociale.

Penser et orienter l’offre de soins

Vos travaux suggèrent que les centres dits de santé communautaire peuvent constituer une partie de la réponse aux inégalités sociales de santé. Pourquoi seraient-ils particulièrement pertinents dans les quartiers de la politique de la ville ?

Laure Pitti : La question exige que l’on revienne sur les différents types de structures de soins de premier recours qui existent aujourd’hui en France. Historiquement en France, la médecine de premier recours est libérale et faiblement régulée ; le modèle qui a longtemps prédominé est celui du « médecin de famille » installé, seul, dans son cabinet. En parallèle de cette médecine libérale prédominante, certaines municipalités, notamment celles dont la population était en majorité ouvrière, ont mis en place des dispensaires, dès l’entre-deux-guerres, rebaptisés centres municipaux de santé dans les années 1960 (Carini-Belloni 2022). Ces centres de santé employaient des médecins salariés ; ils n’étaient donc pas liés par une relation d’argent aux patient·es et moins tenus de calculer le temps de leur consultation. Ce type d’exercice de la médecine se retrouve en France aujourd’hui dans d’autres centres de santé, mutualistes ou associatifs, dont font partie les centres de santé communautaire. Ces derniers sont des centres associatifs, à but non lucratif, créés par des équipes de soins dont l’approche de la santé part des besoins de celles et ceux qui sont le plus privés des moyens de la préserver (Pitti 2021). C’est pour cette raison que ces centres de santé communautaire se sont quasiment tous installés dans les quartiers de la politique de la ville, puisqu’ils sont très souvent des déserts médicaux urbains. Mais ils n’y sont pas les seuls.

Depuis une quinzaine d’années en France, il est désormais possible pour des médecins libéraux de se regrouper en maisons de santé pluriprofessionnelles ; certaines de ces MSP s’installent en quartiers prioritaires de la politique de la ville et y développent des projets de santé et des modalités de prise en charge des usager·es qui cherchent à lutter contre les inégalités sociales de santé – à l’initiative de professionnel·les de santé généralement sensibilisés, par leurs trajectoires, à l’enjeu que représentent ces inégalités. Dans ce type de configuration, on voit s’amenuiser les frontières entre médecine libérale et médecine salariée. Ce mode de prise en charge est d’ailleurs favorisé par l’expérimentation, récente et toujours en cours, par la caisse primaire d’assurance maladie, d’un paiement « au forfait de soins » – à savoir un forfait versé par l’assurance maladie aux médecins pour le parcours de soins d’un patient, et non un remboursement acte par acte ; ce forfait permet par exemple de faire des consultations plus longues, d’inclure un temps de prévention, toute chose que la cotation des actes ne permet pas de faire. Mais les QPV, parce qu’ils sont sous-dotés en structures sanitaires, sont aussi un terrain de profit assuré pour des centres de santé privés à but lucratif, autorisés depuis janvier 2018, qui cherchent à capter une clientèle et à faire du chiffre. Dans ce cas, la structure de centre de santé n’est en rien une réponse aux inégalités sociales de santé.

Audrey Mariette : Les centres de santé que j’étudie au Québec, nommés « centres locaux de services communautaires », sont des structures implantées dans les quartiers et intégrées au réseau public de la santé et des services sociaux depuis leur création au cours des années 1970-1980 (Mariette et Pitti 2021a). En France, les quelques centres, dits de santé communautaire évoqués par Laure se sont inspirés entre autres de ce « modèle », d’ailleurs en partie idéalisé (Mariette 2021). Ce type de centres de santé cherche à proposer une prise en charge globale, qui parte des besoins des habitant·es du quartier vu comme une communauté de vie, et une offre de soins en équipe pluridisciplinaire où les médecins sont minoritaires. L’accent y est mis sur la prévention et la médiation, en visant une participation active des populations.

Comment les pouvoirs publics peuvent-ils peser sur la structuration de cette offre ?

Camille Lefebvre  : Cela dépasse le champ d’intervention de l’ANRU, qui soutient des projets immobiliers de santé dans ses quartiers, mais dispose encore de peu de marges de manœuvre pour favoriser uniquement des centres de santé communautaire ou participative, c’est-à-dire un certain modèle de gestion des centres de santé. Aujourd’hui, l’ANRU ne conditionne pas les cofinancements à un projet de coordination. Des réflexions sont menées en interne, mais aussi à l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), sur ces questions de santé communautaire. Le Comité interministériel des villes et le Ségur de la santé ont programmé la création de soixante centres de santé d’ici 2023-2024.

