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Aperçus du frontisme municipal

Une historienne et un photographe se sont associés pour réaliser une plongée dans trois « villes FN » (Beaucaire, Hayange et Hénin-Beaumont). Sous la forme originale du roman-photo, l’ouvrage donne à voir de manière incarnée les modalités d’implantation locale du Front national.
Recensé : Valérie Igounet et Vincent Jarousseau, L’Illusion nationale. Deux ans d’enquête dans les villes FN, Paris, Les Arènes, 2017

Les élections municipales françaises de mars 2014 ont permis au Front national (FN) de conquérir 11 municipalités [1], lesquelles devaient servir de véritables vitrines au parti, vecteurs de son implantation locale et laboratoires de sa banalisation. Dans un ouvrage paru peu avant les élections présidentielles de 2017, Valérie Igounet, historienne spécialiste du négationnisme et de l’extrême droite, et Vincent Jarousseau, photographe et documentariste, prennent pour objet trois de ces « villes FN ». Fruit d’incursions régulières durant deux ans à Hayange (Moselle), Beaucaire (Gard) et Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), L’Illusion nationale prend la forme originale du roman-photo, plaçant côte à côte photographies et discours des diverses personnes interrogées (maires et cadres frontistes, habitants, opposants politiques…) et donne ainsi à voir certaines des modalités concrètes d’implantation locale du Front national.

Le Front national en roman-photo


L’Illusion nationale est divisé en trois parties équilibrées, qui correspondent aux trois municipalités où s’est déroulée l’enquête. Chaque partie débute par une présentation en trois pages de la ville étudiée, qui précise notamment le contexte sociopolitique des élections de 2014, suivie d’un portrait des maires en place, Fabien Engelmann (Hayange), Julien Sanchez (Beaucaire) et Steeve Briois (Hénin-Beaumont). L’avant-propos et l’introduction rappellent l’ambition de l’ouvrage et donnent au lecteur quelques données de cadrage, et une postface propose un retour sur les trajectoires de certains protagonistes, recontactés avant la sortie du livre.

L’ouvrage mélange, d’une page à l’autre, les témoignages d’interlocuteurs aux statuts différents : électeurs « ordinaires » du FN (dont la fidélité électorale au parti peut grandement varier), cadres frontistes (comme Bruno Bilde, depuis élu député du Pas-de-Calais), conseillers municipaux, opposants à la municipalité (militants associatifs, élus de l’opposition, commerçants visés par la politique de la mairie…) et enfin les maires frontistes eux-mêmes, auxquels un nombre important de pages sont consacrés. On peut, d’ailleurs, regretter ce dernier point, dans la mesure où les interviews d’Engelmann, Sanchez et Briois ne font le plus souvent qu’enregistrer un discours institutionnel déjà bien rodé, qui apporte peu d’éléments à la compréhension du phénomène frontiste.

Mis bout à bout, tous ces récits dessinent, à la manière d’un patchwork, une image réaliste et concrète du frontisme municipal tel qu’il est vécu au quotidien [2]. Il faut ici souligner les apports du mode de restitution des données d’enquête. Le choix formel du roman-photo a en effet pour principal avantage de donner corps, littéralement, aux différents témoignages. Visages, silhouettes, vêtements, postures, attitudes : les photographies en noir et blanc, très travaillées, rendent ainsi aux discours leur incarnation – chose trop rare dans la plupart des enquêtes sur le Front national, où le lecteur ne trouve des électeurs frontistes que leurs paroles [3], quand celles-ci ne sont pas cachées derrière les chiffres de la statistique électorale.

Logiques d’une implantation locale


Le choix des trois municipalités, assez peu justifié dans l’ouvrage, tient vraisemblablement à ce que chacune des villes symbolise. Hayange se veut représentative d’un FN plus populaire, situé dans le Nord-Est français marqué par la désindustrialisation et le chômage, où la gauche jadis dominante ne convainc plus. Beaucaire incarne un électorat plus aisé. Issu de la droite traditionnelle, s’étant progressivement radicalisé, il est plus libéral sur le plan économique et plus autoritaire sur les enjeux de sécurité et d’immigration. Hénin-Beaumont, enfin, est « la » ville FN qui attire tous les regards (médiatiques) : terre de prédilection de Marine Le Pen, la ville est dirigée par l’un des membres du bureau exécutif du FN, Steeve Briois, élu maire en 2014 avec 50,25 % des voix dès le premier tour.

