En février 1997, le parlement italien adopte une nouvelle réglementation en matière de gestion des déchets conformément aux directives européennes. Le décret Ronchi (du nom de son rédacteur et ministre de l’Environnement) impulse une réforme radicale par la refonte du cadre normatif et l’introduction de nouveaux principes d’organisation. La gestion des déchets est désormais envisagée comme une filière intégrée : les différentes étapes (ramassage, tri, stockage, valorisation) ne sont plus pensées et organisées séparément, mais articulées les unes aux autres. Le système repose sur deux principes : d’une part, réduire au maximum la quantité de déchets produits ; d’autre part, promouvoir leur recyclage et leur valorisation sous diverses formes (production d’énergie, fabrication de matières premières et de réutilisation).
La gestion des déchets cesse d’être centrée sur les décharges compte tenu de leur incapacité à valoriser les déchets et des risques qu’elles font peser sur l’environnement. Elles doivent désormais constituer l’ultime étape du processus de gestion. Quant aux opérations de ramassage, de traitement et de recyclage, elles sont organisées à partir de bassins de gestion intégrée. À la différence des précédentes réglementations, le décret Ronchi impose des obligations bien précises, notamment en termes d’échéances et de résultats, ainsi que de fermes interdictions. Il fixe des objectifs en matière de tri sélectif qui doit représenter 15 % du volume total des déchets urbains produits en mars 1999, 25 % en mars 2001 et 35 % en mars 2003. Il encadre également, de manière stricte, l’utilisation des décharges. À partir du 1er janvier 2000, seuls les déchets non recyclables et non valorisables peuvent désormais être stockés en décharge.
Cette réforme est l’occasion d’observer les conditions dans lesquelles, en Sicile, les autorités régionales choisissent d’abandonner la gestion ordinaire du territoire au profit d’un régime dérogatoire d’action publique et d’en dresser un bilan critique. Ce dispositif politico-administratif entraîne une remise en cause de l’autonomie dont jouit l’île [1], neutralise le rôle des assemblées élues et place les collectivités territoriales sous tutelle du président de région. Elle se révèle à l’usage un instrument inopérant, car il prive le pouvoir exécutif d’interlocuteurs et de relais pour la mise en œuvre de sa politique.
La Sicile sous tutelle
Les autorités siciliennes se retrouvent prises en tenaille. D’un côté, la nouvelle législation démantèle complètement l’organisation de la gestion des déchets fondée sur le réseau de décharges municipales et interdit aux pouvoirs publics de maintenir ce mode de gestion. De l’autre, ces mêmes pouvoirs publics sont dans l’incapacité d’appliquer les nouvelles dispositions et de respecter les échéances fixées par la nouvelle réglementation. Pour sortir de cette situation, le président de la région sicilienne, Angelo Capodicasa, a tout d’abord cherché à s’opposer à l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation par l’introduction d’un recours juridique et administratif. L’échec de cette stratégie le conduit à adresser en décembre 1998 une requête au gouvernement national, dans laquelle il sollicite la proclamation de l’état d’urgence et le placement de la Sicile sous tutelle pour la gestion des déchets, arguant des difficultés croissantes rencontrées par les municipalités pour traiter les déchets produits sur leur territoire et le risque de saturation des décharges.
