Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Sophie Didier.
Mondialisation, virus et métropoles, hier et aujourd’hui
S. Harris Ali et Roger Keil, vous êtes tous deux les auteurs et les éditeurs d’un article et d’un ouvrage publiés entre 2006 et 2008 sur la crise du SRAS de 2003 [1]. Pouvez-vous nous dire dans quelles circonstances vous aviez commencé cette recherche ?
À l’époque nous étions tous deux collègues à la Faculté d’études environnementales de l’université York, à Toronto. Sociologue de l’environnement et de la santé et politologue travaillant sur la gouvernance urbaine mondiale, nous avons littéralement « fait le pont » entre les changements sociétaux mis en évidence par l’épidémie de SRAS et l’évolution du réseau des villes globales [2]. Une fois construit, ce pont a généré des moments d’épiphanie conceptuels et empiriques. Bien sûr, nous vivions et travaillions à Toronto, l’une des villes les plus touchées par l’épidémie. Ça nous a aidés à développer cette première idée d’un lien entre la transmission du SRAS et l’augmentation des liens de toutes sortes entre les grandes métropoles de rang mondial (ce que l’on qualifie de « connectivité »). Habitant à Toronto, nous avions aussi fait l’expérience directe de la maladie. L’hôpital où la fille de Roger était née cinq ans auparavant était désormais l’un des points chauds de la transmission nosocomiale. Nous étions aussi très conscients de la racialisation de la maladie. Et puis, à l’université, nous étions préoccupés par l’évolution des protocoles de contacts entre les étudiants et, comme c’était la fin du semestre d’hiver, par l’organisation des examens dans de grandes salles de cours mais en grande proximité physique. Les communiqués nocturnes des responsables municipaux chargés de la santé étaient aussi devenus une sorte de rituel de convivialité urbaine…
Pouvez-vous développer un peu la spécificité de l’ancrage théorique de votre recherche pour comprendre les liens entre villes et pandémies ? Et comment ce travail sur le SRAS a-t-il été reçu par la communauté scientifique ?
Notre problème initial était d’identifier et de développer un cadre analytique qui nous permettrait de relier les aspects sociaux et politiques de la maladie avec ses aspects biologiques. Une épidémie ne peut pas se produire sans qu’un agent biologique soit impliqué, on ne pouvait l’ignorer dans une analyse se voulant complète. Dans cette recherche d’un échafaudage théorique adapté, nous avons d’abord été attirés par la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour, qui pouvait entrer en résonance avec la théorie sur les villes globales que Roger Keil connaissait bien. Cela s’est avéré très utile au départ, notamment pour définir l’orientation stratégique de notre recherche, organiser nos réflexions et classer et systématiser la myriade de facteurs sociaux et biologiques impliqués dans l’épidémie : le processus de cartographie, qui est un élément clé de cette approche, a été particulièrement utile. Mais nous n’étions pas totalement satisfaits, notamment à cause d’un manque d’orientation critique qui tendait vers la description plutôt que l’analyse. Nous sommes donc allés chercher du côté des théories de la complexité et de l’émergence, ainsi que dans la théorie des systèmes et des réseaux pour comprendre la mécanique de la pandémie en termes de points de basculement, de boucles de rétroaction, etc., mais une fois encore, nous n’étions pas satisfaits de l’absence de dimension critique dans ces approches, largement positivistes et basées sur les mathématiques. Et puis nous avons découvert un courant de la géographie que l’on pourrait appeler l’écologie politique des maladies, développée entre autres par Jonathan D. Mayer, qui à nos yeux permettait un bon équilibre entre les sciences sociales critiques et la reconnaissance de l’importance des processus écologiques/biologiques. Et on a misé là-dessus ! Plus récemment, et grâce notamment à l’arrivée dans l’équipe de Creighton Connolly, nous avons été séduits par l’approche de l’écologie politique du paysage, très pertinente dans un contexte de changement environnemental et d’urbanisation généralisée et sans précédent. L’écologie politique du paysage nous a ainsi permis de comprendre comment les facteurs spatiaux et l’ordonnancement de l’environnement urbain peuvent directement influencer l’incidence des épidémies et les réponses possibles.
Pour ce qui est de savoir si notre recherche était audible à l’époque du SRAS, lorsque nous avons essayé pour la première fois de publier nos travaux, le défi a été de faire accepter une approche qui combinait les travaux sur les maladies infectieuses et les études urbaines. Notre perspective était résolument holistique, synthétique et transdisciplinaire. Par conséquent, notre travail à l’époque, je [Roger Keil] pense, était considéré comme trop éclectique aux yeux des communautés scientifiques spécialisées et il a rencontré une certaine résistance, ou du moins un manque de réception, même si avec le temps il a été tout de même reconnu comme utile pour étudier un phénomène aussi complexe qu’une pandémie.
