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Sans titre, photographie de Nouta Kiaïe
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Exposer la « culture de rue » des cités

Un ensemble d’œuvres artistiques inspirées du film La Haine propose un regard créatif et sans concession sur les quartiers populaires de banlieue et l’expérience des jeunes qui y grandissent. Leur exposition en septembre 2020 au Palais de Tokyo montre, selon Mickael Chelal, la reconnaissance de la culture de rue et toute sa vitalité.

Recensé : École Kourtrajmé, Jusqu’ici tout va bien, Palais de Tokyo, Paris, du 29 août au 11 septembre 2020.

Vingt-cinq ans après la sortie de La Haine, une trentaine d’élèves de l’école Kourtrajmé [1] ont été invités à proposer un ensemble d’œuvres inspirées du film de Mathieu Kassovitz. L’exposition, qui s’est tenue du 29 août au 11 septembre 2020 au Palais de Tokyo, à Paris, donne vie à une vingtaine d’œuvres qui témoignent d’une grande richesse créative : courts-métrages, peintures, dessins, photographies, sculptures, installations performées, fresques, documents audio… Les thématiques convoquées traitent des regards politiques et médiatiques sur les quartiers populaires de banlieue, mais aussi de la vie sociale de ces quartiers, de la présence féminine dans les espaces publics, des révoltes urbaines de 2005, du racisme, de la « culture de rue » et surtout du rapport entretenu par les habitants de ces quartiers avec la police.

Figure 1. Sans titre, de Nouta Kiaïe

© Nouta Kiaïe.

De La Haine aux Misérables : une actualisation du vécu des « jeunes de cité »

Le visiteur est frappé par la capacité des œuvres exposées à inscrire La Haine dans le réel et rendre ainsi son propos vivace, toujours d’actualité. C’est notamment le cas d’une grande fresque réalisée par Aristide Barraud qui retrace la vie d’Abdel Ichaha, personnage fictif de La Haine. Ce dernier est un jeune de la cité de la Noé, dans les Yvelines, qui se trouve entre la vie et la mort à la suite d’une bavure policière lors d’une garde à vue. Cette bavure est à l’origine de révoltes qui contextualisent le début du film. D’Abdel Ichaha, nous ne connaissons que le nom, le prénom et le visage. Cette fresque en noir et blanc, intitulée Abdel, retrace son enfance et son adolescence jusqu’au dernier moment de sa vie au milieu du film, référence à la mort de Makomé M’Bowolé, tué d’une balle dans la tête à bout portant en garde à vue, qui inspira Mathieu Kassovitz. Nous découvrons, accrochés à l’œuvre, des crampons portés par Abdel, ses photos de classe, accompagnés de textes qui décrivent son caractère. Cette inscription dans le réel concerne également la série photographique Toujours la même (figure 2), réalisée par Tassiana Aittahar, qui reprend des scènes de La Haine. Des enregistrements vocaux évoquent la scène reprise du film et racontent l’évolution de la situation entre 1995 et 2020.

Figure 2. Toujours la même, de Tassiana Aittahar

© Tassiana Aittahar. Cette photographie reprend une scène de début de La Haine, lorsque Saïd vient réveiller Vinz dans sa chambre et débute un « pierre, feuille, ciseau ».

Cette évolution est également traitée dans les multiples parallèles dressés au fil de l’exposition entre La Haine et Les Misérables de Ladj Ly (2019). Les ponts qu’établissent les œuvres autour des deux films constituent la trame d’un certain vécu d’une partie de la jeunesse des cités autour de la question des violences policières. Ces liens se retrouvent essentiellement dans les courts-métrages proposés. Le plus représentatif s’intitule DROIT 2 CITÉS de Pablo Malek : tourné en noir et blanc, il reprend le même format que La Haine et de nombreuses scènes. Les premières minutes se déroulent à la cité de la Noé, et les dernières aux Bosquets, en Seine-Saint-Denis, lieu de tournage des Misérables. La haine attise la haine, de Tur Dogukan, propose aussi une réflexion sur les ressorts du sentiment de haine à partir des pratiques policières : son court-métrage se déroule aux Bosquets et son climax met en scène un face-à-face armé entre un jeune de la cité et un policier, comme dans la scène finale de La Haine.

