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Essais

Capitalisme agricole et normalisation sociale : les agriculteurs au contact de la ville

Le monde agricole, historiquement distant de la ville, du capitalisme et clos sur lui-même, est aujourd’hui bouleversé par l’articulation de l’agriculture aux marchés mondiaux et par la mobilité des trajectoires sociales entre ville et campagne.


Dossier : La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes-campagnes

En France, pour les sociologues, les paysans ont longtemps été décrits comme doublement à l’écart, du capitalisme et de la ville. Pour Karl Marx (1852), au XIXe siècle, en production autarcique, les paysans sont coupés tout à la fois de la division organique du travail, des autres groupes sociaux et des marchés. Pour Maurice Halbwachs (1938), au début du XXe siècle, ils appartiennent à une civilisation traditionnelle étrangère à la modernité et à la ville. Pour Claude Grignon (1975), les agriculteurs restent en dehors de la société de classes, inclassables puisque à la fois détenteurs des moyens de production mais n’exploitant qu’eux-mêmes. Enfin, pour Pierre Bourdieu dans La Distinction, ils sont toujours en marge de l’espace social tant ils constitueraient « une population totalement étrangère à la culture légitime et même, pour l’essentiel, à la culture moyenne » (Bourdieu 1979, p. 589). Historiquement, pour les sociologues, distance à la ville, au capitalisme et clôture sociale des agriculteurs semblent fonctionner ensemble.

Ces constats successifs – sans doute à nuancer pour les historiens et même pour un écrivain comme Émile Zola dans ses carnets d’enquêtes – sont à réévaluer aujourd’hui, puisque à l’évidence les structures de l’agriculture ont été bouleversées par son articulation aux marchés mondiaux et par la mobilité des trajectoires sociales entre ville et campagne. En reliant la transformation des formes économiques et professionnelles de l’agriculture contemporaine et celle des modes de vie nettement plus proches des catégories sociales historiquement urbaines, il paraît important aujourd’hui de repenser le positionnement social des agriculteurs.

De grandes exploitations en lien avec de grands marchés urbains, nationaux et internationaux

Il existe bien sûr divers critères pour définir une économie capitaliste, retenons-en ici trois pour souligner l’alignement progressif de l’agriculture française vers un système capitaliste : concentration capitalistique des exploitations et des filières ; esprit d’entreprise et diversification entrepreneuriale ; forme d’emploi clarifiant l’axe capital travail.

Même si l’agriculture reste dominée dans son immense majorité par des entreprises de petites tailles, notamment en nombre de salariés, la concentration capitalistique des exploitations n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui. Qu’il s’agisse de la taille moyenne des exploitations contemporaines (63 ha en moyenne en 2016, soit 27 ha de plus qu’en 2000 – données INSEE) ou de la valeur du capital foncier et du capital d’exploitation nécessaire à l’agriculture (le prix moyen de l’hectare est de 6 000 euros, soit une valeur foncière à 378 000 euros en moyenne, les exploitations françaises disposent en moyenne de 351 k€ d’actifs sur la période 2000-2014 – Enjolras et Sanfilippo 2019), les surfaces et les sommes en jeu sont aujourd’hui considérables, avec une très forte mobilisation de capital par unité de travail. Derrière ces moyennes, il faut rappeler une grande hétérogénéité selon les régions et les spécialisations techniques avec des exploitations en grandes cultures ou en viticulture qui peuvent avoir des immobilisations capitalistiques conséquentes et d’autres, plus précaires, notamment en maraîchage, en élevage ou sur des projets alternatifs, aux investissements plus réduits. La concentration des filières est également indéniable, avec un mouvement de fusion des coopératives et collecteurs privés et une perte du contrôle des prix pour les exploitants. Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que l’agriculture française est intégrée à une économie de marché complexe plaçant les exploitations agricoles sous dépendance de grands opérateurs capitalistiques et des pouvoirs publics qui encadrent encore ces marchés.

Le second argument reliant l’économie agricole au capitalisme renvoie aux travaux classiques de Max Weber (1904), accolant le capitalisme à un éthos économique, rationalisateur, optimisateur et libéral. Longtemps l’éthos paysan semble avoir écarté les agriculteurs français de l’esprit d’entreprise. Aujourd’hui, il faut abandonner cette perspective, et comme un symbole, les agriculteurs eux-mêmes ont rebaptisé leurs exploitations en entreprises agricoles (Rémy 2011). Si les revenus agricoles ne représentent qu’une part des revenus des ménages agricoles, on mesure alors la place des revenus des membres non agriculteurs du ménage, et ainsi la diversité entrepreneuriale des exploitants agricoles. Celle-ci prend plusieurs formes, avec tout d’abord des diversifications autour d’activités liées à l’agriculture, par une constante réadaptation de l’exploitation pour moins dépendre d’une filière, ou encore par la maximisation de la valeur ajoutée avec de la vente de paille, de bois, de prestations de services (travail à façon) dans d’autres exploitations, de la vente directe ou de la transformation des produits de la ferme, voire de la construction de bâtiments. Généralement, dans un second temps, la diversification s’oriente sur des activités moins agricoles, avec sur mon terrain de grandes exploitations céréalières (Laferté 2018), des sociétés immobilières pour des placements, le rachat ou la création de sociétés (de bricolage, de transport, de parfum, d’énergie…), voire des sociétés de loisirs avec la création d’un golf ou de sociétés privées de chasse aux gros gibiers en Afrique. Plus les agriculteurs sont connectés à d’autres mondes sociaux, avec par exemple une socialisation aux goûts urbains de la maison de campagne les guidant pour la décoration de leurs gîtes, ou à la mise en scène de produits authentiques, bio, ou traditionnels pour la vente directe, plus ils seront à même de produire de la valeur ajoutée pour capter une clientèle distinctive, urbaine.

Enfin, la financiarisation du patrimoine agricole est elle-même bien avancée, à plus forte échelle que le reste de la société française, avec des produits plutôt prudentiels tant l’activité et les revenus agricoles comportent des risques supérieurs comparativement aux autres activités professionnelles (Laferté et Diallo 2017). L’éthos économique des agriculteurs est aujourd’hui pleinement intégré à une société des entrepreneurs et des risques. La dépendance à la PAC est alors vécue comme un accroc à cet esprit d’entreprise et beaucoup préféreraient pouvoir vivre sans politique publique.

Un troisième argument pour une intégration plus aboutie de l’agriculture dans le capitalisme renvoie aux formes d’emploi, clarifiant le positionnement de nombreux agriculteurs à la fois sur l’axe capital travail et sur l’axe col blanc col bleu. En effet, si les structures patrimoniales des exploitations restent majoritairement familiales, le travail familial, particulièrement celui qui n’était pas reconnu, est en déclin, limitant les formes d’auto-exploitation du passé. Soit les conjoints et les enfants ont acquis un statut d’aide familial ou de coexploitant, soit ils travaillent à « l’extérieur de l’exploitation », expression courante du monde agricole soulignant la centralité implicite de l’exploitation dans le ménage. De même, la part du salariat est en progression, soit par l’embauche directe dans les plus grandes exploitations, soit par le développement du travail à façon et de la sous-traitance. Par ailleurs, la répartition du travail renvoie aussi à une hiérarchie clarifiée des positions, entre l’exploitant et ses salariés, entre tâches de cols blancs et tâches nobles de technicien (décisions et préparations sur les traitements…) réservées à l’exploitant, contre tâches du travail subalterne, laissées à l’ouvrier agricole ou au sous-traitant (épandage, nettoyage du matériel…). De même, le redéveloppement de la location des terres et des exploitations (fermage et métayage) tend à séparer plus nettement l’exploitant, le chef d’entreprise, du propriétaire du capital. La figure de l’exploitant est de plus en plus proche du patron, du technicien qualifié, voire du cadre dans les plus grosses exploitations. L’agriculture se détache plus nettement de l’économie domestique de la famille agricole, retrouvant les formes connues de divisions professionnelles.

Il est singulier que ces transformations, particulièrement celles liées aux formes d’emploi, sont alors commentées comme une « normalisation du métier d’agriculteur » (Ministère 2019, p. 213), que l’on peut interpréter comme une intégration désormais aboutie à la société salariale, à la société de classe et de l’économie capitaliste, sociétés pensées implicitement comme urbaines par les premiers sociologues focalisés sur la grande ville et la grande industrie.

La normalisation économique s’est accompagnée d’une normalisation sociale

Il est également indéniable que la clôture sociale du groupe agricole est à nettement relativiser. La généralisation des trajectoires scolaires vers les cycles supérieurs des lycées agricoles et des universités dans les grands centres urbains, la proximité de bassins d’emplois des grandes métropoles, la périurbanisation, les emplois urbains dans la fratrie, les navetteurs ou les résidents secondaires installés à proximité… sont autant de tendances de long terme reliant désormais organiquement les agriculteurs à des groupes sociaux diversifiés. En ce sens, les campagnes n’ont jamais été aussi proches des villes. On peut le mesurer par l’articulation des agriculteurs aux autres groupes sociaux, mais tout autant par des processus de socialisation qui modifient leurs pratiques et modes de vie.