Pour être francs, le livre a été principalement lu par des spécialistes (il a fait l’objet notamment d’un compte rendu dans The Lancet) mais n’a probablement pas réussi à influencer les débats en études urbaines de l’époque. La santé et la maladie étaient considérées comme des domaines empiriques, et le SRAS comme une anomalie, un événement non généralisable dont il était difficile de tirer des leçons universelles. Ce serait certainement différent maintenant…
Comment votre étude sur le SRAS différait-elle des études historiques sur d’autres maladies, par exemple la pandémie de peste bubonique du début du XXe siècle, et de ce que ces études disaient de la connectivité, des villes et des premières mondialisations ?
Nous étions conscients de ces historiographies de « maladies connectées » et nous nous sommes appuyés en partie sur leur tradition, mais nous voulions également souligner le bond en avant en matière de communication et de mobilité que les sociétés modernes ont connu au cours du XXe siècle. L’avion à réaction en particulier a été fondamental pour la formation des villes globales. Après tout, John Friedmann n’a-t-il pas élaboré sa célèbre carte des villes globales dans les années 1980 à partir du type de cartes que l’on trouve au dos des magazines offerts par les compagnies aériennes ? Aujourd’hui, avec l’expérience de simultanéité presque totale dont nous avons été témoins lors de la pandémie de la Covid-19, il semble que nous ayons fait encore plus de « progrès » en matière de connectivité mondiale.
Vous avez également souligné, dans le cadre de vos travaux sur le SRAS, la nécessité de ne pas penser uniquement en fonction de la mondialisation, mais de comprendre en parallèle les écologies particulières des virus et des maladies. Pouvez-vous nous dire en quoi cette approche nous aide à repenser le rôle de la mondialisation, et plus précisément à réévaluer l’idée très répandue que ces pandémies ne feraient qu’augmenter mathématiquement avec l’accroissement de la connectivité entre les villes ?
En réalité, vous traitez ici de la question de la relation entre le local et le global, et plus spécifiquement de comment les épidémies « locales » surviennent et comment et pourquoi certaines de ces épidémies se propagent au-delà du local et deviennent finalement des pandémies. Au cœur des réponses à ces questions se trouve la notion de « trafic microbien », c’est-à-dire la dynamique de diffusion spatiale de la maladie et les déterminants de cette diffusion. Au niveau local, on sait qu’une épidémie ne peut se produire que si les conditions de la triade épidémiologique sont réunies : un agent pathogène, l’hôte (qui permet à l’agent pathogène de se répliquer, comme la cellule humaine pour la réplication des virus) et un environnement favorable qui permet à l’agent pathogène d’atteindre l’hôte. Normalement, ces conditions sont circonscrites dans l’espace, par exemple dans un village isolé, sur un bateau de croisière, dans un hôtel ou même dans une ville. Mais ce qui est tout aussi important, c’est la niche écologique dans laquelle se trouvent les agents pathogènes, par exemple le réservoir animal dans lequel un virus vit. C’est pourquoi il faut tenir compte de la niche écologique et de l’écologie du virus, et de la manière dont cela est affecté par les interventions humaines (par exemple, l’intervention humaine et le changement climatique, l’expansion des zones périurbaines, la déforestation, etc.). Tous ces processus humains/sociaux ont un impact sur la triade épidémiologique et augmentent la possibilité qu’une épidémie se produise et devienne ensuite une pandémie. Il ne s’agit donc pas seulement de la connectivité mondiale entre les humains mais aussi du changement, dû aux interventions humaines, des habitats animaux et des niches écologiques – en d’autres termes, les relations entre les humains et la nature.
Enfin, toujours sur la manière dont ces pandémies remettent en question le système économique mondialisé : que nous disent de la mondialisation les débats publics actuels sur le « jour d’après » ? Si, en substance, ces discours plaident pour un monde démondialisé et une relocalisation (de nos systèmes de production, de nos modes de vie, etc.) à l’échelle locale (comprise de manière bien variée), pourrait-on l’interpréter comme une nouvelle phase de la mondialisation ?
