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La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes–campagnes

Ce dossier explore les évolutions récentes des relations entre les grandes exploitations agricoles et les villes. Si l’agriculture retisse des liens avec l’urbain, elle est surtout prise dans les mécanismes du capitalisme globalisé. Elle s’intègre aux agglomérations comme une entreprise en compétition pour le foncier et pour l’accès à des marchés à la fois proches et distants.


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La grande exploitation, du moins dans les études sur les pays des Nords, ne semble plus aujourd’hui un objet à interroger. Dans un contexte de remise en cause du productivisme, de scandales sanitaires et de crises agricoles à répétition, d’affirmation du paradigme du développement durable, de transferts de compétences aux acteurs locaux de l’aménagement, voire aux urbanistes (Bognon et Cormier 2018), les recherches actuelles se tournent en priorité vers des agricultures « alternatives », familiales et paysannes, parfois qualifiées de petites agricultures. Ces dernières sont définies en négatif de la grande exploitation, laquelle reste portée par les politiques agricoles nationales et les grands accords internationaux (Politique agricole commune et Organisation mondiale du commerce). Les petites agricultures sont ainsi analysées au prisme des valeurs de la multifonctionnalité – qualité alimentaire, environnementale et verdissement de la ville, rôle pédagogique, etc. (Delfosse 1993 ; Rieutort 2009 ; Aubry 2012 ; Darly 2012 ; Perrin 2013 ; Scheromm et al. 2014 ; Rouget et Schmitt 2018) –, du réancrage territorial des systèmes alimentaires dans l’optique d’une agriculture urbaine (Ba et Aubry 2011 ; Soulard 2014 ; Poulot 2014) mais aussi d’une « repaysannisation » de l’agriculture (Van der Ploeg 2014). De surcroît, elles ont le mérite de pouvoir être orientées, parfois même produites en partie par les acteurs de l’aménagement (Ernwein et Salomon-Cavin 2014), que ce soit sur le volet foncier, en termes d’itinéraire technique ou d’opportunités de commercialisation.

Dans le jeu de balancier qui caractérise les sciences sociales – les années 1980-1990 avaient de même occulté en grande partie les petites structures – ce dossier souhaite réintroduire la grande exploitation dans le questionnement sur le nouvel âge des rapports villes–campagnes qui s’impose aujourd’hui à l’agenda de la plupart des sciences sociales (Le Caro et al. 2016 ; Berger et Chaléard 2017). Sa définition n’est toutefois pas sans poser problème : doit-on considérer le nombre d’hectares, comme cela a été la norme dans beaucoup d’analyses (Bergmann 1959 ; Brunet 1960 ; Drain 1980 ; Moriceau et Postel-Vinay 1992 ; Charvet 1993), ou la production brute standard (PBS) [1], à l’image des derniers recensements, afin de permettre les comparaisons d’exploitations engagées dans différents systèmes de production (Agreste 2003 et 2015) ? Les articles proposés dans le dossier se sont calés pour l’essentiel sur les définitions récentes, la superficie n’étant qu’un critère de caractérisation d’une exploitation agricole.

Le complexe famille, terre, capital travail

L’objet grande exploitation a accompagné les analyses sur les transformations de l’agriculture dans la seconde moitié du XXe siècle, dans le contexte de révolution technique et énergétique que connaissait alors le secteur agricole (Fromont 1949 ; Eynedi 1964 ; Mazoyer 1982 ; Bairoch 1989 ; Sivignon 1992 ; Poulot 2010). Dans ce « grand chambardement des campagnes » (Braudel 1986, p. 427), la grande exploitation est devenue le symbole des changements : capital versus main-d’œuvre, agrandissement des exploitations versus petites structures, spécialisation versus polyculture-élevage, intégration par les industries agro-alimentaires versus activité indépendante, comme l’ont montré les thèses des années 1980-1990 (Renard 1975 ; Charvet 1985 ; Diry 1985 ; Garnotel 1985 ; Poulot 1989 ; Canévet 1992 ; Margetic 1994 ; Pierre 2001). Mais durant le même temps, le débat a porté sur le maintien de l’agriculture familiale, marquée par la réunion dans les mêmes mains de la terre, du capital et du travail, quand les analyses marxistes en annonçaient la disparition (Petit 1975 ; Servolin 1972). En effet, si on remonte à la fin du XIXe siècle, à la suite de Marx, notamment avec Kautsky dans La Question agraire, étude sur les tendances de l’agriculture moderne, publié en 1900, la plupart des auteurs soulignaient l’emprise progressive du capitalisme sur l’agriculture, matérialisée par la disparition de « l’industrie domestique du paysan produisant pour son propre usage », mais aussi celle du travail à façon au profit de l’industrie (Kautsky 1900). Dans ce cadre, l’avenir était à la grande exploitation moderne, calquée sur le modèle de l’industrie, convoquant le salariat, la division du travail et les économies d’échelle. En 1923, Alexandre Tchayanov pointait à l’inverse, dans L’Organisation de l’économie paysanne, le lien organique entre famille et exploitation et élaborait un modèle d’exploitation familiale basé sur la notion de sur-intensification du travail agricole, qui est restée prégnante dans les analyses ultérieures portant sur les exploitations agricoles (Stanziani 1990).

