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L’artiste et ses territoires

Les politiques culturelles, perçues comme des clés de la requalification urbaine, sont à l’œuvre dans les villes davantage concurrentes à l’heure de la mondialisation. L’ouvrage d’Elsa Vivant tente de faire le point au moment où la scène scientifique hexagonale montre un véritable engouement pour ce qui apparaît comme un nouveau champ de réflexion.

Recensé : Elsa Vivant. 2009. Qu’est-ce que la ville créative ?, Paris : Presses Universitaires de France, 92 p.

C’est en spécialiste soucieuse de rendre accessible son propos qu’Elsa Vivant esquisse les contours d’un débat contemporain soulevé, notamment, par le très controversé Richard Florida. Universitaire et consultant nord-américain, ce dernier soutient que dans la nouvelle concurrence urbaine mondiale, les villes qui « gagnent » sont celles qui parviennent à capter les membres de ce qu’il nomme la « classe créative », regroupant l’ensemble des travailleurs rémunérés pour leur capacité de création (scientifiques, ingénieurs, artistes, architectes, etc.) mais également pour la créativité qu’ils déploient dans la résolution de problèmes complexes (juristes, financiers, médecins, etc.). Dès lors, le principal enjeu pour les gouvernements urbains serait de connaître les facteurs d’attractivité de ces individus, plus encore que ceux des entreprises qui les emploient. On est ici dans une logique de distinction métropolitaine que la nature des pratiques et préférences culturelles d’un groupe social viendrait justifier.

La ressource culturelle, nouvelle clé du développement des villes

Les travaux de Florida, souligne Elsa Vivant, participent à un mouvement plus large de réflexion sur le rôle et la mobilisation – voire l’instrumentalisation – de la ressource culturelle dans la mise en place d’un nouveau cycle de développement des villes. Les recompositions territoriales contemporaines s’appuient en effet sur des politiques d’image qui empruntent à l’art et à la culture leur puissance symbolique ainsi que leur capacité à requalifier la ville et ses paysages (intégration et cohésion sociale, qualité de vie, valorisation du patrimoine bâti, investissements dans des équipements culturels, réanimation d’espaces publics, etc.). L’objectif est alors de galvaniser l’attractivité d’espaces autrefois marginalisés et qui font aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt sans précédent (création d’emplois, stimulation du tourisme, retombées fiscales, etc.). À grands renforts de musées (la Tate Modern à Londres), d’architectures prestigieuses (le Guggenheim à Bilbao) et d’évènements internationaux (festivals, foires d’art contemporain), la spectacularisation de la ville s’impose là où l’héritage existant ne suffit pas. Par ailleurs, les processus de restructuration des systèmes productifs fordistes ont placé l’économie culturelle (Scott 1999) et les facteurs immatériels de la production au centre des débats sur l’avenir des territoires. Les grandes villes comme Los Angeles, Chicago ou encore Bangalore concentrent dans une très large mesure les capacités de création, de conception, d’innovation, de recherche et de diffusion des œuvres d’art et des produits culturels. Fortes de la grande diversité des marchés qu’elles offrent et des publics que l’on y croise, elles sont des lieux d’accumulation qui, en véritables écosystèmes créatifs, permettent les multiples interactions et situations de collaboration nécessaires à la création.

La ville créative entre culture et créativité

Quid des artistes dans cet édifice théorique ? La figure du créateur, ouvert d’esprit et disposant d’un capital culturel élevé constituerait le maillon clé d’un « retournement spatial » [1] que les équipements culturels en place ne font que conforter. De fait, les artistes ne sont plus observés qu’à l’aune de leur exploitation potentielle comme groupe dans des projets locaux, quand bien même la précarité individuelle est susceptible de demeurer (Menger 2002). Leur fine réceptivité aux soubresauts des modes et des courants culturels nouveaux, leur acculturation à la gestion de l’incertitude et leurs pratiques sociospatiales en font les acteurs en même temps que les modèles d’une véritable métamorphose du capitalisme. C’est donc à travers l’analyse des territoires de l’artiste qu’Elsa Vivant nous dévoile les heurs et malheurs de la ville créative. Ainsi, quartiers « bohémiens », culturels ou créatifs, « colonies d’artistes » et lieux « off » sont-ils élevés au rang d’archétypes du développement urbain. Souvent à la lisière des espaces centraux, ces lieux polarisent un temps la vie culturelle de la cité. Ce faisant, ils se transforment en laboratoires de l’ombre où s’expérimentent pratiques créatives et sociétales, avant de recouvrir un nouveau statut métropolitain. Leurs membres tissent parfois des liens avec le monde des nouvelles technologies de l’information et de la communication, transformant le quartier en un véritable incubateur industriel. La consécration qui s’ensuit s’accompagne généralement d’un renchérissement foncier.
On pourrait ici énoncer la thèse que paradoxalement, en décalant la perspective du développement culturel, non plus focalisé sur un secteur d’activité (la culture) mais sur les individus (la créativité), l’idée de « ville créative » renvoie dos à dos culture et créativité. S’il est vrai que l’expression est séduisante, car porteuse de valeurs positives, elle demeure floue quant à la capacité de concilier créativité individuelle et collective. La confusion s’installe dans le discours des tenants de l’action publique entre ceux qui font la culture (créateurs, producteurs et entrepreneurs culturels) et ceux qui la consomment (classe créative), à tel point que les gouvernements urbains jouent indistinctement sur ces différents tableaux, parfois contradictoires, tout en se prévalant de rendre plus créatives leurs cités - la gentrification inhérente à la présence de la classe créative dans certains quartiers peut s’avérer destructrice des fragiles milieux créatifs locaux.
La principale limite de l’ouvrage d’Elsa Vivant se situe peut-être dans ce questionnement : peut-on se satisfaire d’une analyse des rapports entre créativité et territoire conduite au seul prisme de la disjonction entre production et consommation de culture ? Car l’idée qu’un lien entre la manière dont les créateurs investissent le territoire, leur capacité à pourvoir une offre culturelle alternative et les modes de consommation et de pratiques résidentielles de certaines franges de la société puisse participer au renouvellement sensible (scènes et ambiances urbaines), matériel et économique des villes, ouvre des pistes de réflexion stimulantes et pour le moins créatives.

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  • Aydalot, Philippe. 1986. Milieux innovateurs en Europe, Paris : Gremi.
  • Florida, Richard. 2002. The rise of the creative class ... and how it’s transforming work, leisure, community and everyday life. New York : Basic Books.
  • Menger, Pierre-Michel. 2002. Portrait de l‘artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme. Paris : Seuil
  • Scott, Allen J. 1999. « L’économie culturelle des villes », Géographie, Economie, Société, n°1 (1), pp. 25-47.

Pour citer cet article :

Charles Ambrosino, « L’artiste et ses territoires », Métropolitiques, 14 janvier 2011. URL : https://metropolitiques.eu/L-artiste-et-ses-territoires.html

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