Audrey Mariette : Cette expérimentation est en effet en cours depuis juillet 2021 pour développer les centres et maisons pluriprofessionnelles de santé, dits participatifs (terme qu’on préfère en France au terme « communautaire »). Mais cette logique actuelle de l’expérimentation pose question : des dispositifs qui existent et qui fonctionnent ne pourront pas être poursuivis ou étendus faute de financement, si l’expérimentation ne débouche pas sur leur inscription dans le droit commun. On l’a vu avec d’autres expérimentations, comme celle des permanences d’accès aux soins de santé ambulatoires, sur lesquelles nous avons travaillé à l’échelle d’une commune populaire : à l’issue d’un financement de l’Agence régionale de santé pour trois ans, la charge revient aux collectivités locales de trouver les moyens de les pérenniser. Je ne dis pas que c’est simple mais, de fait, dans toutes ces démarches censées aller dans le sens d’une réduction offensive des inégalités sociales de santé, il est rarement prévu des moyens pour les pérenniser et les étendre, ce qui fait craindre l’effet d’annonce.

Laure Pitti : Quelques centres de santé communautaire existent déjà depuis plusieurs années en France, on l’a dit. Le premier a été créé en 2006, quatre autres ont vu le jour entre 2011 et 2018, et c’est le temps long qui leur a permis de construire leurs réflexions. L’expérimentation conduite sur vingt-sept mois ne permet pas de prendre ce temps. Il y a quelque chose dans ce mode de gouvernement par l’expérimentation qui est problématique en termes de lutte dans la durée contre les inégalités sociales de santé : sont concernées par cette expérimentation des structures déjà existantes, qui peinaient jusque-là souvent à boucler leurs budgets, et à qui l’on attribue un financement qui, certes, leur permet de fonctionner plus sereinement, mais dont la pérennité n’est, à ce stade, pas garantie – le financement ne sera garanti que lorsque le dispositif sortira de ce cadre expérimental pour entrer dans le droit commun. Or, pour être effective, la lutte contre les inégalités sociales de santé doit être inscrite dans la durée et ne saurait être un effet d’annonce au plus fort d’une pandémie. Faute de quoi, les politiques de santé ne feront qu’accentuer l’inégale valeur des vies au sein de la population.

Bibliographie

  • ANRU. 2021. « La santé et le bien-être dans les quartiers en renouvellement urbain, outils et méthodes pour des projets favorables à la santé », Les Carnets de l’innovation, juillet 2021.
  • ARS (Agence régionale de santé) Île-de-France. 2016. Référentiel Contrat local de santé (CLS), 132 p.
  • Boltanski, L. 1971. « Les usages sociaux du corps », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 26, n° 1, p. 205-233.
  • Carini-Belloni, B. 2022. Dynamiques professionnelles et spatiales de l’offre de soins primaires. Étude sociologique des centres de santé en France (19e-21e siècles), thèse de doctorat en sociologie, Université Sorbonne Paris-Nord.
  • Lalonde, M. 1974. Nouvelles perspectives de la santé des Canadiens [rapport Lalonde], Ottawa, Gouvernement du Canada, ministère de la Santé nationale et du Bien-être social.
  • Mariette, A. 2021. « “Santé communautaire” et “santé publique” en territoires populaires : “participation” des habitant∙e∙s ou gouvernement des conduites ? Des catégories, des pratiques et des agents en circulation entre la France, le Québec et la Belgique », Revue française des affaires sociales, n° 3, 2021, p. 319-332.
  • Mariette, A. et Pitti, L. 2021a. « Subvertir la médecine, politiser la santé en quartiers populaires. Dynamiques locales et circulations transnationales de la critique sociale durant les années 1970 (France/Québec) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 239, p. 30-49.
  • Mariette, A. et Pitti, L. 2021b. « Soigner les “précaires” en territoires populaires : la fabrique locale d’une politique de santé publique », Gouvernement et action publique, vol. 10, n° 4, p. 39-67.
  • Mariette, A. et Pitti, L. 2020a. « Covid-19 en Seine-Saint-Denis (1/2) : quand l’épidémie aggrave les inégalités sociales de santé », Métropolitiques, 6 juillet 2020.
  • Mariette, A. et Pitti, L. 2020b. « Covid-19 en Seine-Saint-Denis (2/2) : comment le système de santé accroît les inégalités », Métropolitiques, 10 juillet 2020.
  • Pitti, L. 2021. « Le renouveau d’une utopie ? Lutter contre les inégalités sociales de santé en médecine générale : les métamorphoses de la médecine sociale dans les quartiers populaires en France, des années 1970 à aujourd’hui », Revue française des affaires sociales, n° 3, p. 305-317.
  • Whitehead, M. et Dahlgren, G. 1991. « What Can we Do About Inequalities in Health ? », The Lancet, n° 338, p. 1059-1063.

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Pour citer cet article :

Kim Chiusano & Camille Lefebvre & Audrey Mariette & Laure Pitti, « La rénovation urbaine au chevet des inégalités de santé ?. Entretien croisé », Métropolitiques, 27 mars 2023. URL : https://metropolitiques.eu/La-renovation-urbaine-au-chevet-des-inegalites-de-sante.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1901

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