Ces caractéristiques vont perdurer et Hubert Cochet (2017) constatera que « l’exploitation familiale s’est imposée tout au long de la seconde moitié du XXe siècle sur tous les continents, en supplantant progressivement les exploitations de très grande taille : régression de la très grande propriété de type latifundiaire au sud de l’Europe et en Amérique latine (réformes agraires, morcellement par héritage, vente par morceaux), faillite des plantations coloniales en Afrique subsaharienne et triomphe du petit planteur (en Côte d’Ivoire par exemple), démantèlement des fermes d’État dans de nombreux pays de l’ancien bloc de l’Est et résurgence partielle de formes familiales d’exploitation… En Europe de l’Ouest, et en France, en particulier l’exploitation familiale a aussi imposé sa loi, étant de surcroît érigée en modèle de développement par les pouvoirs publics. Délaissant la production primaire, c’est dans le secteur amont et aval que les formes capitalistes de production se sont développées, « absorbant » ainsi l’exploitation familiale ». Le poids croissant des industries agro-alimentaires et de la grande distribution dans l’organisation du système alimentaire en témoigne, avec la généralisation du modèle alimentaire agro-alimentaire tertiarisé dans le dernier quart du XXe siècle (Rastoin 2008 ; Rastoin et Ghersi 2010).

Vers une agriculture de firme

Les évolutions des trente dernières années marquent toutefois la fin de la confusion capital-travail dans de nombreuses parties du monde et augurent d’un basculement vers la grande exploitation qui redevient l’horizon de l’agriculture actuelle. Ce sont notamment les processus d’accaparements fonciers, toujours plus nombreux (Feodoroff 2013 ; Fairbairn et al. 2014 ; Luna 2016 ; Debailleul et Mundler 2018). C’est le développement de la figure du pool de siembra en Amérique du Sud (Albaladejo et al. 2012 ; Guibert et al. 2015) : cette dernière rassemble le temps d’un cycle de production des acteurs venus d’horizons différents, apportant chacun une partie des facteurs de production et louant une terre pour l’occasion. Le système est basé sur la prestation de services et le recours à la main-d’œuvre salariée. La France et l’Europe sont également entrées dans des montages institutionnels nouveaux qui montrent une dissociation toujours plus grande entre le tryptique classique terre/capital/travail. Le cas des entreprises de travaux agricoles (ETA) dans les zones céréalières en est une illustration : un agriculteur confie à l’entrepreneur sa terre, ce dernier réalisant l’intégralité des façons culturales, si bien qu’il en vient à diriger l’exploitation. Plus encore, cet entrepreneur envisage son plan de culture à l’échelle du territoire des exploitations qui lui ont été confiées, ce qui fait disparaître ces dernières (Cochet 2008 ; Hervieu et Purseigle 2013 ; Mundler et Rémy 2012 ; Chouquer et Maurel 2018). On parle ainsi d’agriculture de firme (Purseigle et al. 2017) et d’une « agriculture sans agriculteurs » (Purseigle et Hervieu 2022).