Sans nier les évidentes différences de contexte propres à chacune de ces municipalités, ce sont pourtant les points communs qui frappent avant tout, et qui contribuent à remettre en cause la distinction souvent très caricaturale qui est établie entre un FN « du Sud » et un FN « du Nord » (Gombin 2015). Cette communauté de traits se lit tout d’abord dans la gestion municipale. Pour les maires frontistes, les priorités sont en effet les mêmes : sécurité, propreté, baisse des impôts locaux et désendettement. À quoi s’ajoutent toute une série d’initiatives qui permettent d’envoyer, à peu de frais, des signaux en direction de certaines fractions de leur électorat – par exemple, la « fête du cochon » à Hayange ou le changement de nom de la rue du 19‑Mars‑1962 à Beaucaire [4]. On retrouve, par ailleurs, ces traits communs dans les témoignages des habitants. À Hayange, Beaucaire ou Hénin-Beaumont, les raisons qu’invoquent les électeurs pour expliquer leur vote en faveur du FN renvoient le plus souvent à la fois à une situation de précarité sociale (les trois municipalités sont marquées par le chômage et la pauvreté) et à de vifs sentiments anti-immigrés. Ces derniers sont justifiés par des raisons économiques (la concurrence entre « étrangers » et « natifs » sur le marché du travail) ou culturelles (l’islamophobie occupant ici une place centrale). La gestion des municipalités antérieures, de droite à Beaucaire, de gauche dans les deux autres villes étudiées, est également pointée du doigt, et souvent mise en contraste par les habitants avec la détermination et la proximité des maires frontistes qui, eux, « font bouger les choses » et « disent bonjour dans la rue ».

Ces logiques communes n’autorisent cependant pas une homogénéisation à outrance de l’électorat frontiste [5], et l’ouvrage a pour vertu de présenter des personnes aux profils et aux comportements électoraux variés – des « fidèles » de longue date aux électeurs plus récents, du vote convaincu et revendiqué au vote plus indécis, résigné ou sceptique.

Amis et ennemis


Le livre de Valérie Igounet et Vincent Jarousseau éclaire aussi la manière dont les municipalités frontistes cherchent à obtenir le soutien de certains groupes sociaux, le plus souvent structurés sous forme d’associations, pour légitimer leur action, et par là le succès de leur implantation. Les exemples de tels « ciblages » abondent dans l’ouvrage, depuis des faveurs accordées aux groupes de pieds-noirs aux repas dansants organisés avec les seniors de la ville. Les pages consacrées au club de boxe de Beaucaire laissent, par exemple, entrevoir de manière significative le système de dons et de contre-dons à l’œuvre entre la municipalité et une partie de la communauté gitane, permettant la conversion de dotations financières en rétributions symboliques et, in fine, électorales. « Je peux vous dire que c’est la première fois qu’un maire nous soutient. […] On l’oubliera pas. Merci ! Merci ! Merci ! », clame ainsi, devant une salle pleine, le président du club lors du gala de boxe annuel, après avoir évoqué l’augmentation de 1 000 euros de la subvention accordée par la mairie (p. 82‑83).

Face à ce système d’allégeances qui s’institutionnalise progressivement, L’Illusion nationale donne également la voix aux personnes dont l’activité, professionnelle ou bénévole, est menacée par la politique municipale frontiste. Ainsi, par exemple, de Mohamed, installé à Beaucaire depuis presque 30 ans et patron de bar, qui a attaqué en justice le maire à la suite de la publication de deux arrêtés municipaux interdisant l’activité des « épiceries, primeurs et commerces de distribution » à partir de 23 heures (les arrêtés sont entrés en vigueur le premier jour du ramadan…). Ainsi également de Dorothée, présidente du Secours populaire et engagée au Parti communiste, qui ne peut obtenir de subvention en raison du refus de la municipalité de financer les associations venant en aide aux personnes migrantes. De même, les opposants politiques, qu’il s’agisse des élus d’opposition ou de certains syndicats, entretiennent des relations qui sont loin d’être apaisées avec le FN – et il en va de même pour des organes de presse comme La Voix du Nord, par exemple, en conflit ouvert avec la municipalité d’Hénin-Beaumont depuis les régionales de 2015.
En affermissant ses soutiens et en affaiblissant ses opposants – sur fond d’indifférence et d’acceptation –, le Front national cherche ainsi, petit à petit, à se donner les moyens de sa politique, avec pour objectif final de transformer, comme l’écrivent les auteurs, « le frontisme municipal en frontisme national ». C’est à ce titre que l’ouvrage, publié à la veille des élections présidentielles, sonne également comme un avertissement.

Les limites du format


Il faut apprécier L’Illusion nationale pour ce qu’il est : un bel ouvrage, qui met en récit de manière innovante des « tranches de vie » des habitants de villes frontistes. Il n’en reste pas moins que ce travail est insatisfaisant eu égard aux standards des sciences sociales : il s’approche bien davantage – comme les auteurs le revendiquent, d’ailleurs – du reportage que de la monographie sociologique.