Figure 3. Objet à détruire, de Clément Perrin

Ces deux longs-métrages, séparés d’un quart de siècle, traitent d’une certaine génération et en constituent les témoins : la « génération des cités », évoquée par Stéphane Beaud et Olivier Masclet pour parler de celle qui a grandi dans un contexte politique, social et économique marqué par une paupérisation accrue, une aggravation de la ségrégation ethnique et des discriminations plus importantes, dont des violences policières (Beaud et Masclet 2006). Dans cette histoire, prennent place les révoltes de novembre 2005 suite aux décès de Zyed Benna et Bouna Traoré : des passages du documentaire 365 jours à Clichy-Monfermeil (Ly 2007) sont visibles, la voiture de police renversée sous forme de piñata (figure 3) y fait référence ou, encore plus directement, le court-métrage de Muriel Biot, C’est à toi que je parle, qui recueille les témoignages de trois habitants de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil au sujet des émeutes. L’ensemble confirme les analyses sociologiques de ces événements : une condamnation de leur forme mais des habitants qui restent solidaires des « émeutiers », même quinze ans après (Le Goaziou et Mucchielli 2007).

Figure 4. Sans titre, de Nouta Kiaïe

© Nouta Kiaïe.

La cité au féminin ?

Un autre point commun entre les deux films reste la faible visibilité des femmes (Deville 2007), à laquelle peut d’ailleurs contribuer le cinéma. Les œuvres sont ainsi l’occasion de questionner la présence et le vécu féminin dans la cité, et de manière plus large les rapports sociaux de sexe qui y prennent place. Les photographies de Nouta Kiaïe interrogent ainsi les relations entre les filles et les garçons ainsi que la frontière entre les genres. La photographie ci-dessus (figure 4) évoque le style vestimentaire des filles à travers les Nike « TN », qui étaient quelques années plus tôt quasi exclusivement portées par les garçons dans les cités, dans un contexte où l’espace public est essentiellement masculin. Les photographies de Tassiana Aittahar témoignent de scènes du quotidien : dans l’une d’entre elles, un groupe de filles et de garçons partage un moment installé sur des chaises au pied d’un immeuble. Enfin, l’installation performée d’Émilie Pria, La Chambre de Sarah ou la chambre de la sœur de Vinz (figure 5), reconstitue une chambre d’adolescente pour donner vie à ce personnage, en associant de manière révélatrice féminité et espace privé du logement dans le contexte des cités.

Figure 5. La Chambre de Sarah ou la chambre de la sœur de Vinz, de Émilie Pria

© Émilie Pria. Autre clin d’œil aux Misérables : la fenêtre donne sur un bâtiment des Bosquets.

Une célébration de la « culture de rue »

Dans La Haine, Saïd, Vinz et Hubert s’incrustent au vernissage d’une exposition parisienne mais ne se sentent pas à leur place, comme dans le reste de la capitale, d’ailleurs. Vingt-cinq ans plus tard, l’exposition semble interroger ce rapport à la culture en prenant place, dans le 16e arrondissement, au Palais de Tokyo, l’un des temples culturels parisiens. Elle met en avant un certain nombre d’éléments de la vie quotidienne et de la « culture de rue » qui caractérise la vie des cités, définie par David Lepoutre comme un « ensemble ordonné de pratiques, un système unifié d’attitudes personnelles et de relations » (Lepoutre 1997, p. 28) composé de normes, de valeurs et de codes, qui s’expriment notamment dans le langage (« avoir la haine », thème de l’exposition), le style vestimentaire (les photos de Nouta Kiaïe l’évoquent tout comme les créations vestimentaires de Djiby Kebe à partir de pièces de collection de Virgil Abloh), mais aussi dans certaines pratiques comme l’appropriation de l’espace public, lieu d’expression de la « culture des cités » (à travers la pratique de la moto-cross, comme dans l’œuvre d’Ismaël Bazri, Sans Plomb 93, qui mêle des photographies accrochées à un YZ – modèle de moto-cross du constructeur Yamaha – et des sculptures en béton de chaises Monobloc d’Ismail Alaoui Fdili, les Ouaiçiboulaa !). Cela témoigne d’une évolution du regard qui leur est porté dans le domaine culturel, ou du moins d’une réappropriation ou influence culturelle dans le reste de la société française. Alors que les pratiques, normes et goûts se diffusent généralement du haut vers le bas de la société, cette mise en avant de la « culture de rue » représente une tendance inverse, qui peut contribuer à approcher ces quartiers de manière positive.

L’exposition a ainsi le mérite de montrer, comme l’a rappé Médine, que « la banlieue influence Paname et Paname influence le monde [2] », et met en lumière la vitalité d’une génération qui a encore « la haine ». Il en ressort un certain regard sur l’histoire et le quotidien des cités qui, à travers la dénonciation des violences policières, nous fait dire que, jusqu’ici, tout ne va pas bien.

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Pour citer cet article :

Mickael Chelal, « Exposer la « culture de rue » des cités », Métropolitiques, 3 mars 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Exposer-la-culture-de-rue-des-cites.html

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