Accéder directement au contenu
Commentaires

Territoires et classes moyennes dans le Grand Paris en formation

En s’appuyant sur une enquête multisite conduite à l’échelle de la métropole parisienne, Quitter Paris ? met en lumière la diversité des choix résidentiels des classes moyennes et interroge leurs principes de différenciation.
Recensé : Stéphanie Vermeersch, Lydie Launay et Éric Charmes, Quitter Paris ? Les classes moyennes entre centres et périphéries, Ivry-sur-Seine, Créaphis, 2019, 188 p.
Suivre ce lien pour accéder à l’intégralité du livre, mise en ligne par l’éditeur, consultable en accès libre le temps du confinement.

Dans la métropole parisienne, l’augmentation des prix de l’immobilier fragilise les projets d’accession à la propriété des classes moyennes et leur accès aux espaces centraux et valorisés. Ce phénomène occupe une place centrale dans les débats sur les équilibres sociaux et territoriaux de la métropole du « Grand Paris ».

Bien que de nombreux travaux de recherche aient été menés sur la place des classes moyennes dans les dynamiques de ségrégation (Oberti et Préteceille 2011) et sur leurs choix résidentiels et scolaires (voir par exemple Benson et al. 2015 ; Van Zanten 2009), il reste difficile d’en dégager une image d’ensemble en raison de la diversité des terrains d’enquête, des approches méthodologiques et de la définition des classes moyennes retenue. Quant aux tentatives de généralisation théorique, le triptyque « relégation – gentrification – périurbanisation » (Donzelot 2009) est réducteur : il associe de façon mécanique un type de territoire à un groupe social et explique les choix résidentiels seulement par des logiques de repli et de domination.

Prenant acte de la tension inédite sur le marché du logement et de la connaissance fragmentée sur les classes moyennes urbaines, Quitter Paris ? analyse leurs rapports à la ville dans différents contextes urbains. Il s’agit de comprendre comment les processus de gentrification et de périurbanisation s’articulent et de ne pas dissocier les processus locaux des dynamiques métropolitaines dans lesquelles ils s’insèrent. Au-delà du quartier de résidence, les auteurs accordent une importance fondamentale à la diversité des territoires pratiqués, en partant de l’hypothèse que le rapport à la mixité sociale se construit à l’échelle de la métropole et, qu’en retour, ce sont autant les choix résidentiels que les pratiques hors du lieu de résidence qui la transforment.

Le matériau empirique sur lequel s’appuie l’ouvrage est issu d’un corpus de 200 entretiens menés auprès de membres des classes moyennes dans cinq territoires : un quartier gentrifié de Paris (Saint-Georges dans le 9e arrondissement), une commune populaire (Noisy-le-Sec) et une commune favorisée (Le Raincy) de Seine-Saint-Denis, un village périurbain aisé des Yvelines (Châteaufort) et un ensemble pavillonnaire en perte d’attractivité dans l’Essonne (Port-Sud, situé dans la commune de Breuillet). Les entretiens ont porté sur les trajectoires résidentielles et les pratiques dans plusieurs domaines de la vie sociale (relations de voisinage, scolarité, vie associative). Les auteurs ont aussi présenté aux personnes interrogées des photographies des terrains d’enquête afin de recueillir leurs représentations de ces lieux. Les classes moyennes sont définies de façon très large : elles correspondent aux professions intermédiaires, aux cadres et professions intellectuelles supérieures et ont un niveau de vie situé entre la médiane et le neuvième décile. Une part importante de l’échantillon appartient aux classes moyennes-supérieures, ce qui présente l’intérêt d’étudier des ménages disposant d’une certaine marge de manœuvre sur le marché du logement, bien qu’évoluant dans un univers de contraintes.

Arbitrages résidentiels et pratiques dans l’espace métropolitain

Les choix résidentiels des classes moyennes sont le résultat de compromis entre leurs besoins en matière de logement et les caractéristiques du quartier de résidence. Tout d’abord, les ménages qui souhaitent se maintenir dans Paris intra-muros exercent une série d’ajustements, en particulier les jeunes générations qui ne disposent pas des ressources économiques suffisantes ou d’un héritage (chap. 1). Certains renoncent à leurs projets d’accession à la propriété et acceptent de se loger dans des logements de faible qualité, alors que d’autres contournent la sélectivité du marché immobilier en profitant d’un héritage familial, en s’échangeant les appartements ou en demandant un logement social. L’attachement à la centralité s’explique par l’importance des ressources matérielles, relationnelles et symboliques qu’elle procure et qui sont essentielles au maintien de leur statut social. Les ménages situent la majorité de leurs pratiques dans l’espace local, à tel point que la proximité est érigée comme un vecteur de distinction sociale. La valorisation du lieu de résidence se conçoit également à l’échelle métropolitaine : Paris s’oppose à la banlieue, perçue comme un espace socialement homogène et faiblement doté en équipements et services. Au sein même de la capitale, le quartier Saint-Georges se distingue des espaces les plus sélectifs et les plus populaires, respectivement perçus comme peu animés et moins sécurisés.

