Les petites villes demeurent le parent pauvre d’études urbaines centrées sur les grandes agglomérations, malgré d’ambitieux projets pour une recherche renouvelée sur les petits centres urbains (Bell et Jayne 2009). Alors que s’intensifient les processus de métropolisation et que se consolident les politiques de décentralisation, une attention particulière doit être portée à ces villes qui, derrière les métropoles dominantes, structurent les armatures urbaines nationales. Cette nécessité est d’autant plus impérieuse au Sud, et peut-être encore plus en Afrique, que la forte croissance de la population urbaine est largement absorbée par les centres urbains secondaires (Hilgers 2012). On ne peut plus réduire aujourd’hui les petites villes d’Afrique subsaharienne à des espaces intermédiaires, articulant l’urbain et le rural (Chaléard et Dubresson 1999), et encore moins aux « filles de l’État » (Pourtier 1974) qu’elles ont pu être, c’est-à-dire à des unités administratives soutenant l’encadrement du monde rural (Baker 1994). Ces villes sont non seulement les lieux d’une urbanité originale favorisée par des proximités de toutes sortes (Bertrand et Dubresson 1997) mais aussi, pour partie, des lieux sur lesquels s’appuie l’économie capitaliste et où apparaissent des formes inédites de gouvernance néolibérale.
Lalibela est une petite ville du nord de l’Éthiopie, située au cœur des hauts plateaux chrétiens et rassemblant aujourd’hui environ 20 000 habitants. Dans un contexte national d’urbanisation tardive et accélérée [1], elle révèle la rapidité et l’intensité des transformations qu’expérimentent tous les petits centres urbains d’Éthiopie (cf. figure 1). Cependant, Lalibela se distingue par des fonctions sacrée, patrimoniale et touristique qui y exacerbent la transformation urbaine. Depuis 1978, ses églises rupestres, haut-lieu de pèlerinage pour les chrétiens orthodoxes d’Éthiopie, sont inscrites sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO (cf. figure 2). Ce patrimoine est localement identifié comme une ressource économique et fait l’objet d’une valorisation touristique initiée par les pouvoirs publics et par un secteur privé émergent. Depuis les années 2000 et l’inflexion de la politique économique éthiopienne en faveur d’une articulation au marché globalisé (Lefort 2015), une véritable mise en tourisme de Lalibela est à l’œuvre.
© Marie Bridonneau, 2009.
© Marie Bridonneau, 2014.
Grâce à des terrains approfondis et réguliers menés sur place depuis 2009, nous avons pu analyser les recompositions sociales et politiques qui affectent cette petite ville prise dans des mouvements accélérés d’internationalisation (Bridonneau 2014) [2]. L’attention portée aux jeux d’échelles nous a permis d’éviter l’enfermement de l’analyse dans les particularismes du local et d’envisager Lalibela comme un bon exemple de petite « ville ordinaire » (Robinson 2006), c’est-à-dire de ville à part entière, habitée par des citadins créatifs et prise dans des processus globaux.
Une société locale traversée par de nouvelles inégalités
Lalibela se caractérise par un niveau de différenciation sociale moindre que celui qui caractérise les grands centres urbains, à l’instar de nombreuses petites villes (Hilgers 2013). Mais, du fait de son inscription rapide dans des réseaux patrimoniaux et des flux touristiques internationaux, elle est également marquée par un accroissement brutal des inégalités. La société locale reste aujourd’hui structurée en de nombreux groupes sociaux, au sein desquels les hiérarchies anciennes, liées notamment à l’âge (Tronvoll et Vaughan 2003), perdurent tout en se doublant de différenciations économiques de plus en plus marquées. Si les fonctionnaires, très nombreux dans les petites villes d’Éthiopie, ont longtemps incarné à la fois l’autorité et la sécurité matérielle liée au salariat, se distinguant ainsi d’une majorité pauvre soumise à l’irrégularité des revenus, ils expérimentent aujourd’hui le déclassement. Face à eux, des habitants se sont enrichis grâce au tourisme et participent à l’émergence d’une élite sociale locale. Le tourisme catalyse à Lalibela la transformation sociale qui accompagne les mutations urbaines impulsées par l’État ailleurs en Éthiopie (régénération des vieux quartiers centraux, développement des infrastructures de transport, programmes massifs de logement et généralisation de la propriété privée immobilière). Depuis quelques années, la structuration sociale de la ville se recompose sous l’effet des connexions aux dynamiques globales, que le couple patrimoine–tourisme commande. Une spécialisation croissante de l’économie urbaine bouleverse l’organisation sociale locale.