Dans ce contexte, il nous paraît important de réinterroger la grande exploitation dans une perspective interdisciplinaire, au vu de la complexification de sa définition et des formes d’emprise qui la caractérisent. Trois arguments peuvent justifier cette démarche et les relations villes–campagnes tout comme l’étalement urbain apparaissent comme un accélérateur des processus en cours. En premier lieu, les grandes exploitations contrôlent l’essentiel de l’espace agricole et produisent la grande majorité des denrées nécessaires à l’alimentation de la planète. La connaissance de leurs formes et évolutions est donc absolument nécessaire au regard des enjeux de sécurisation alimentaire de la planète. Elle s’impose aussi aux acteurs du développement (publics et privés, des Nords comme des Suds), des échelons locaux aux organisations internationales, pour penser tant la nouvelle ville que la nouvelle campagne, et plus encore de nouveaux rapports villes–campagnes. En second lieu, à la différence des pays des Nords, les recherches sur la grande exploitation dans certains pays des Suds, notamment dans les pays émergents, n’ont pas connu de coup d’arrêt. Elles révèlent « un nouveau capitalisme agricole » en train de se construire sur le post-productivisme : c’est l’avènement de « firmes de production agricole » qui ont intégré la mondialisation (avec imbrications d’échelle tant dans le travail que dans le marché) et se développent sur un foncier qu’elles disputent aux métropoles soumises à des enjeux spéculatifs dans leurs périphéries. C’est la financiarisation et la banalisation d’un secteur agricole susceptible d’accueillir des fonds de pensions selon le modèle de la firme industrielle et commerciale (Purseigle et al. 2017). Nous faisons l’hypothèse qu’il s’agit là de la face dominante du néolibéralisme en agriculture, dont le revers est l’installation précaire sur des microparcelles en marge de la ville (programme PROXIMA, UPL 2014-2016 ; Darly et al. 2021 ; Aragau 2022), ce qui montre bien la nécessité de tenir ensemble toutes les catégories d’exploitation dans nos analyses. La ville joue d’ailleurs en la matière un rôle d’accélérateur avec des formes nouvelles de concurrence sur le foncier. En troisième lieu, la grande exploitation apparaît comme un moyen d’interroger les pratiques des chercheurs : elle souligne des questions de temporalité de la recherche, au vu des injonctions politiques et économiques notamment ; elle renvoie aussi à la question des signaux faibles, toujours difficiles à détecter ; elle questionne enfin notre capacité à interroger un objet encombrant.

Le dossier aborde les enjeux scientifiques et sociétaux autour de la grande exploitation, notamment en situation métropolitaine, à travers deux entrées.

La grande exploitation : continuité et aggiornamento

La première entrée est celle du temps long de la grande exploitation, prise entre continuité et aggiornamento. Quatre articles s’inscrivent dans ce nouveau temps du capitalisme agricole, émargeant à différents champs disciplinaires – sociologie, urbanisme, géographie et droit. Gilles Laferté analyse les processus d’absorption économique et sociale du monde paysan par le capitalisme, dans un double mouvement d’articulation aux marchés mondiaux et de mobilités accrues entre villes et campagnes. Ce lent processus de « normalisation » se révèle tout particulièrement dans l’émergence et la consolidation de la grande exploitation avec la montée de la figure de l’entrepreneur et du salariat agricoles, éléments participant des sociétés pensées comme urbaines par la sociologie.

L’histoire d’une famille, retracée par Nolwenn Gauthier, témoigne du cheminement social et spatial de l’agriculture dans l’agglomération parisienne. Grâce à des documents d’archives, l’article nous invite à suivre l’épopée des Girault : maraîchers installés à Paris près de Notre-Dame-des-Champs à la fin XVIIIe du siècle, progressivement repoussés par l’urbanisation vers Vincennes, le Val-de-Marne et enfin les confins de la région parisienne (Seine-et-Marne), où ils se sont convertis à la céréaliculture dès l’entre-deux-guerres. L’émergence et la consolidation de la grande exploitation des Girault doivent se lire en relation avec la croissance urbaine dans une logique d’accumulation du capital, notamment foncier. Ils révèlent des parcours culturaux et organisationnels et des repositionnements sociaux incluant la figure du maraîcher pourtant longtemps décriée (Phlipponneau 1956 ; Brunet 1960 ; Poulot 2020).

L’évolution des grandes plantations coloniales autour d’Abidjan en Côte d’Ivoire, présentée par Marthe Koffi-Didia, ne dit pas autre chose. Devenues propriétés de grandes sociétés transnationales, elles restent tournées vers l’exportation dans des logiques d’extraction des ressources. Situées en zone périurbaine ou dans le territoire de la communauté autochtone des Ébriés, elles connaissent aujourd’hui des conflits fonciers ouverts susceptibles de remettre en cause leur modèle.