Le deuxième type d’arbitrage conduit les classes moyennes vers la proche banlieue (chap. 2). En Seine-Saint-Denis, le niveau des prix de l’immobilier offre l’opportunité d’acquérir un logement conforme aux besoins et aux attentes des classes moyennes avec enfant (superficie, qualité architecturale des pavillons). À Noisy-le-Sec, l’achat est vécu comme une forme de compensation de l’éloignement au centre. L’accessibilité de l’offre commerciale et culturelle de Paris à travers le réseau de transports en commun permet de pallier le manque d’infrastructures locales et de maintenir le contact avec des populations plus proches dans l’espace social. Quant aux habitants du Raincy, ils valorisent le profil social favorisé de leur espace résidentiel. Le choix de cette commune est aussi étroitement lié à la volonté de scolariser les enfants dans les établissements locaux, attractifs à l’échelle du département. On ne retrouve pas cette imbrication entre choix résidentiels et stratégies éducatives à Noisy-le-Sec, où les familles des classes moyennes ont davantage recours à des pratiques d’évitement qui mettent en tension les valeurs du monde domestique (protéger les enfants, veiller à leur épanouissement) et civique (solidarité, valeurs de l’école républicaine). Certaines peuvent jouer le jeu de la carte scolaire, mais développent alors une vigilance accrue concernant les dynamiques pédagogiques des établissements.

Enfin, l’analyse des trajectoires résidentielles des classes moyennes dans un espace périurbain aisé permet de nuancer trois stéréotypes qui accompagnent les représentations de ces territoires périphériques (chap. 3). D’abord, l’installation dans le périurbain n’est pas un choix par défaut résultant d’une incapacité à faire face aux contraintes du marché immobilier dans les espaces centraux. Accéder à un environnement rural à proximité de la ville dense et pouvoir acheter un pavillon avec un jardin font l’objet d’une appréciation positive, qui s’explique en partie par les dispositions acquises au cours de la socialisation résidentielle (Authier et al. 2010). Deuxièmement, si les classes moyennes périurbaines développent une sociabilité élective dans l’espace résidentiel, leurs contacts avec les autres groupes sociaux sont fréquents lors de leurs déplacements hors de la commune de résidence. En somme, elles ne seraient pas plus « sécessionnistes » que les classes moyennes de centre-ville. Au contraire, les auteurs insistent sur leur degré similaire de fermeture vis-à-vis de la diversité sociale. Enfin, concevoir le périurbain comme un espace dépendant du centre ou comme un symptôme de l’étalement de la ville dense semble réducteur : il propose un mode de vie autonome à l’intersection de l’urbain et du rural et permet de bâtir des relations d’interconnaissance et une sociabilité de proximité.

Identités et rapports sociaux à l’échelle métropolitaine

Dans un deuxième temps, l’ouvrage traite des effets des territoires habités et pratiqués sur la position sociale et l’identité des classes moyennes. Les formes de l’habitat pavillonnaire et le profil social du lieu de résidence agissent conjointement sur le positionnement social subjectif des classes moyennes (chap. 4). Ainsi, les « déplacés » de Noisy-le-Sec valorisent les maisons de style meulière pour leur authenticité, les aménagements intérieurs qu’elles permettent et l’histoire sociale locale à laquelle elles se rattachent. Elles matérialisent la distance avec les logements sociaux mais aussi avec les lotissements pavillonnaires du périurbain. Au Raincy, les maisons d’un style plus bourgeois permettent de se situer au sommet de la hiérarchie sociale locale, même si le caractère distinctif de l’habitat reste limité en raison de la proximité avec les territoires populaires. Dans les fractions aisées du périurbain (Châteaufort), les constructions de caractère fondent l’attractivité du cadre bâti au sein d’un environnement naturel de qualité. La préservation de ce cadre privilégié est d’ailleurs au centre des enjeux de l’action publique locale, puisque certaines communes tendent à fonctionner comme des « clubs » (Charmes 2011) [1]. À l’inverse, les lotissements pavillonnaires de Port-Sud sont construits sur un mode plus standardisé et ne présentent pas de marque de personnalisation. Cela s’accompagne du départ des cadres supérieurs et de l’arrivée de ménages plus modestes, si bien que le quartier connaît une perte d’attractivité.