Il est clair que la crise actuelle marque un moment de réflexion, une pause dans le développement de nos sociétés mondialisées, mais nous ne devons pas trop attendre de ce moment. Il y en aura du changement, peut-être même dans le sens d’une démondialisation, mais il pourrait se produire de manière inattendue. C’est facile de pointer les pulsions nationalistes de politiciens tels que Trump ou Orban, ou la manière dont les Indiens musulmans deviennent les boucs émissaires des nationalistes hindous, y compris d’ailleurs du Premier ministre du pays, Narendra Modi. Mais on ne sait pas non plus quelles vont être les stratégies que vont mettre en place les grandes entreprises pour pouvoir continuer à s’approvisionner et à produire, et à alimenter leurs empires de consommation, à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, il y a plus de voitures allemandes avec plus de pièces détachées allemandes qui sont fabriquées en Chine qu’en Allemagne. Tout cela sera difficile à démêler. Il sera aussi intéressant de voir si, outre le nationalisme populiste et le mondialisme capitaliste, d’autres récits pourront exister. On peut avoir quelques raisons d’espérer, par exemple si on regarde les mouvements de locataires qui se sont rejoints au niveau international pour demander une baisse des loyers en temps de confinement, ou les travailleurs des services et les personnels engagés en première ligne qui ont été unanimement salués dans le monde entier pour leur courage désintéressé. Cela a montré une nouvelle unité mondiale dont on n’avait pas eu de démonstration depuis longtemps. Peut-être certaines de ces nouvelles solidarités se prolongeront dans un monde en voie de réouverture. Tout cela sera important, en particulier dans le domaine de l’urbanisme, pour tirer les leçons du confinement et les lier à la nécessité impérieuse de repenser la vie urbaine face à l’urgence climatique.
Comment les sociétés et les institutions urbaines réagissent aux pandémies
Vous avez aussi étudié les réponses institutionnelles aux crises sanitaires. Vous avez montré à l’époque du SRAS la dimension « post-westphalienne [3] » de la gestion des pandémies, en pointant non seulement le rôle de l’OMS, mais aussi celui des autorités métropolitaines, comme celle de Toronto, renforcée après la décentralisation face à l’affaiblissement parallèle de la province de l’Ontario. Qu’est-ce que la saga du SRAS à Toronto nous apprend de la crise actuelle ?
C’est le juriste David Fidler qui a inventé le terme « d’agent pathogène post-westphalien » en parlant du SRAS [4] et a pointé les formes post-nationales de gouvernance mondiale de la santé qui ont émergé à l’époque. Il a pourtant récemment qualifié la Covid-19 de maladie « westphalienne », au vu des conflits intergouvernementaux qu’elle a provoqués. D’autres, comme Benoît Bréville dans Le Monde diplomatique, parlent aujourd’hui du « retour de la ville-État ». Pour nous, ce sujet mérite d’être étudié plus en profondeur dans des métropoles du monde entier, et c’est une piste que nous explorons actuellement via un programme de recherche sur les réponses à la Covid-19 dans quinze villes globales. Ce sera aussi important d’y observer le rôle des acteurs « très-locaux », dans les quartiers et les communautés, et leur place dans les débats publics sur les réponses à la pandémie.
Pour résumer sur ces questions de gouvernance urbaine des pandémies :
- nous vivons tous dans une société urbaine, et les maladies que nous avons sont très probablement des maladies dans et de cette société urbaine ;
- l’urbain n’est pas un ensemble de villes distinctes, mais un ensemble d’environnements bâtis, sociaux et naturels qui sont reliés par des modes de vie urbains et les priorités qu’ils imposent ;
- dans ce monde urbain, les autorités locales et régionales restent importantes, peut-être plus que jamais, en tant que formes limitées de prise de décision et de gouvernance territoriales ; elles sont également liées à d’autres espaces du même type, indépendamment de leur localisation dans un État-nation particulier. Enfin,
- la société urbaine, ou ce monde urbain, produit de nouveaux types de conflits sociaux et de politiques qui exigeront des solutions de la part des autorités à toutes les échelles.
Vous et vos coauteurs souligniez dans l’ouvrage sur la crise du SRAS l’importance de la coordination institutionnelle dans la lutte contre ces pandémies, en période de fragmentation des systèmes de santé urbaine [5]. Est-ce que vos recherches plus récentes sur la suburbanisation [6] montrent des enjeux de coordination spécifiques dans les réponses aux épidémies ?
