Au fil de deux cent vingt-neuf pages passionnantes, Gaspard Lion invite à découvrir les bois, les rues et les campings de la région parisienne, dans lesquels il s’est immergé pendant cinq ans. La mise en récit des trajectoires de ceux qui y investissent tentes, cabanes ou véhicules pour en faire des lieux d’habitation est d’un grand intérêt pour un lecteur attentif à la crise du logement, ainsi que pour tous ceux qui se questionnent sur la place de ces citadins trop souvent appréhendés par le prisme de l’exclusion et de la marginalité. Avec un propos clair et étayé par de nombreux extraits d’entretiens, l’auteur interroge le rapport de ces habitants singuliers à leur lieu de vie incertain. Ce livre s’intéresse aux « blancs de la carte » (p. 16), aux espaces absents du cadastre : habitations de plein air dans lesquels les individus se font bâtisseurs, bois ou friches urbaines, véhicules aménagés et stationnés à l’entrée des villes, caravanes et mobile homes dans des campings.
Si l’habitat précaire en France n’est pas un fait nouveau (Pétonnet 1970 ; Fourcaut 2000 ; Blanc-Chaléard 2016), ces formes d’habitat sont aujourd’hui isolées, dispersées et moins visibles. Désireux de donner la parole à ceux qui l’ont trop peu, Gaspard Lion se penche sur les vies parfois tourmentées et souvent émouvantes de dizaines de femmes et d’hommes qu’il a rencontrés au fil de ses enquêtes, avec qui il a parfois noué des liens forts, et pour qui il témoigne d’un grand respect. L’engagement ethnographique qu’il défend, dans la lignée de Daniel Cefaï (2010), sert de fil rouge méthodologique à l’ouvrage. Sur trois terrains, et à travers les parcours différenciés de leurs habitants, il montre comment, envers et contre tout, ceux-ci luttent pour « prendre place » (p. 29).
Explorer les habitats spontanés hors les murs
L’auteur invite en premier lieu à un décentrement du regard, nécessaire tant pour saisir les logiques sociales qui sont à l’origine de ces situations que pour aborder le quotidien des individus qui les vivent. Il s’agit ici d’explorer les habitats spontanés hors les murs, les abris dits « précaires » ou « de fortune » dans le langage commun. Ces habitats se situent au cœur de la zone de « non-logement » dans laquelle les personnes qui y ont recours s’organisent en dehors de toute prise en charge institutionnelle. En France, 85 000 personnes vivraient dans des habitations de fortune et environ 100 000 dans des campings (Fondation Abbé Pierre 2015). Un phénomène en somme pas si marginal, auquel s’ajoutent tous ceux qui vivent dans leur véhicule ou dans des habitats légers et mobiles sur des parcelles privées ou publiques. Ce livre, qui est à certains moments la source d’un grand étonnement pour le lecteur, vient ainsi bousculer une vision normée de ce qu’est l’habitat et de ce que veut dire être habitant.
C’est d’abord dans les bois que l’on suit Gaspard Lion, de ses visites quotidiennes à son installation dans un camp à l’été 2012. On y rencontre Germain ou encore Serge qui, las de la vie à la rue et des échecs d’aide au relogement (chambres d’hôtel à disposition seulement temporairement ou maisons relais dont la taille et le règlement strict rendent difficile l’appropriation, par exemple), ont décidé de se construire un « chez eux » au milieu des arbres. Fred vit également dans une cabane où il a reconstitué des micro-espaces aux fonctions particulières : coin cuisine, chambre, salon. Ils y cuisinent, bricolent, écoutent la radio ou jardinent. Si les conditions sont rudes, surtout l’hiver, ces habitants insistent sur le fait qu’ils sont mieux « au bois » que dans les autres endroits qui se présentent à eux.