La Sicile est ainsi placée le 31 mai 1999 sous la tutelle du pouvoir central dans le cadre d’un dispositif qui porte le nom de commissariamento straordinario. Celui-ci suspend l’application du décret Ronchi le temps que la gestion des déchets soit réformée et met à l’abri les autorités régionales d’éventuelles poursuites judiciaires pour infraction à la législation en vigueur. Le commissariamento straordinario est une procédure d’action administrative extraordinaire utilisée pour affronter une situation d’urgence sociale, économique ou environnementale [2]. Une situation qui, par l’intensité de ses effets et son étendue réclame, pour être combattue, des moyens (financiers, humains, réglementaires) exceptionnels. Ce dispositif bouleverse les règles qui régissent en temps ordinaire la gestion des territoires. Il repose sur la nomination d’une autorité spéciale (le commissario straordinario) qui se substitue aux pouvoirs publics en place pour gérer la situation de crise. Il s’agit d’une autorité déléguée, c’est-à-dire d’une autorité à qui l’on a transféré des pouvoirs en matière de gestion : elle ne détient pas ses pouvoirs de la loi mais du président du Conseil des ministres qui l’a nommée, d’où le titre de commissaire délégué (du gouvernement). Son action est cependant parfaitement encadrée et limitée. Les décrets et les ordonnances d’application qui les accompagnent définissent les objectifs de sa mission, énumèrent ses attributions, fixent la durée de son mandat et précisent le territoire d’intervention. Parmi ses prérogatives figure la possibilité de déroger, de manière partielle ou totale, aux lois en vigueur dans un secteur précis (en l’occurrence celui des déchets), mais aussi à des lois de portée plus générale comme celles qui régissent l’attribution des marchés publics (ceux-ci peuvent être attribués sous la forme de concessions directes, y compris lorsque la loi impose un appel d’offres au-delà d’un certain montant) et aux procédures administratives. Il dispose en outre de fonds publics spéciaux pour entreprendre des interventions d’urgence.
Programmé initialement pour une durée de dix huit mois, le dispositif est régulièrement reconduit à coup de décrets jusqu’au 30 juin 2006 ! La prorogation régulière de l’état d’urgence place ainsi la Sicile sous un régime d’exception permanent où les interventions publiques extraordinaires deviennent la règle commune. Cette démarche est en contradiction avec l’idée qui est à l’origine de la mise en place du commissariamento straordinario, à savoir offrir un cadre d’action dérogatoire mais limité dans le temps.
La charge de commissaire délégué est confiée au président de la région sicilienne. À ce poste se sont ainsi succédés Angelo Capodicasa de mai 1999 à mai 2000, Vincenzo Leanza de juin 2000 à juillet 2001 et Salvatore Cuffaro de juillet 2001 à juin 2006. L’implication directe des autorités régionales dans la gestion de cette situation de crise présente deux avantages pour l’État central. Premièrement, elle permet d’éviter les conflits État/région, car la Sicile dispose d’un statut d’autonomie qui lui reconnaît de nombreuses prérogatives, en particulier dans les domaines de l’aménagement, de l’urbanisme et de l’environnement. Or la mise sous tutelle remet en cause temporairement cette autonomie régionale. Par ailleurs, les autorités régionales ne peuvent se retrancher dans un rôle de simple spectateur (critique) de l’action publique.
L’action publique sous régime dérogatoire : quel bilan ?
Quel bilan peut-on dresser à l’issue de ces sept années d’action publique sous régime dérogatoire ? Le Plan régional de gestion des déchets adopté en 2002 prévoyait d’une part une réduction du nombre de décharges et d’autre part une réorganisation complète de la filière sur la base de la réduction, du recyclage et de la valorisation des déchets sous diverses formes. Entre 2004 et 2008, 60 des 80 décharges en service ont été fermées. Les difficultés rencontrées au quotidien dans la gestion des déchets montrent cependant que les facteurs à l’origine de la crise n’ont pas été neutralisés. La Sicile souffre d’un important sous-équipement, alors même que les autorités régionales ont justifié le recours au commissariamento straordinario parce qu’il devait permettre d’accélérer la construction de déchetteries, d’incinérateurs, d’unités de fabrication de compost, en faisant sauter les verrous administratifs et en réduisant le temps d’élaboration des dossiers techniques. Le passage de la phase de programmation à la phase de réalisation a rencontré des obstacles inattendus, que le dispositif dérogatoire n’a pas été en mesure de lever : financements prématurément épuisés, conflits avec les populations riveraines concernant la localisation des équipements de traitement des déchets, délais incompressibles auxquels sont (malgré tout) soumises les procédures administratives, projets techniques non conformes à la réglementation, manque de mobilisation des collectivités locales… En l’absence d’infrastructures alternatives, les décharges absorbent 90 % des quelque 2,5 millions de tonnes de déchets domestiques produits chaque année dans l’île. Elles conserveront un rôle stratégique dans la gestion des déchets aussi longtemps que le tri sélectif ne progressera pas. La Sicile affiche à ce jour un taux particulièrement faible de 6 % contre une moyenne nationale de 30 %, alors même que le tri sélectif doit permettre de réduire en amont la quantité de déchets mis en décharge. Sa progression se heurte à la lassitude des usagers qui, à maintes reprises, ont découvert que les déchets triés étaient finalement mis en décharge faute de pouvoir être traités dans des équipements adéquats (seule une partie des unités de fabrication de compost programmées a été construite ; la filière du recyclage n’est pas opérationnelle). Sa progression est également entravée par la mauvaise organisation des entreprises municipales chargées de la gestion des déchets comme à Palerme et les retards constatés dans la réorganisation du service de gestion à l’échelle départementale.