Nous pouvons dire ici deux choses. Premièrement, nous savons que l’augmentation actuelle des foyers de maladies infectieuses émergentes est directement liée à l’urbanisation étendue. Cela signifie : a) que les villes se développent à leur périphérie et dans des espaces qui n’étaient pas urbanisés auparavant et b) que les relations entre villes sont plus étendues qu’elles ne l’ont jamais été. Nous devons nous rappeler que la Covid-19 est la première pandémie de l’ère urbaine, de l’ère dans laquelle nous sommes entrés il y a quelques années, quand davantage d’êtres humains vivent dans un environnement à la fois urbain et planétaire, pour reprendre le terme d’Henri Lefebvre. L’une des conséquences de cette situation est, par exemple, que la transmission zoonotique (des animaux aux humains) devient de plus en plus probable, car nous voyons maintenant des établissements urbains et suburbains dans des espaces auparavant inhabités.
Pour l’instant, nous ne savons que très peu de choses sur la gouvernance territoriale de la Covid-19. Mais soulignons deux phénomènes. Nous avons vu d’énormes conflits entre niveaux de gouvernement, qui rappellent l’expérience du SRAS mais qu’on retrouve maintenant dans le monde entier. Ces tensions ne se voient pas toujours qu’entre villes et banlieues ou qu’entre villes et États. La lutte entre Trump et les États et métropoles contrôlés par les démocrates était ouvertement partisane. Nous avons vu également que la Covid-19 est une maladie de la marge, et que cette marge est parfois spatiale, comme dans le drame des villes intermédiaires de la région de Lombardie en Italie, et parfois sociale, comme dans les révoltants bilans des morts relevés dans les communautés racialisées, chez les travailleurs immigrés dans les abattoirs, dans les réserves indigènes et les établissements de soins de longue durée. Le virus a révélé les marges les plus vulnérables de nos marchés du logement et du travail, et les failles de nos États-providence ruinés par des décennies d’austérité et de démantèlement.
Dans l’ouvrage de 2008, une section entière était consacrée à la biopolitique, aux systèmes de contrôle et de surveillance mis en place par les autorités nationales ou locales, mais aussi à l’adoption de ces règles par la population urbaine (mise en place de la distanciation sociale à Singapour, émergence d’une culture du masque à Hong Kong, etc.) : il y a certainement des parallèles à faire aujourd’hui, notamment avec les discussions et les expérimentations autour de la surveillance électronique de la santé. Comment ces solutions de haute technologie se traduisent-elles dans les espaces moins densément équipés tels que les espaces suburbains (en particulier pour les villes les moins développées où ces espaces sont défavorisés, par rapport au cœur urbain, en termes de fourniture de services de base) ?
Il s’agit en effet d’une préoccupation mise en évidence dans notre plus récent article (Connolly et al. 2020), et qui a fait l’objet d’une plus grande attention avec l’épidémie de la Covid-19. On note que la croissance démographique rapide en périphérie des villes, en particulier dans les régions en développement, peut accroître le risque infectieux, car les infrastructures et les systèmes de gouvernance permettant de contrôler et d’atténuer les épidémies sont à la traîne par rapport à la croissance démographique. Non seulement les infrastructures sanitaires (par exemple, l’eau courante de qualité) font souvent défaut dans ces espaces, mais la capacité à se confiner en isolement est également réduite, en raison de la nature des conditions de logement et de travail. Un exemple est l’explosion de l’épidémie de coronavirus dans les dortoirs des travailleurs migrants de Singapour, qui sont pour la plupart situés à la périphérie de la ville-île.
S. Harris Ali faisait également une remarque dans le livre sur « l’inégalité en réseau », et sur le fait que la réponse au SRAS a été forte à l’époque aussi parce que les villes concernées étaient des villes globales de premier plan : pouvez-vous peut-être extrapoler ces observations aux inégalités révélées par les réponses à la Covid-19 à toutes les échelles possibles ? En particulier, pouvez-vous nous dire comment le programme Ebola, sur lequel vous avez travaillé il y a cinq ans, a influencé votre compréhension de ces inégalités ?
Aujourd’hui, l’inégalité sociale doit être comprise aussi comme une question locale d’accès à l’information et aux technologies, notamment la capacité à accéder à Internet et à toutes les différentes ressources d’information disponibles sur le Web. Par exemple, lors de l’épidémie actuelle, certains ont d’abord pensé que la scolarité des enfants pourrait facilement se faire en ligne. Une telle perspective ne tenait pas compte de la situation critique des familles dont les revenus et les ressources ne leur permettent pas de posséder un ordinateur ou un portable ou de payer une connexion internet, ni non plus d’accéder à Internet dans des bibliothèques publiques fermées en raison du confinement. Il s’agit bien d’une forme d’inégalité d’accès aux technologies. De même, au cours de l’épidémie actuelle, nous pouvons nous demander : qui peut travailler à distance depuis son domicile et qui doit continuer à se présenter au travail pour assurer des services essentiels, tels que le ramassage et le tri des déchets, le travail dans les épiceries et la restauration à emporter ainsi que dans les établissements de soins ? Ce sont ces travailleurs qui ont beaucoup plus de chances d’être exposés au virus. Ce sont également ces travailleurs des services et ces ouvriers qui constituent le précariat. Ainsi, l’inégalité sociale se constate dans l’exposition différentielle à la Covid-19.