À partir de l’expérience de Christian, dont la cabane a été détruite à l’automne 2010 et qui a alors alterné les relogements en chambre d’hôtel et le retour au bois dans une tente, l’auteur insiste sur la dynamique des destructions de cabanes et sur l’intolérance à toute nouvelle construction de la part des pouvoirs publics. Il met en lumière une rupture entre les anciennes constructions de cabanes et les nouvelles façons de vivre au bois, marquées par des expériences d’habiter plus mobiles et qui impliquent des populations plus jeunes regroupées dans des petits campements de tentes. Les sociabilités y sont plus éphémères que celles des habitants des cabanes qui s’inscrivent souvent dans une longue histoire commune. Ces camps se font et se défont très vite et les acteurs institutionnels limitent toujours davantage les possibilités d’ancrage et d’appropriation.
Principalement à travers l’expérience de Noah, qui vit dans une tente au cœur de Paris, Gaspard Lion invite ensuite le lecteur dans une déambulation où l’on voit les logiques de voisinage et de sociabilité à l’œuvre, les compétences nécessaires à la reconstitution d’un espace domestique et à la revendication d’une place qu’il s’agit de se faire et de conserver. Noah habite dans les beaux quartiers et ses voisins sont pour lui « la crème de la crème », serviables et « super agréables ». Derrière l’attitude très conciliante qu’il adopte pour se faire une place, Noah prône également une posture critique, de résistance, et refuse toute forme d’aide institutionnelle qui le place dans une situation dissymétrique, l’infantilise. Il fait de son installation un moment de contestation politique, nous dit l’auteur : en s’opposant aux acteurs associatifs qui viennent le voir et en refusant de toucher le RSA, il ne veut pas cautionner un système qui lui interdit de trouver un logement (l’insuffisance de l’aide ne lui permettant pas de devenir un citoyen à part entière).
Enfin, c’est dans un camping de la région parisienne que certains habitants ont trouvé, en devenant résidents à l’année, une réponse à la crise du logement. Pour la majorité des habitants, le camping a été investi faute de pouvoir accéder à un logement standard de type appartement ou maison individuelle. Là encore, contraintes et choix se mêlent dans les parcours biographiques. Celui d’Isabelle le résume bien : secrétaire dans une agence de voyage, elle vit au camping depuis six ans : « j’ai plus que si j’étais dans un appartement, je paie moins cher, ça m’arrange un petit peu pour finir mes mois parce que je suis limitée, quand même » (p. 170). Certains revendiquent, en effet, le droit à habiter au camping plutôt que d’être « enfermé dans un HLM ». Mais tous les habitants ne sont pas logés à la même enseigne : les conditions matérielles de ces habitats diffèrent. Il y a des clivages internes dans ces populations, notamment entre les habitants qui ont choisi ce lieu de vie et en font une revendication politique et ceux pour qui la vie au camping est le marqueur d’un déclassement.
Ethnographier l’habiter précarisé
Gaspard Lion s’appuie sur ces trois terrains pour livrer une sociologie des espaces de l’habiter précarisé. Son objectif consiste à rendre familier ce qui peut paraître étranger, mais également à rendre étrangers certains aspects de l’acte d’habiter qui peuvent paraître naturels en situation de logement ordinaire.
L’habitat précaire est caractérisé par une grande diversité des situations, des parcours, des profils et mondes sociaux. Il faut considérer ces choix d’habitat comme des décisions rationnelles à appréhender en dehors des grilles de lecture pathologisantes que Gaspard Lion critique comme étant d’une grande violence symbolique (Grignon et Passeron 1989).