Le Plan régional de gestion des déchets prévoyait également la mise en service de quatre incinérateurs producteurs d’énergie. Ils constituent une pièce maîtresse de la gestion des déchets puisqu’ils doivent prendre le relai des décharges mises hors services. La multiplication des contentieux judiciaires a entraîné la suspension des travaux. Si le dispositif procure au commissaire délégué une capacité d’action étendue, il ne le met pas à l’abri des recours en justice : ses décisions sont contestées par les associations et les comités de citoyens qui réclament d’être associés aux décisions des pouvoirs publics dès lors que celles-ci peuvent avoir une répercussion sur leur cadre de vie, leur santé ou leur bien être. L’absence d’espaces de concertation favorise une radicalisation des positions. Ce dispositif dérogatoire est également propice à des pratiques illicites : la justice enquête actuellement sur l’existence d’éventuels accords de cartel entre les entreprises adjudicataires, qui se seraient partagées les marchés publics des incinérateurs avec la complaisance de responsables administratifs et politiques.
Enfin, la proclamation de l’état d’urgence donne lieu à un important soutien financier de la part de l’État central. Au cours de la période 2000-2005, un peu plus de 250 millions d’Euros ont été dépensés sous l’autorité du commissaire délégué selon les magistrats de la Cour des comptes. Les dépenses de fonctionnement (rémunérations, frais divers) ont absorbé un cinquième de cette somme ! Le commissaire délégué s’appuie sur une équipe constituée de fonctionnaires détachés de leur administration d’origine et de consultants. Cela a donné lieu à des recrutements sur la base de relations personnelles et en-dehors de toute forme de procédures publiques, alimentant ainsi un système clientéliste déjà particulièrement développé en Sicile.
Sept années de régime dérogatoire n’ont pas suffi aux autorités siciliennes pour réorganiser la gestion des déchets. Ce qui au départ ne devait être qu’une mesure extraordinaire, et par conséquent temporaire, s’est pérennisé et mué en un mode ordinaire et stable d’action publique. Les difficultés persistantes – Palerme se substitue quelque temps à Naples dans les médias – témoignent de l’impuissance de cette procédure d’urgence à résoudre le problème de la décision et de l’action. C’est pourtant ce dispositif qui est de nouveau mobilisé le 09 juillet 2010 lorsque le président du conseil Silvio Berlusconi proclame l’état d’urgence et confie la charge de commissaire délégué au président de la région Raffaele Lombardo. Un nouveau cycle du gouvernement d’exception s’est ouvert en Sicile. Les justifications produites à cette occasion laissent apparaître une conviction profondément enracinée dans la classe dirigeante : c’est en « poussant les règles » et en assouplissant les procédures d’une part, en réduisant l’utilité de la concertation et le rôle des porteurs d’intérêts dans la production des politiques au nom de l’efficacité d’autre part, que l’on conduit des réformes.