Mais cette question de l’inégalité d’accès aux technologies renvoie également à une question d’infrastructures. Dans le cas du SRAS, on a observé que les villes globales s’appuyaient sur une infrastructure technologique sécurisée, dont elles disposent notamment du fait de leur position dans le réseau de la finance mondialisée. Non seulement cette infrastructure informationnelle fait l’objet d’investissements publics et privés importants, mais les élites socio-économiques de ces villes disposent également des ressources nécessaires pour y accéder durablement. Ainsi, les classes supérieures vivant en condominium dans les centres urbains sont souvent celles qui disposent d’une infrastructure d’information fiable, et qui y ont accès. Ce sont elles aussi qui peuvent travailler à la maison et s’isoler, une possibilité qui n’est pas offerte à la majorité ni surtout aux précaires.
Les infrastructures et l’accès différencié à celles-ci sont également des sujets de préoccupation essentiels si l’on considère les différences entre les Nords et les Suds. Dans notre étude sur le virus Ebola en Sierra Leone, au Liberia et en RDC [7], un élément commun était le manque non seulement d’infrastructures d’information et de communication, mais aussi d’infrastructures plus élémentaires liées à l’approvisionnement en eau, à l’évacuation des eaux usées et à l’électricité. Ces problèmes sont particulièrement aigus dans les quartiers informels. De plus, la réponse à l’épidémie d’Ebola en Afrique ne portait pas sur des systèmes de partage de données sophistiqués et fiables dont disposaient des villes mondiales comme Singapour ou Hong Kong pour le partage rapide des données épidémiologiques, essentiel à une réponse efficace à l’épidémie. Il s’agit bien sûr d’une autre forme flagrante d’inégalité. Mais, malgré ces effets liés à une inégalité extrême, il convient de rappeler que l’Afrique a réussi à contenir le virus Ebola, et qu’elle a pu le faire non pas en s’appuyant sur une infrastructure technologique, mais en s’appuyant sur son infrastructure sociale. La réponse à la menace de la maladie a consisté en la prise en charge adéquate des membres de la communauté grâce à des initiatives communautaires.
Un dernier mot peut-être sur la comparaison entre ces différentes pandémies ?
À notre avis, l’une des principales différences entre la pandémie actuelle et les précédentes, comme le SRAS et le H1N1, est la façon dont notre planète est beaucoup plus connectée à différentes échelles. Ce ne sont pas seulement les villes globales comme Toronto, Hong Kong ou Singapour qui sont sensibles, mais il existe désormais une multitude de liens entre les espaces suburbains du monde entier, qui ont conduit à une propagation accrue et plus rapide de la maladie. Notre article dans The Conversation (Keil et al. 2020) parle à ce propos de la manière dont les réseaux de production alimentent cette propagation de la maladie dans les zones périurbaines, car les usines de fabrication (ainsi que les aéroports et autres centres de logistiques clés) sont souvent situées dans ces zones : ainsi, ce constructeur automobile qui possède des usines à Wuhan et dans une ville près de Munich ; l’un de ses employés s’est rendu de Wuhan en Allemagne pour suivre une formation, et a apporté avec lui l’un des premiers cas du nouveau coronavirus…
S. Harris Ali, Creighton Connolly et Roger Keil, merci !
Bibliographie
- Ali, S. Harris et Keil, R. 2006. « Global Cities and the Spread of Infectious Disease : the Case of Severe Acute Respiratory Syndrome in Toronto, Canada », Urban Studies, vol. 43, n° 3, p. 491-509.
- Ali, S. Harris et Keil, R. 2008. Networked Disease : Emerging Infections in the Global City, Oxford : Blackwell.
- Connolly, C., Keil, R. et Ali, S. H. 2020. « Extended urbanisation and the spatialities of infectious disease : Demographic change, infrastructure and governance », Urban Studies.
- Keil, R., Connolly, C. et Ali, S. Harris. 2020. « Outbreaks like coronavirus start in and spread from the edges of cities », The Conversation [en ligne].