En premier lieu, le livre ne rend compte à aucun moment des différentes conditions qui ont permis sa confection. On ignore, en effet, tout de la manière dont l’enquête a été négociée auprès des maires frontistes et dont les personnes interrogées ont été approchées, et surtout la façon dont le protocole d’enquête (interviews et photographies) a été accepté par les individus concernés. On sait que de telles conditions d’entretien – a fortiori lorsqu’il s’agit d’un parti dont le vote est souvent sous-déclaré (Lehingue 2003) – génèrent d’importants biais de sélection [6], et il aurait été heureux que ceux-ci soient explicités et objectivés – en annexe, par exemple. De même, si les auteurs indiquent que les propos entendus ont été retranscrits « à la virgule près », on ne sait que peu de choses sur la manière dont ils ont été récoltés et sur les principes qui ont guidé leur sélection – les extraits qu’on retrouve dans les phylactères ont ainsi un aspect très saccadé, presque artificiel, où des phrases jugées pertinentes sont placées les unes à la suite des autres sans que les coupes soient indiquées.

Par ailleurs, les descriptions de chaque municipalité en introduction restent parcellaires. Afin de mieux situer les témoignages présents dans l’ouvrage, il aurait été nécessaire de donner davantage d’éléments sur la distribution sociale et géographique du vote (avec, par exemple, une carte indiquant les zones de force du vote frontiste et les zones plus abstentionnistes, corrélées à leurs caractéristiques sociales) ainsi que sur l’évolution sociohistorique de ces territoires. Plus problématique encore, les situations et trajectoires sociales des individus qui apparaissent dans le livre (mis à part les trois maires frontistes) ne sont, au mieux, qu’évoquées succinctement. De ce fait, les protagonistes de L’Illusion nationale ressemblent malheureusement trop souvent aux passants que l’on retrouve dans les micro-trottoirs de certains reportages télévisés – quasi-inconnus lâchant furtivement quelques mots pour faire plaisir (ou déplaisir) à l’intervieweur… Cela est d’autant plus dommage que l’on devine, à la lecture du livre, que certains entretiens ont été longs et denses. Il aurait été ainsi intéressant de glisser quelques « fiches » de présentation, plus complètes, sur les personnes interrogées (ce que les auteurs ont fait pour Fabien Engelmann, Julien Sanchez et Steeve Briois), quitte à en suivre un nombre moins important dans l’ouvrage.

Les choix éditoriaux qui ont été ceux de L’Illusion nationale ont ainsi consisté, comme souvent, à débarrasser l’enquête de ces différentes « lourdeurs » que les sciences sociales considèrent pourtant comme précieuses : le dévoilement réflexif des échafaudages et coulisses de l’enquête, l’attention aux conditions de possibilité du discours des enquêtés, le souci de l’analyse fine de leurs caractéristiques sociales, des données de contexte plus conséquentes, etc. Intégrer ces aspects aurait permis de donner de l’épaisseur sociologique à cette étude dont l’ambition reste trop souvent plus descriptive que démonstrative, et dont l’originalité séduisante du format limite, parfois, la compréhension des logiques sociales sous-jacentes au frontisme municipal.

Bibliographie

  • Becker, H. S. 1974. « Photography and Sociology », Studies in the Anthropology of Visual Communication, vol. 1, n° 1, p. 3‑26.
  • Farel, E., Fieschi, M., Gherdane, M., et Wallart, P. 2015. Ma ville couleur bleu marine, Paris : Flammarion.
  • Gaxie, D. 2017. « Front national : les contradictions d’une résistible ascension », in G. Mauger et W. Pelletier (dir.), Les Classes populaires et le FN. Explications de vote, Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant.
  • Gombin, J. 2015. « Les trois visages du vote FN », Le Monde diplomatique, décembre.
  • Gouard, D. 2014. La Banlieue rouge. Ceux qui restent et ce qui change, Lormont : Le Bord de l’eau, coll. « Clair & Net ».
  • Harper, D. 1988. « Visual Sociology : Expanding Sociological Vision », The American Sociologist, vol. 19, n° 1, p. 54‑70.
  • Hastings, M. 1991. Halluin la Rouge 1919‑1939. Aspects d’un communisme identitaire, Lille : Presses universitaires de Lille.
  • Lefebvre, R. 2004. « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale ? Forme partisane et emprise institutionnelle : Roubaix (1892‑1983) », Revue française de science politique, vol. 54, p. 237‑260.
  • Lehingue, P. 2003. « L’objectivation statistique des électorats : que savons-nous des électeurs du FN ? », in J. Lagroye (dir.), La Politisation, Paris : Belin.
  • Marchand-Lagier, C. 2017. Le Vote FN. Pour une sociologie localisée des électorats frontistes, Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur.
  • Martin, V. 2002. Toulon sous le Front national. Entretiens non directifs, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques politiques ».
  • Meyer, M. 2010. « Tu veux ma photo ? Droit de regard et droit à l’image dans la sociologie visuelle », in S. Laurens et F. Neyrat (dir.), Enquêter : de quel droit ? Menace sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant, p. 155‑186.

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Pour citer cet article :

Félicien Faury, « Aperçus du frontisme municipal », Métropolitiques, 15 février 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Apercus-du-frontisme-municipal.html

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