Une nouvelle élite économique : les acteurs locaux de l’internationalisation
Depuis le début des années 2000, l’internationalisation de Lalibela est donc engagée sous l’effet d’un capitalisme culturel qui fait d’un bien culturel sacré une ressource marchande [3]. Elle s’incarne dans des formes urbaines modelées avec le souci de renforcer l’attractivité touristique : paysages hôteliers hybrides, associant modernité dans les matériaux et héritages ruraux, affleurant dans les constructions. Certains habitants tirent profit de la venue de ces 35 000 à 50 000 touristes par an, essentiellement originaires d’Europe et, dans une moindre mesure, d’Amérique du Nord, en établissant des relations privilégiées avec quelques touristes. Celles-ci révèlent comment le changement social peut être généré dans un petit centre urbain par une articulation directe, individuelle, entre espaces local et international, tant les « sponsors » dont bénéficient de nombreux jeunes gens ont, entre autres, contribué à l’inflation hôtelière. Ces « relations de parrainage » caractérisent des liens construits entre un touriste de passage et un habitant de Lalibela. L’aide peut prendre différentes formes : envoi régulier d’argent via Western Union, paiement des frais de scolarité, dons ponctuels pour la construction d’une maison, d’un hôtel ou l’achat d’une voiture, etc. Les parrainés sont essentiellement des jeunes hommes. Ce sont souvent des guides qui fréquentent directement les touristes, mais aussi des jeunes gens, enfants et adolescents, qui traînent dans la rue, dans les espaces publics à proximité des hôtels. Les parrainages contribuent alors à l’enrichissement durable de certains individus sponsorisés. Ceux qui deviennent des entrepreneurs emploient d’autres habitants, essentiellement dans les hôtels et les restaurants. En cela, ils sont perçus et reconnus comme contribuant au développement économique local. La plupart assistent également famille et amis : financement des études, prise en charge de frais médicaux, aide au lancement d’un petit commerce. Cependant, les « parrainés » investissent surtout leurs richesses dans de nouvelles affaires ou à l’occasion de dépenses de loisirs et de charité. Leurs réussites sont avant tout individuelles. Alimentant les rêves des uns et les jalousies des autres, les success stories des parrainés participent à la construction locale de nouvelles subjectivités et de nouvelles représentations sociales. L’insertion directe dans des dynamiques globales offre aussi une opportunité de contournement des contraintes imposées par un État autoritaire : là où généralement, en Éthiopie, toute perspective de mobilité sociale nécessite la participation à des organisations affiliées au régime (Di Nunzio 2015), on observe, pour ce petit groupe, des formes possibles d’émancipation.