Ce dernier distille régulièrement des informations sur la façon dont il a construit et vécu ses enquêtes. L’ethnographie telle qu’il la pratique rend possible la mise à distance des stéréotypes et pousse le chercheur à aller au plus près des pratiques, à partager le quotidien des habitants, que l’inclusion de treize photographies donne à voir. Il s’agit d’une intervention sur le terrain sans aucun projet d’action pour les habitants qu’il rencontre, l’auteur cherchant seulement à recueillir la parole des enquêtés. Ce sont des terrains parfois difficiles d’accès, où il a dû s’appuyer sur des personnes ressources et des informateurs privilégiés qui, dans une relation de confiance, l’ont accueilli et aidé. L’étude du quotidien, du « chez soi » dans ces demeures incertaines, est parfois une démarche coûteuse où il faut passer du temps, parfois « pour rien », attendre. C’est pourtant bien le prix à payer pour instaurer la familiarité nécessaire à ce type de terrain et se faire accepter auprès de groupes sociaux souvent marginalisés.
En suivant sur une longue période ces habitants, l’auteur insiste sur la nécessité de sortir d’une vision misérabiliste de ceux qui sont considérés comme « SDF », « sans-abri », « à la rue », et qui dénie à ces derniers la capacité à trouver par eux-mêmes des réponses au manque de logement. Il souligne alors l’importance de mener une réflexion sur l’habiter.
Une réflexion sur l’habiter
Si le titre de l’ouvrage insiste sur la question de « l’habitat précaire », l’auteur revient sur la notion d’habiter, qui n’est pas simplement se loger mais bien occuper un lieu et s’y investir pendant un certain temps, contribuer à le produire tout autant que se laisser façonner par les liens qu’on y tisse. Si l’ouvrage est riche en références aux travaux de sociologues et d’anthropologues, les apports des géographes, cités très ponctuellement, auraient pu nourrir davantage le propos.
Explorer ce qu’habiter veut dire d’un point de vue géographique permet, en effet, d’articuler les différentes échelles d’analyse. D’autre part, les approches conjuguant les pratiques des individus aux dimensions spatiales des sociétés auraient sans doute étayé le propos, comme celle du géographe Mathis Stock, qui souligne que la question de l’habiter « permet d’interroger d’une nouvelle façon – c’est-à-dire en mettant au centre les pratiques des individus – les dimensions spatiales des sociétés contemporaines ». Ici, l’habiter est défini comme « le rapport à l’espace tel qu’il est exprimé par les pratiques humaines » (Stock 2007). Enfin, en s’inscrivant dans une éthique de l’espace, l’habiter n’apparaît pas comme un acquis irréversible mais bien comme un projet qui n’a de sens que si les membres de la société veulent le mettre en place (Lévy et Lussault 2013). Cette posture implique de considérer l’habiter comme un projet politique autant qu’un témoin des enjeux de coprésence à l’œuvre sur le territoire. Ces démarches pourraient alors éclairer et compléter les conclusions de son enquête.
Ces différentes approches témoignent, en outre, du caractère fécond de la notion d’habiter, qui permet d’insister sur la dimension politique : habiter, c’est aussi cohabiter, engager un rapport avec autrui qui nécessite d’être reconnu comme l’occupant légitime du lieu. C’est bien aussi ce que montrent ces trajectoires d’habitants précaires. Cette dimension implique une inscription dans des rapports de domination : les formes d’habitat sont alors, dans certains cas, des moyens de lutte et de résistance.
Bibliographie
- Blanc-Chaléard, M.-C. 2016. En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Paris : Publications de la Sorbonne.
- Cefaï, D. (dir.). 2010. L’Engagement ethnographique, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Grignon, C. et Passeron, J.-C. 1989. Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris : Seuil.
- Fondation Abbé Pierre. 2015. L’État du mal-logement en France, 20e rapport annuel.
- Fourcaut, A. 2000. La Banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux dans l’entre-deux-guerres, Paris : Créaphis.
- Lévy, J. et Lussault, M. 2013. « Habiter », in Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, p. 480‑482.
- Pétonnet, C. 1970. « Réflexions au sujet de la ville vue par en dessous », L’Année sociologique, 3e série, vol. 21, p. 151‑185.
- Stock, M. 2007. « Théorie de l’habiter. Questionnements », in Paquot, T., Lussault, M. et Younès, C. (dir.), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris : La Découverte, p. 103‑125.