Alors que les études urbaines opposent généralement la recherche de l’entre-soi à la valorisation de la mixité, les auteurs proposent de s’affranchir de cette vision en croisant l’analyse des choix résidentiels avec celle des mobilités quotidiennes (chap. 5). La recherche de l’entre-soi dans la sphère résidentielle s’accompagne de formes d’ouverture à la diversité dans d’autres domaines de la vie sociale à l’échelle métropolitaine. Mixité et entre-soi ne sont donc pas incompatibles. Ces deux modalités du rapport à l’espace métropolitain s’articulent différemment en fonction des enjeux, des appartenances sociales et des trajectoires résidentielles. S’il ne s’agit pas d’alimenter une vision positive de l’entre-soi, puisqu’il a des conséquences négatives sur la ségrégation des catégories populaires et les éloigne des ressources de la ville, il n’est pas synonyme d’un « séparatisme social » (Maurin 2004). Dès lors, l’enjeu clef pour l’action publique n’est pas tant de s’attaquer à l’entre-soi résidentiel, mais plutôt de faire émerger des « espaces de débat métropolitains inclusifs, où chacun des groupes qui composent la métropole peut être reconnu et entendu » (p. 155). Plus largement, les effets de l’espace urbain sur les relations entre les groupes sociaux se comprennent en tenant compte de plusieurs échelles spatiales.

Quelles perspectives pour le Grand Paris ?

Si l’ouvrage apporte un éclairage intéressant sur les évolutions de la métropole parisienne et des relations qui unissent les territoires qui la composent, il ne s’inscrit pas dans les débats sur l’évolution des classes moyennes et n’apporte qu’une contribution limitée à l’analyse de la stratification sociale en milieu urbain. Ainsi, les conséquences des arbitrages entre le lieu de résidence, les caractéristiques physiques des logements et le statut d’occupation sur la différenciation des trajectoires sociales des classes moyennes ne sont pas abordées. C’est une position que les auteurs assument à la fin de l’ouvrage, mais qui peut paraître surprenante puisque la diversité des classes moyennes est explicitement présentée comme un facteur explicatif de leur rapport différencié à la ville. À cet égard, et il ne s’agit pas seulement d’un souci méthodologique, il est regrettable de ne trouver aucune présentation systématique des personnes interrogées et que les données statistiques mobilisées pour décrire l’évolution des prix de l’immobilier, les communes où l’enquête s’est déroulée et leurs spécificités par rapport aux tendances métropolitaines, restent très générales. Enfin, faute d’engager une discussion théorique plus resserrée avec les travaux récents sur la ségrégation résidentielle et les choix scolaires des classes moyennes, l’ouvrage ne fait souvent que confirmer des résultats déjà connus sur ces questions.

Malgré ces limites, les résultats de cette enquête qualitative montrent que les classes moyennes sont le relais de plusieurs dynamiques socio-spatiales. Celles-ci ne sauraient être appréhendées séparément les unes des autres, mais doivent être considérées ensemble pour saisir les évolutions de la métropole parisienne. En dépit de la forte augmentation des prix du logement, les classes moyennes-supérieures conservent une marge de manœuvre dans leurs choix résidentiels. Si ces choix sont en partie structurés par une recherche de l’entre-soi, cela n’est pas exclusif d’une ouverture à la diversité dans le cadre de différentes pratiques. Ces résultats mettent également en évidence que la frontière historique entre Paris et sa proche banlieue tend à s’affaiblir, mais que les divisions entre la ville dense et le périurbain s’intensifient. Or, la crise du logement que connaît l’Île-de-France ne sera traitée que partiellement si elle n’inclut pas une réflexion sur l’ensemble de ses périphéries. De fait, une partie des communes périurbaines s’ouvre à l’urbanisation et propose une offre de logement destinée aux classes moyennes. Celles-ci doivent alors supporter des temps et des coûts de transports plus élevés, pouvant avoir des conséquences négatives sur l’environnement et le climat. Il est donc impératif d’intégrer pleinement cet espace dans les réflexions sur la gestion politique de la métropole.

Bibliographie

  • Authier, J.-Y., Bonvalet, C. et Lévy, J.-P. (dir.). 2010. Élire domicile. La construction sociale des choix résidentiels, Lyon : Presses universitaires de Lyon.
  • Benson, M., Bridge, G. et Wilson, D. 2015. « School Choice in London and Paris – A Comparison of Middle-class Strategies », Social Policy & Administration, vol. 49, n° 1, p. 24‑43.
  • Charmes, É. 2011. La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris : Presses universitaires de France.
  • Donzelot, J. 2009. La Ville à trois vitesses, Paris : Éditions de la Villette.
  • Maurin, É. 2004. Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris : Éditions du Seuil.
  • Oberti, M. et Préteceille, E. 2011. « Les cadres supérieurs et les professions intermédiaires dans l’espace urbain. Des dynamiques résidentielles divergentes, entre séparatisme et mixité sous contrôle », in P. Bouffartigue, C. Gadéa et S. Pochic (dir.), Cadres, classes moyennes. Vers l’éclatement  ?, Paris : Armand Colin, p. 202‑212.
  • Van Zanten, A. 2009. Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Paris : Presses universitaires de France.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Quentin Ramond, « Territoires et classes moyennes dans le Grand Paris en formation », Métropolitiques, 2 avril 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Territoires-et-classes-moyennes-dans-le-Grand-Paris-en-formation.html

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique (CNRS)
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires