Supermarchés coopératifs, AMAP, épiceries vrac, paniers solidaires : les initiatives alternatives visant à rendre le système alimentaire plus durable ne manquent pas. Ces projets sont souvent issus de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui regroupe des structures (associations, coopératives, mutuelles, fondations et entreprises sociales) cherchant à concilier utilité sociale, performance économique, lucrativité limitée et gouvernance démocratique [1]. Ces initiatives intéressent aussi de plus en plus les pouvoirs publics locaux qui, depuis les années 2010, inscrivent à leur agenda la thématique de l’alimentation (Brand 2015). Ils se tournent désormais couramment vers l’ESS pour trouver des réponses au manque de durabilité du système alimentaire actuel et favoriser l’accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous. Pour ce faire, le recours au dispositif de l’appel à projets est devenu fréquent, comme en témoignent ceux lancés par les villes de Lyon [2], de Lille [3], de Paris ou encore de la Métropole de Toulouse [4].
En analysant l’appel à projets de la Ville de Paris, cet article montre comment l’ESS est désormais positionnée en « opératrice de politique publique » (Cottin-Marx et al. 2017) pour transformer le système alimentaire. Dans le cas parisien, le lien entre alimentation durable et ESS est ancien et c’est même le service en charge de ce secteur économique qui met en œuvre une partie de la politique alimentaire. Si le recours au dispositif de l’appel à projets par ce service est constant depuis 2016, les projets ciblés par celui-ci ont évolué. Les premières éditions concernaient le périmètre du gaspillage alimentaire et la lutte contre la précarité alimentaire pour ensuite s’élargir au secteur des commerces d’alimentation durable, puis à leur accessibilité au plus grand nombre. En outre, dans une volonté de promouvoir le développement d’un système économique vertueux, cette évolution s’accompagne d’une attention croissante portée à la faisabilité économique des projets.
Notre enquête de terrain [5] s’appuie sur une série d’entretiens menés avec des agent·es de la ville ainsi que sur une observation ethnographique de l’instruction de deux éditions d’un appel à projets à destination des acteurs de l’ESS du secteur alimentaire (2021 et 2022). En complément, quatre projets financés par l’appel à projets ont été investigués (entretiens et observation) : une épicerie associative avec projet de double tarification, une coopérative de producteurs et deux épiceries vrac.
Mailler le territoire d’une offre alimentaire durable et accessible
Bien que l’offre en alimentation durable [6] ait fortement augmenté ces dernières années, elle reste inégalement répartie sur le territoire parisien : les zones de carence se concentrent à l’ouest (7e, 8e, 16e arrondissement) et tout autour de la bordure périphérique. Les quartiers populaires (quartiers prioritaires de la politique de la ville ou en veille active) sont également en moyenne moins pourvus en commerces d’alimentation durable (Apur 2022) par rapport au reste du territoire. À ce facteur géographique d’inaccessibilité identifié par les agent·es de la Ville de Paris s’ajoutent une inaccessibilité économique, due à des prix élevés, et une inaccessibilité sociale qui retiendrait les populations modestes d’entrer dans ces magasins. L’appel à projets étudié ici a alors vocation à soutenir des projets ESS de sorte à mailler le territoire en lieux de distribution d’alimentation durable et accessible (commerces et restaurants), notamment dans les zones prioritaires de la ville (figure 1).
Photo : C. Altenburger, février 2024.
Cet appel à projets permet avant tout d’établir un lien entre la municipalité et les acteurs et actrices du territoire, et de les informer qu’ils et elles peuvent obtenir un financement public [7] en répondant aux attentes de la municipalité. La procédure d’instruction permet ensuite de comparer les projets au regard des dimensions sociale et environnementale attendues et d’accorder des financements à ceux qui les intègrent le mieux. Il est fréquent, par exemple, que le montant de la subvention soit indexé à l’impact social et environnemental des structures. Au cours de l’examen des dossiers, les instructrices sont alors attentives à la durabilité de l’offre proposée, à l’implantation géographique du projet, aux prix pratiqués et aux actions mises en place pour favoriser l’intégration des populations modestes (double tarification, rabais sur les produits « antigaspi », partenariat avec des associations de quartier, etc.). La sélection et les montants sont ensuite votés par un jury présidé par l’élue en charge de la politique alimentaire.
Le recours à l’appel à projets n’a pas seulement une fonction d’appariement entre la ville et les porteurs de projet, mais est aussi utilisé comme un instrument incitatif. Dans la mesure où le soutien public est accordé aux projets qui correspondent le plus aux critères de l’appel à projets, le processus de sélection met en concurrence les candidat·es et les pousse à innover pour proposer des projets conformes aux attentes de la ville, comme l’observe Renaud Epstein (2013) dans le cadre des politiques urbaines. D’ailleurs, l’appel à projets a été pensé de façon incrémentale et l’attention portée à la dimension sociale des projets a été ajoutée une fois que ces épiceries n’avaient plus besoin du soutien de la ville pour ouvrir dans les quartiers à fort pouvoir d’achat. L’attribution d’un soutien public par appel à projets permet alors d’inciter les porteurs·ses de projet à satisfaire de nouveaux critères comme l’accessibilité, sous peine de ne pas se voir attribuer de subvention.