Une internationalisation sous contrôle de l’État et de l’Église
L’internationalisation de Lalibela structure les recompositions de l’espace local. Certains temps sont particulièrement propices à l’identification des acteurs et jeux d’acteurs à l’origine de ces transformations. Par exemple, la célébration de Noël à Lalibela est un grand moment de pèlerinage. Des dizaines de milliers de pèlerins affluent alors de toute l’Éthiopie chrétienne, rurale et urbaine, afin de célébrer la naissance du Christ et celle du roi-saint fondateur des églises, le roi Lalibela (cf. figure 3). Depuis quelques années, ce temps de pèlerinage est aussi associé à un pic de fréquentation touristique et vendu comme un produit par les agences de voyages. Les pouvoirs publics, locaux et régionaux, s’emploient à encadrer l’accueil de pèlerins (délimitation des espaces de campement, règles d’installation temporaire, assistance alimentaire) tandis que l’administration ecclésiastique locale organise les célébrations et festivités (messes, veillées, chants, prêches) et collecte, pour son seul bénéfice, les taxes d’entrée imposées aux touristes internationaux [4]. D’autres temps forts du calendrier religieux (comme la fête de l’Épiphanie en janvier ou de la Croix en septembre), mais aussi des moments moins visibles de consultations publiques et de missions de consultance permettent d’identifier localement un jeu d’acteurs toujours structuré en quatre entités principales : les habitants de la petite ville, constituant une petite société de plus en plus hétérogène ; l’administration ecclésiastique, gestionnaire des églises et premier bénéficiaire local des devises du tourisme ; les acteurs moteurs de l’internationalisation (par exemple, les acteurs du patrimoine : experts des grandes organisations internationales du patrimoine dont la présence, sans être permanente, est récurrente – représentants de l’UNESCO, du Fonds mondial pour les monuments, consultants étrangers missionnés par un bailleur) et enfin les représentants de l’État, garants de la continuité d’un pouvoir autoritaire depuis l’échelon fédéral jusqu’au niveau local. En effet, le pouvoir de l’État éthiopien se maintient et contribue localement à la spécialisation de la petite ville dans le tourisme. L’autorité de la tutelle publique s’exprime entre autres à travers la gestion du foncier et certaines opérations d’urbanisme. Contrôlant le foncier depuis la nationalisation des terres en 1975, l’État contrôle aujourd’hui la constitution du marché, en attribuant des baux emphytéotiques [5] aux plus offrants. C’est ainsi que les terrains les plus prisés de Lalibela sont attribués à des investisseurs du secteur touristique, qu’il s’agisse d’entrepreneurs locaux, seuls ou associés avec un investisseur étranger [6], ou d’entrepreneurs éthiopiens non originaires de Lalibela. L’État tire ainsi profit du développement urbain lié au tourisme tout en le contrôlant.
© Marie Bridonneau, 2011.
Les déplacements forcés à Lalibela, ou la dépossession patrimoniale
Opération d’urbanisme majeure de ces dernières années, intégrée à un projet de développement durable du tourisme en Éthiopie financé par la Banque mondiale (2009‑2015), le « resettlement » (World Bank 2004) de Lalibela a consisté à déplacer sous la contrainte environ 700 ménages établis à proximité du site patrimonialisé des églises pour les réinstaller en périphérie de la ville, à environ cinq kilomètres des vieux quartiers centraux voués à la destruction (cf. figure 4). Au nom de la sauvegarde patrimoniale, de la valorisation touristique du site et du développement urbain, les acteurs publics éthiopiens ont organisé, dans le respect des dispositions prévues par la Banque mondiale pour tout déplacement contraint induit par un projet de développement (World Bank 2004), la dépossession des alentours des églises investis par les habitants et leur relégation dans des périphéries où se reconstruisent aujourd’hui des quartiers, relativement à l’écart de la petite ville patrimoniale et touristique. L’opération signifie l’attribution d’une valeur symbolique et marchande nouvelle aux abords des églises, transformés en un parc destiné à être traversé par les visiteurs et à accueillir des manifestations culturelles et sacrées (cf. figure 5). L’exacerbation de la fonction touristique de la ville entraîne ici la dépossession : à la suite de leur déplacement, les habitants expriment leur inquiétude et leur tristesse d’être mis à distance de la centralité urbaine, mais aussi et surtout de la centralité spirituelle. La proximité immédiate avec les églises était jusqu’alors considérée par les citadins, pour la plupart très pieux et usagers quotidiens des églises, comme une richesse et une nécessité, ces fidèles se considérant tous comme les gardiens des églises, comme nous le rappelait en 2010 cette jeune femme, rencontrée dans le secteur de réinstallation :
« Les gens ont le droit de décider à propos de la sécurité des églises. Le gouvernement n’a pas à nous demander de partir, n’a pas à décider pour nous. Les gens sont religieux ici. Nous pouvons prendre soin des églises. Il n’y a pas de besoin de resettlement. Nous respectons les églises parce que nous sommes religieux. Ce n’est pas un problème de vivre à côté des églises. Les personnes âgées ont besoin d’aller à l’église et au marché. Maintenant, nous sommes trop loin ».
