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Terrains

Des grandes exploitations alternatives : autonomie, diversification, circuits courts et transmission familiale

Entre les grandes exploitations agricoles industrielles et les fermes paysannes, d’autres modèles agricoles sont possibles. En Franche-Comté, deux fermes de grande taille fonctionnent de façon indépendante de l’agro-industrie et offrent une production diversifiée aux consommateurs locaux.


Dossier : La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes-campagnes

Tandis que les recensements agricoles montrent la disparition toujours plus rapide des exploitations et l’agrandissement des structures restantes, suscitant un front de recherche sur les agricultures de firmes (Purseigle et al. 2017), d’autres tendances sont étudiées avec intérêt concernant les systèmes alternatifs (Christen et Leroux 2017), caractérisés par des petites structures, souvent en bio et portées par de nouveaux profils d’agriculteurs (Bonnel 2020 ; Chouteau et al. 2020). Prise entre ces deux tendances, l’agriculture familiale de taille moyenne tend à disparaître des radars de la recherche, éliminée par la concurrence foncière ou économique (Sencébé 2012) ou absorbée dans la catégorie des « grandes exploitations » du fait de l’agrandissement et de la modernisation tendancielle de ses représentantes. Une certaine dualité tendrait à opposer d’un côté, la « grande exploitation » engagée à nourrir le monde et ses véhicules sur des marchés lointains, de l’autre, une petite agriculture « alternative » pourvoyant, via des circuits courts, aux besoins d’une alimentation durable et de proximité des villes. Partant d’une enquête monographique auprès d’exploitations franc-comtoises en élevage, avec pour finalité de comprendre leur construction et fonctionnement, l’analyse, centrée ici sur deux d’entre elles, questionne ce paysage binaire. Il s’agit de brosser le portrait de fermes hybrides qui mêlent certains des attributs « des grandes » à des systèmes de production basés sur la diversification, associés à des systèmes de commercialisation fondés sur la transformation et la vente en circuits courts qui recomposent les liens à la ville.

Des grandes parmi les grandes ?

Situées en Haute-Saône, département caractérisé historiquement par la grande taille de ses exploitations, les fermes de Rosette et de Margueritte en polyculture élevage et en élevage [1], avec respectivement 210 et 220 ha, rivalisent avec les plus grandes (200 ha en moyenne), orientées en céréale. Au sein de leur région naturelle des Plateaux, la taille de leur cheptel de vaches laitières (VL) – 120 pour l’une et 90 pour l’autre – les situe bien au-dessus de la moyenne (51 VL) (Agreste 2020, p. 2). À chacune s’adjoignent également d’importants et multiples ateliers de diversifications, dont ceux en élevage comprennent des milliers de têtes de bétail, avec transformation (bouchère pour Rosette, bouchère et fromagère pour Margueritte) et la vente des produits en circuits courts. Ainsi, leurs taille et configuration – de véritables hameaux agricoles abritant de nombreux équipements, bâtiments et habitations – inviteraient à les catégoriser comme « grande exploitation ». Mais leur structure, des Groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC) à base familiale et intégrant des salariés, nombreux, ou des associés hors cadre familial (HCF), cache, avec moins de 30 ha par actif agricole (salarié et/ou chef d’exploitation de statut indépendant), une relative sobriété foncière, la moyenne départementale s’élevant à 89 ha par actif en polyculture et/ou polyculture élevage (Agreste 2022). Leurs implantations amènent à interroger les stratégies mises en œuvre pour parvenir à ce développement, où circuits courts et relations ville-campagne paraissent occuper une place de choix.

Deux figures précurseuses de la modernisation alternative : s’agrandir en gardant son autonomie

Partis d’un très faible patrimoine, les deux couples, à l’origine de ces fermes, ont trouvé les moyens de s’agrandir en marge des systèmes de firmes avec capitaux et dépendance extérieure. Leurs structures échappent ainsi à la crise de reproduction de l’agriculture familiale – plusieurs successeurs, familiaux ou hors cadre familial, s’y installent – en jouant sur une modernisation « alternative » associant intensification et autonomie, qualité des produits et volumes produits. La ferme de Rosette incarne un modèle de bio intensif tandis que celle de Margueritte se situe sur le registre artisanal intensif, chacune ayant innové en contraste avec son environnement professionnel.

Sur Rosette, le choix du bio intensif, avec une conversion entamée dès 1992, s’est fait avec l’objectif d’être « accessible à toutes les bourses ». En réponse à la crise de la vache folle en 1996, les gérants diversifient leur production bovine pour se lancer dans l’élevage porcin et de volailles avec transformation. En 2003, la ferme de Rosette s’associe avec une autre, en céréales bio (120 ha avec atelier de diversification en légumes de plein-champ et disposant d’un moulin). Cette ferme pionnière, et reconnue dans le monde du bio, est intégrée pour donner naissance au GAEC de Rosette, lorsque l’associé, sans successeur, prend sa retraite en 2006. La même année, le GAEC lance le premier éco-gîte de France, articulant fonction nourricière et d’accueil à destination d’une clientèle urbaine, que renforce le magasin de vente à la ferme.

La ferme de Margueritte a quant à elle innové en intégrant des savoir-faire en transformation fromagère et bouchère et en démultipliant la gamme des produits issus de ses élevages toujours plus variés (bovins en 1975, caprins en 1977, volailles en 1980, porcs en 1985, bufflonnes en 2015). Le succès est basé sur la réputation de ses produits artisanaux et le lien direct des associés à la clientèle, la vente se faisant exclusivement sur les marchés et dans leurs propres magasins.

Sur les deux fermes, la diversification – précoce – des ateliers s’intègre dans une économie parcimonieuse, avec pour objectifs la socialisation professionnelle des enfants et leur intégration immédiate ou projetée à l’entreprise.