Benoît Grimonprez détaille dans son article la question de la pérennité du modèle de la grande exploitation et la façon dont les droits français et européen sont structurés pour la soutenir. Nombre de verrous, tant économiques qu’organisationnels, viennent ainsi conforter les logiques expansives de la grande exploitation, à l’image de la loi d’orientation agricole de 2006. Il convient en effet de rappeler qu’elle envisage comme modèle de l’exploitation agricole, celui de « l’exploitation agricole flexible résultant de la mise en œuvre de trois projets distincts, patrimonial, entrepreneurial et technique, pouvant être portés par des personnes ou des institutions différentes » (Cochet 2017).

L’alimentaire et le foncier saisi par le néocapitalisme agricole

La seconde entrée envisage les questions alimentaires et foncières, devenues centrales aujourd’hui en matière de politiques publiques et de projet de territoire. Dans ce contexte, la grande exploitation intègre progressivement des modèles urbains en mal de vert et de ressources alimentaires : ses nouvelles missions interrogent sa participation à l’aménagement des métropoles et ses réels apports à la sécurité alimentaire des « villes affamées » (Steel 2015), alors que sont pointées des logiques extractivistes et d’épuisement des sols (Potier 2017). Il s’agit là en définitive de caractériser les dynamiques les plus contemporaines des rapports ville–campagne.

Cinq articles abordent la manière dont la grande exploitation s’insère dans ces nouveaux paradigmes alimentaires et environnementaux. Yannick Sencébé et Marie David soulignent le profil original des fermes de Rosette et de Margueritte en Franche-Comté qui, tout en se maintenant parmi les grandes, s’écartent du modèle agro-industriel intensif et développent des formes d’autonomie, énergétique et économique, par le biais de la diversification et de la vente en circuit court sans pour autant rejoindre les systèmes alternatifs liés à la relocalisation alimentaire. Elles s’inscrivent dans une sorte de troisième voie.

L’article d’Alioune Dabo rejoint cette lecture en faisant sortir la grande exploitation francilienne de son hyperspécialisation, au moment où elle entre en résonance avec une nouvelle demande sociale de consommation et s’ouvre à des marchés de proximité métropolitains. Ces derniers jouent un rôle d’amortisseurs dans un modèle économique classique très dépendant de débouchés lointains. Renouant avec des fonctions paysannes, les chefs d’exploitation franciliens donnent à voir de nouvelles figures du métier d’agriculteur pour construire les transmissions.

L’article d’Agathe Delebarre, Ségolène Darly et Romain Melot approche la même question à partir des données d’occupation des sols. Elles montrent que le maraîchage n’est pas une part négligeable des grandes exploitations, à condition de considérer non pas la seule surface cultivée, mais aussi la contribution à la valeur ajoutée de la production de la ferme.

Marine Bré-Garnier, Nicolas Rouget et Monique Poulot montrent quant à eux les possibilités d’une « reterritorialisation » (Rieutort 2009) de la grande exploitation à l’occasion de la construction d’un Programme alimentaire territorialisé (PAT) dans le Sud-Artois, région à la trame urbaine très dense. Ils confrontent et analysent les éléments de discours d’exploitants, habitants et élus autour d’une agriculture avant tout céréalière à faire entrer en transition, tout du moins à regarder différemment dans sa capacité à intégrer une politique publique et un développement local.

Enfin, Martine Guibert explore les nouveaux montages entrepreneuriaux des agricultures d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay), entre globalisation de l’agriculture et exploitation minière de ressources localisées. À partir d’une typologie exploratoire de ces grandes exploitations multi-localisées, en recherche permanente de foncier pour maximiser leur projet productif, elle propose le terme d’espaces ou de lieux agro-urbains pour caractériser les trames spatiales qu’elles façonnent dans de nouvelles articulations villes–campagnes.

Au sommaire de ce dossier :

La grande exploitation : continuité et aggiornamento

L’alimentaire et le foncier saisi par le néocapitalisme agricole

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Pour citer cet article :

Monique Poulot & Claire Aragau & Maylis Desrousseaux & Stéphane Tonnelat, « La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes–campagnes », Métropolitiques, 15 janvier 2024. URL : https://metropolitiques.eu/La-grande-exploitation-dans-un-nouvel-age-du-capitalisme-agricole-et-des.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1989

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