En France, l’une des critiques majeures adressées à la fiscalité locale tient à l’obsolescence des valeurs locatives cadastrales servant de base au calcul des taxes : les références en vigueur datent de 1961 pour les biens fonciers non bâtis et de 1970 pour ceux portant des constructions. Une réforme des modes d’évaluation a été engagée en 2010 pour les locaux professionnels et en 2013 pour les habitations. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de rapprocher les bases d’imposition de la réalité du marché, de simplifier leur mode d’évaluation et de permettre leur actualisation permanente. Des précautions ont été prises de façon à déjouer les écueils auxquels se sont heurtées les précédentes tentatives de modifications, notamment celle engagée en 1990. Ainsi, les réformes en cours sont progressives et évitent les ruptures par rapport aux dispositions antérieures. Elles sont également établies en concertation avec les contribuables et les collectivités territoriales.
Les questionnements actuels sur la réforme des bases de la fiscalité locale ne sont finalement pas si éloignés de ceux relatés dans l’ouvrage collectif dirigé par Florence Bourillon et Nadine Vivier. Les textes qu’elles ont réunis analysent différents systèmes de mesures cadastrales et les évolutions qu’ils ont connues depuis le XVIIIe siècle, dans une dizaine de contextes socio-historiques contrastés.
La mesure cadastrale : un enjeu qui traverse les siècles et les frontières
Les contributions dévoilent que la problématique de la mesure cadastrale semble traverser les siècles et les frontières : toute procédure de recensement des biens fonciers et d’appréciation de leur valeur à des fins fiscales est source d’interrogations, de polémiques et de conflits. Ainsi, on se demande encore aujourd’hui quel parti prendre entre une imposition fondée sur la valeur des biens et une taxation basée sur les revenus qu’ils procurent. Cette question constituait déjà, au XIXe siècle, un enjeu crucial dans les villes ottomanes et en Italie, nous rappellent Alp Yücel Kaya et Marie-Lucie Rossi dans leurs contributions sur l’évaluation cadastrale.
L’introduction du livre, précieuse en cela, invite à percevoir l’unicité des préoccupations que suscite la détermination fiscale des biens, par-delà la juxtaposition des cas et des périodes. Elle souligne que la fondation du cadastre naît principalement d’un enjeu commun aux États, celui de se procurer des ressources. Simultanément, l’impôt doit stimuler certains secteurs d’activités (les exploitations agricoles les plus dynamiques, les productions artisanales ou manufacturières les plus prisées…), voire en pénaliser d’autres (les fermes peu productives, les propriétés des rentiers…). Mais l’efficacité (économique) et l’équité (redistributrice) du système d’imposition s’accommodent souvent mal. Le livre illustre justement combien les ajustements trouvés en vue de concilier ces différentes fins sont variables d’une région à une autre et comment le système fiscal s’adapte aux contextes sociaux.
La terre, bien immobile et localisé par nature, en tant que fondement historique essentiel de la richesse des individus, constitue dans la plupart des cas de figure exposés dans l’ouvrage une assiette privilégiée de la taxation. Le système cadastral est construit pour recenser cette matière imposable et pour l’évaluer. Les récits convergent pour montrer que la mise en œuvre de cette évaluation cadastrale se heurte au principe de réalité. La fiscalisation de l’espace ne va pas de soi, nous indique Bruno Jaudon, l’un des contributeurs analysant les « compoix » (documents décrivant tous les biens des propriétaires) du Languedoc au XVIIIe siècle. Dans les faits, le foncier est fragmenté entre une multitude de détenteurs et d’usages, eux-mêmes intriqués au sein de rapports sociaux antagonistes. Charge revenait en effet aux assemblées villageoises, autour de Montpellier, d’arbitrer entre les intérêts divergents des notables et des roturiers, tout en tenant compte de ceux des vignerons et des autres producteurs. Comme le souligne l’auteur, le dépassement de ces tensions n’allait pas de soi.
De l’expérimentation à la détermination
L’ouvrage ne manque ni de profondeur historique ni d’épaisseur géographique. La rigueur de l’exposition, agrémentée de tableaux, de graphiques et d’extraits de documents originaux, permet au lecteur, qu’il soit spécialiste du domaine ou profane, de percevoir aisément les spécificités des mesures cadastrales instituées de Paris à Istanbul en passant par la Belgique, l’Espagne, l’Italie ou encore l’Empire austro-hongrois. La structure de l’ouvrage, peu ou prou calquée sur les étapes qui scandent l’élaboration du processus fiscal, facilite la lecture.