© Marie Bridonneau, 2014.
© Marie Bridonneau, 2015.
À Lalibela, la structuration rapide d’une fonction dominante, ici la valorisation touristique de la ressource patrimoniale, bouleverse les équilibres socio-spatiaux. Certaines petites villes du Sud, à l’instar de petits centres tels que Cape Coast au Ghana, ville d’où partaient les esclaves pour les Amériques (Hilgers 2013), ou Djenné au Mali (Ouallet 2009), sont ainsi particulièrement à même de renseigner le changement social et politique qui affecte des espaces beaucoup plus larges, nationaux, régionaux, voire globaux. La petite ville constitue un cadre propice à l’analyse des effets spatiaux, sociaux et politiques de l’articulation à l’économie de marché sous contrôle autoritaire de l’État qu’expérimente actuellement l’Éthiopie.
Bibliographie
- Baker, J. 1994. « Small Urban Centres and their Role in Rural Restructuring », in Abebe, Z. et Pausewang, S. (dir.), Ethiopia in Change : Peasantry, Nationalism and Democracy, Londres : British Academic Press, p. 152‑171.
- Bell, D. et Jayne, M. (dir.). 2009. « Small Cities ? Towards a Research Agenda », International Journal of Urban and Regional Research, n° 33, p. 683‑699.
- Bertrand, M. et Dubresson, A. (dir.). 1997. Petites et moyennes villes d’Afrique noire, Paris : Karthala.
- Bridonneau, M. 2014. Lalibela, une ville éthiopienne dans la mondialisation. Recompositions d’un espace sacré, patrimonial et touristique, Paris : Karthala.
- Di Nunzio, 2015. « What is the Alternative ? Youth, Entrepreneurship and the Developmental State in Urban Ethiopia », Development and Change, vol. 46, n° 5, p. 1179‑1200.
- Hilgers, M. 2012. « Contribution à une anthropologie des villes secondaires », Cahiers d’études africaines, vol. 1, n° 205, p. 29‑55.
- Hilgers, M. 2013. « À qui appartient la ville ? Urbanisme néolibéral et propriété dans trois petits centres urbains du Ghana et du Burkina Faso », Politique africaine, vol. 132, n° 4, p. 95‑113.
- Lefort, R. 2015. « The Ethiopian Economy : The Developmental State Versus the Free Market », in Prunier, G. et Ficquet, E. (dir.), Understanding Contemporary Ethiopia, Londres : Hurst, p. 357‑394.
- Ouallet, A. 2009. « Vulnérabilités et patrimonialisations dans les villes africaines : de la préservation à la marginalisation », Cybergeo : European Journal of Geography | Revue européenne de géographie, article n° 455, rubrique « Dossiers ».
- Planel, S. et Bridonneau, M. 2015. « Glocal Ethiopia. Échelles et repositionnements des pouvoirs », EchoGéo, n° 31.
- Pourtier, R. 1979. « Ville et espace en Afrique noire : l’exemple du Gabon », L’Espace géographique, vol. 8, n° 2, p. 119‑130.
- Robinson, J. 2006. Ordinary Cities. Between Modernity and Development, Londres : Routledge.
- Tronvoll, K. et Vaughan, S. 2003. The Culture of Power in Contemporary Ethiopian Political Life, Stockholm : Sida (Swedish International Development Cooperation Agency).
- World Bank. 2004. Involuntary Resettlement Sourcebook. Planning and Implementation in Development Projects, Washington, DC.