Ces deux fermes se caractérisent également par la capacité à se développer, en tirant certaines ficelles du système (label, aides à l’installation, montage juridique dissociant les activités de production, vente…) tout en construisant leur autonomie.

La ferme de Margueritte, créée par Nadine et Alain à partir de presque rien en 1975 (24 ha en métayage familial), s’est agrandie progressivement, avec l’objectif de rester autonome (autonomie fourragère, optimisation des moyens de production, autonomie de décision à distance des organismes de conseil). Ce couple a également préparé, dès leur naissance, des places pour leurs quatre enfants, qui s’y sont ensuite installés : chaque naissance s’est traduite par l’investissement d’un nouveau marché par les parents. La maîtrise des débouchés, sans intermédiaire, permet de capter la quasi-totalité de la valeur ajoutée pour des investissements progressifs. Les investissements et innovations sont réfléchis via le prisme de la vente : « On maîtrise la vente, ce qu’on veut vendre et à quel prix, et on produit ce qu’on pense qu’on va vendre. À ce niveau-là, on n’est pas normal par rapport aux autres » (Arthur, fils aîné, repreneur).

La ferme de Rosette décline également la recherche d’autonomie à tous les niveaux : fourrager, décisionnel et énergétique, avec l’installation de capteurs thermiques et photovoltaïques dès 2004 (progressivement sur les différents bâtiments) et un atelier de méthanisation en 2008 assurant ensemble le chauffage de la ferme, des gîtes – dont la piscine couverte –, des maisons d’habitation, des nurseries de porcs et des poulaillers, mais aussi les robots de traites, le tank à lait et le séchage du fourrage en grange et des céréales ; autonomie également en eau, avec la construction d’une réserve en 2010 ; autonomie dans la transformation avec le recrutement d’un premier boucher en 2013. Cette forme d’autonomie, guidée par l’innovation, est en marge des pratiques des exploitants environnants, orientés vers l’intensification et la spécialisation : « On n’a pas travaillé comme eux. On a diversifié, on est passé en bio, on a innové énormément dans les nouvelles technologies. On a toujours été très, très mal vu [par le reste de la profession locale]. On a cherché l’autonomie complète à tous les points de vue » (Maurice, cédant).

Par leur fonction nourricière, et d’accueil pour l’une d’elles, ces fermes questionnent l’agriculture urbaine (Nahmias et Le Caro 2012) à partir d’une relation à la ville et à la clientèle différentes. Margueritte, localisée, loin de toute agglomération, s’oppose à Rosette, qui bénéficie de la proximité de l’aire urbaine de Besançon. La stratégie au sein de Rosette a été d’attirer les consommateurs sur place grâce à son magasin de vente à la ferme et de proposer aussi ses produits dans les Biocoops et autres boutiques. Margueritte est allée chercher les consommateurs via la vente sur cinq marchés de plein vent dans les centres urbains de la région, parfois lointains, et par l’ouverture de deux magasins : une crémerie dans une des villes du département – à 30 km – et une épicerie dans le bourg voisin.

Des trajectoires de développement en marge des modèles dominants

Les fermes étudiées révèlent une hybridation entre stratégie d’agrandissement et conduite des activités différente des fermes environnantes, marquée par la recherche d’autonomie, la diversification et la vente en circuits courts. De plus, leur fonctionnement intègre l’objectif de leur transmission générationnelle. Ces fermes offrent ainsi un contre-modèle à l’agriculture caractérisée par la concentration foncière, la spécialisation et l’intensification souvent désignée par l’expression « grande exploitation ». Elles se situent par ailleurs en marge des dynamiques collectives actuelles caractérisant les systèmes alimentaires alternatifs et de relocalisation alimentaire, où consommateurs, collectivités et autres acteurs jouent un rôle actif, comme c’est plus souvent le cas en agriculture urbaine. Pour perdurer, ces systèmes individuels et précurseurs dépendent de processus de transmission où la famille joue un rôle essentiel. C’est peut-être leur principale fragilité.

Bibliographie

  • Agreste. 2022. « Fiche territoriale synthétique RA 2020 “Haute-Saône” ».
  • Agreste. 2020. « L’agriculture haut-saônoise, d’hier à aujourd’hui », Agreste Bourgogne-Franche-Comté, Études, n° 12.
  • Bonnel, G. 2020. La Main-d’œuvre en agriculture biologique : une approche par les risques du travail, thèse de doctorat en sociologie, Université de Lille.
  • Chouteau, A., Bousses, M. et Lescoat, P. 2020. Les Personnes non issues du milieu agricole : Le futur du renouvellement des générations en élevage ?, Paris : IDELE.
  • Christen, G. et Leroux, B. 2017. « Sur les alternatives en agriculture », Regards sociologiques, n° 50-51.
  • Nahmias, P. et Le Caro, Y. 2012. « Pour une définition de l’agriculture urbaine : réciprocité fonctionnelle et diversité des formes spatiales », Environnement urbain/Urban Environnement, vol. 6, p. 1-16.
  • Purseigle, F., Nguyen, G. et Blanc, P. (dir.). 2017. Le Nouveau Capitalisme agricole. De la ferme à la firme, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Sencébé, Y. 2012. « La Safer. De l’outil de modernisation agricole à l’agent polyvalent du foncier : hybridation et fragmentation d’une institution », Terrains et Travaux, n° 20, p. 105-121.

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Pour citer cet article :

Yannick Sencébé & Marie David, « Des grandes exploitations alternatives : autonomie, diversification, circuits courts et transmission familiale », Métropolitiques, 30 mars 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Des-grandes-exploitations-alternatives-autonomie-diversification-circuits.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1902

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