Le premier temps est celui de l’expérimentation, en l’occurrence de la gestation de nouvelles dispositions fiscales, imposant la création de solutions de compromis entre une multitude d’enjeux, souvent conflictuels. Le XVIIIe siècle, qui marque le passage d’un système de répartition à un système dit de quotité [1], est en cela illustratif. Ainsi, dans le cas de la Bosnie-Herzégovine à l’époque austro-hongroise, analysé par Philippe Gelez, la répartition du tribut à percevoir n’est plus laissée à l’initiative des communautés, pour des raisons d’efficacité et d’équité. Avec l’évolution des systèmes de valeurs et de droits, le calcul de l’impôt tend désormais à se faire au cas par cas. Le nouveau système de quotité exige de connaître avec exhaustivité et justesse la matière imposable disponible, ce qui justifie par là même la mise au point d’un dispositif cadastral. Cet avènement se fait de façon progressive. Yücel Terzibasoglu indique qu’à Istanbul le cadastre et l’imposition foncière font peser des menaces sur les privilèges acquis. Face aux résistances des élites locales, des organismes communautaires ou des établissements religieux, il faudra plusieurs tentatives pour que le système se structure et que le cadastre de la ville soit finalement adopté en 1874, alors que les intentions en avaient été posées dès le XVe siècle.
Le deuxième temps, celui de la détermination fiscale proprement dite, passe par une catégorisation des biens, selon ce qu’ils supportent ou ce qu’ils contribuent à produire. La valeur effective de tous ne pouvant être appréhendée, le parti est pris d’affilier chacun à une catégorie à laquelle est attaché un tarif unitaire. Le relevé de la taille de chaque parcelle s’impose ensuite pour calculer sa valeur fiscale. Comme l’indique Sylvain Scoonbaert, qui a étudié l’exemple de Bordeaux au XIXe siècle, le cadastre instaure une mesure propre de la valeur des biens, celle qu’on leur prête, à défaut d’être leur valeur réelle. Selon les contextes, le nombre des catégories de référence est variable ; les tarifs unitaires, résultats d’âpres négociations, intègrent plus ou moins de raffinements. L’exhaustivité dans le recensement et la précision des levers sont inégales. Les diverses contributions soulignent la dépendance des résultats des évaluations – les « allivrements » – à l’expertise mobilisée et à la division des tâches instaurée. Dans le Languedoc, toujours selon Bruno Jaudon, il faut plus de deux siècles avant d’atteindre, grâce au concours de multiples avocats et agents cadastraux, le caractère irréprochable des « compoix ». Dans les villes ottomanes, Alp Yücel Kaya note que la constitution du cadastre résulte, elle aussi, de la mise sur pied d’une véritable administration fiscale, seule capable d’enquêter et de lever l’impôt.
Pour ses bénéficiaires comme pour ses redevables, de toutes parts, le système fiscal suppose une certaine permanence. Le cadastre sert cette finalité, en livrant une évaluation figée, à un instant donné, de la réalité économique alors que, précisément, cette matière évolue, que ce soit avec les rendements des cultures ou avec les rythmes d’urbanisation. De là naissent une tension inhérente à l’outil et, avec elle, d’inévitables différences de mises en œuvre en milieu rural et en milieu urbain, ainsi que d’irrémédiables questions quant à l’actualisation des dispositions afin de maintenir leur validité dans la durée.
La confrontation fiscale
Le temps final est celui de l’évaluation du système cadastral ou de sa confrontation avec d’autres sources d’estimation de la valeur des biens. Il repose sur l’analyse des interrelations entre leurs valeurs cadastrales et leurs valeurs effectives, telle que la propose Fabrice Boudjaaba dans son chapitre consacré au canton de Vernon (Eure) au début du XIXe siècle. Les historiens reconnaissent que le processus de mesure cadastrale demeure opaque en maints endroits. Les pressions auxquelles il est soumis limitent sa rigueur. Sa fiabilité a alors de quoi être légitimement mise en doute. Pourtant, dans bien des cas, les valeurs estimées sont corrélées avec les valeurs vénales des biens, les secondes influençant finalement les premières. Malgré les hésitations, en dépit des aléas et des difficultés, force est de reconnaître qu’il s’agit d’une expertise faisant ses preuves. La mesure fiscale reste donc assez fiable, contrairement aux attendus, reconnaissent les auteurs.
Aussi peut-on se demander si cette relative fiabilité de la valeur des biens fonciers des sociétés préindustrielles vaut encore aujourd’hui, quand les distensions sur les marchés fonciers sont vives, quand les prix évoluent de façon erratique dans des contextes spéculatifs ou de surchauffe.
Retenons que la pertinence du système cadastral en fait un précieux outil de connaissance des réalités urbaines, sociales et politiques passées. Cet ouvrage éclaire ainsi la circulation des idées, des modes de faire de la mesure cadastrale et des dispositions pratiques et techniques de sa mise en œuvre. Un propos conclusif manque toutefois pour sceller l’analyse et dissiper des interrogations. L’instrument est-il fiscal, en se rapportant à la logique d’ensemble de l’imposition, ou cadastral, en relevant uniquement des modalités de valorisation des bases des taxes ? Ne court-on pas le risque, en se cantonnant à son examen, d’omettre de s’interroger sur le sens de la politique qu’il sert ? Le raisonnement sur l’un ne saurait exonérer d’une pensée sur l’autre. Même un outil cadastral sans faille peut servir des prélèvements excessifs ou injustes…