« De la facilitation à l’impulsion [8] » : trouver des modèles économiques innovants
L’exigence envers les acteurs·trices de l’économie sociale et solidaire n’est pas uniquement d’ordre social et environnemental, il leur est aussi demandé de proposer des projets viables économiquement. Les subventions accordées n’ont donc pas vocation à financer le fonctionnement des projets de manière pérenne, comme pour acheter des denrées alimentaires, ce qui reviendrait à « forcer l’équilibre économique », selon les instructrices. Le soutien public est davantage conçu comme « un coup de pouce initial » de manière à « soutenir le démarrage de nouvelles activités ou le changement d’échelle d’un projet [9] » en contribuant, par exemple, au paiement des premières charges ou au financement de travaux et d’acquisition de matériel. Les projets les plus appréciés sont alors ceux qui cherchent à concilier des objectifs sociaux et environnementaux avec une performance économique.
La procédure de l’appel à projets permet d’entrer en interaction avec les porteurs·ses de projet afin d’encadrer leurs conduites et les outiller pour qu’ils et elles soient en mesure de développer leur modèle économique. À ce titre, les entretiens menés pendant l’instruction sont des occasions pour « challenger [10] » leur modèle économique ou encore leur donner les connaissances et savoir-faire techniques nécessaires à leur bon développement. Les instructrices vont par exemple profiter de ce temps d’échange pour aider à constituer leurs budgets prévisionnels et plus largement les aider à développer une posture entrepreneuriale. Les porteurs·ses de projet peuvent aussi être mis·es en lien avec des structures partenaires qui compléteront et approfondiront cette éducation à l’économie. L’ambition est en définitive de repérer les « bon·nes » entrepreneur·ses, autrement dit les modèles économiques et organisationnels qui fonctionnent en vue de les reproduire et de couvrir le territoire de projets dont les modèles permettent une accessibilité effective tout en maintenant une viabilité économique.
Concilier durabilité, accessibilité et viabilité économique : l’équation impossible ?
L’étude de la mise en œuvre de projets financés dans le cadre de l’appel à projets donne à voir la difficile conciliation entre le développement d’une offre alimentaire durable et accessible et ce maintien d’une viabilité économique. D’autant plus que, en raison d’une baisse de la consommation, le secteur du bio connaît des difficultés depuis 2022 qui affectent le chiffre d’affaires des commerces d’alimentation durable. En outre, ces commerces font face à une hausse importante de leurs charges (hausse du coût de l’énergie et du prix des denrées alimentaires achetées). La recherche d’un équilibre économique semble alors devenir la priorité des porteurs·ses de projet, au détriment parfois de la dimension sociale ou environnementale.
D’une part, afin d’atteindre une viabilité économique sans augmenter les prix, certain·es acteurs·trices revoient à la baisse leur exigence de durabilité ou d’accessibilité. C’est le cas par exemple de Foisonnantes, épicerie associative avec projet de double tarification, qui a récemment mis en place un rayon de produits non issus de l’agriculture biologique pour pouvoir augmenter ses marges tout en garantissant des prix accessibles. À cela s’ajoute la recherche active d’une clientèle aisée. Dans leurs opérations de communication, plusieurs des gérant·es rencontré·es ciblent de manière privilégiée les parties du quartier connues pour héberger des habitant·es à fort capital économique. D’autre part, l’enjeu d’attirer une nouvelle clientèle a des conséquences spatiales dans la mesure où il amène certain·es porteurs·ses de projet à vouloir rendre attractif l’espace environnant. Cela implique parfois d’investir l’espace public afin d’en éloigner certaines populations ou activités considérées comme nuisibles à l’attractivité du commerce. C’est le cas, par exemple, d’une épicerie qui, confrontée au trafic de drogues, a créé un collectif d’habitant·es pour embellir la place qui la borde grâce à un projet de végétalisation.
Si l’appel à projets permet d’intégrer les initiatives de l’ESS à la politique alimentaire parisienne et de soutenir leur développement en vue de répondre aux objectifs de durabilité et d’accessibilité qu’elle se fixe, l’exigence de viabilité économique questionne son efficacité. En effet, elle peut entrer en contradiction avec l’accessibilité de tou·tes à une alimentation de qualité ou se faire au détriment des critères de durabilité. La participation de ces acteurs·trices à la transition alimentaire peut ainsi accompagner d’autres transformations du territoire, notamment en termes de gentrification. Compléter cette action publique avec un dispositif visant à solvabiliser la demande des classes populaires, comme la sécurité sociale de l’alimentation, atténuerait peut-être ces effets (Chiffoleau et al. 2023). Ce dispositif doit notamment être prochainement expérimenté sur le territoire parisien.
Bibliographie
- Apur. 2022. L’Offre en alimentation durable à Paris toujours plus dense. État des lieux des points de vente et des paniers, Paris, Apur.
- Brand, C. 2015. Alimentation et métropolisation : repenser le territoire à l’aune d’une problématique vitale oubliée, thèse de doctorat en géographie, Université Grenoble Alpes.
- Chiffoleau, Y., Akermann, G., Paturel, D. et Noël, J. 2023. « Des circuits courts à la sécurité sociale de l’alimentation : économies concrètes et récit politique pour la solidarité alimentaire », Lien social et Politiques, n° 90, p. 310-329.
- Cottin-Marx, S., Hély, M., Jeannot, G. et Simonet, M. 2017. « La recomposition des relations entre l’État et les associations : désengagements et réengagements », Revue française d’administration publique, n° 163, p. 463-476.
- Epstein, R. 2013. « Politiques territoriales : ce que les appels à projets font aux démarches de projet », La Revue Tocqueville, vol. 34, n° 2, p. 91-102.