En premier lieu, les agriculteurs ne forment plus le groupe dominant, mais sont désormais un groupe minoritaire des espaces ruraux (1,7 % des actifs de la France métropolitaine, 5,5 % dans les espaces ruraux en 2009). La transformation de la morphologie sociale des campagnes a une traduction directement politique. Alors qu’Henri Mendras (1956, p. 18) notait que « le conseil municipal, qui ne compte plus que des agriculteurs, tend à ressembler à un conseil d’administration de coopérative agricole », le déclin numérique des agriculteurs, plus marqué encore dans les campagnes périurbaines, a ouvert les conseils municipaux à d’autres catégories sociales, d’abord populaires, puis supérieures dans certains lieux, avec lesquelles les agriculteurs doivent composer. En ce sens, dans de nombreuses campagnes, les normes sociales dominantes ne sont plus favorables aux agriculteurs, principalement les plus conventionnels, notamment en ce qui concerne le rapport à la nature, aux paysages et aux aménagements des villages (Alphandéry et al. 2016). Bien souvent, dans les campagnes bourgeoises et touristiques en particulier, la patrimonialisation du bâti et l’écologisation des pratiques se heurtent aux pratiques productivistes des agriculteurs. Ces conflits d’usage de l’espace rural sont l’expression de la non-clôture sociale désormais quotidienne pour les agriculteurs. De même, l’homogamie sociale des agriculteurs a longtemps été de très loin supérieure à toutes les autres catégories sociales, avec le modèle du couple agricole d’origines agricoles. Cette réalité est toujours présente, mais se révèle beaucoup moins forte que par le passé dans les couples plus jeunes, puisque de 87 % d’agriculteurs mariés à une agricultrice en 1982 (Bozon et Héran 2006), nous sommes passés à 33,1 % en 2011. En conséquence, la profession se masculinise un peu. La figure de la fermière disparaît et les femmes agricultrices sont de moins en moins épouses d’agriculteurs, mais elles-mêmes cheffes d’exploitation. Il est alors particulièrement révélateur de travailler sur l’entourage social des agriculteurs pour comprendre dans quels mondes sociaux ils évoluent. Les petits agriculteurs sont alliés par mariages, fratries ou fréquentations amicales, à des ouvriers et employés, les agriculteurs sur moyenne exploitation plutôt à des professions intermédiaires et les agriculteurs sur grandes exploitations à des catégories supérieures, cadres et chefs d’entreprise (Vincent et Cartereau 2010).

De même, le groupe agricole connaît une forte reproduction sociale, puisque les agriculteurs actuellement en activité sont le plus souvent d’origine agricole (Giraud et Rémy 2014). On pourrait conclure à une forte reproduction sociale, sauf que cette absence de mobilité catégorielle cache une mobilité sociale indéniable pour une grande partie d’entre eux, tant il a fallu se transformer pour se maintenir. On touche là au second argument plaidant pour une normalisation sociale des agriculteurs liée à une socialisation aux normes des autres groupes sociaux. Dans les processus d’embourgeoisement concernant les céréaliers notamment (Laferté 2018), les agriculteurs sur grandes exploitations vivent dans de larges pavillons, parfois même en ville, prennent des vacances et développent des loisirs de la bourgeoisie économique, ski, golf, piscine et chasse. De même, ces derniers ont un temps freiné les effets de la massification scolaire pour assurer la reprise des exploitations, orientant leurs enfants vers des études courtes et techniques, devenues obligatoires pour l’obtention de prêts (Jegouzo et Brangeon 1976). Cependant, aujourd’hui, le niveau scolaire des agriculteurs augmente et dépasse désormais celui du groupe ouvrier, se situant au niveau des catégories intermédiaires du privé comme les techniciens, agents de maîtrise et contremaîtres, avec par ailleurs un niveau d’étude des enfants d’agriculteurs qui montent dans la hiérarchie scolaire à mesure que la taille de l’exploitation s’agrandit (Giraud et Rémy 2014).

Si les agriculteurs, en se focalisant prioritairement sur les fractions paysannes, ont historiquement été décrits comme doublement à l’écart de l’économie capitalistique et de la société urbaine de classe, il nous semble qu’une grande partie d’entre eux, ceux qui travaillent dans les grandes exploitations, c’est-à-dire ceux qui ont pu se maintenir par une augmentation significative de leur appareil de production, sont aujourd’hui très bien intégrés à l’économie capitaliste et la société de classe, formant des fractions économiques de la petite et moyenne bourgeoisie, terminologie qui hier était réservée uniquement, par construction même, aux groupes sociaux urbains. Leur trajectoire est restée marquée par une asymétrie des capitaux, avec un écart singulier entre d’un côté un capital économique, notamment patrimonial, significatif, et de l’autre un capital culturel, structurellement plus faible, surtout si on s’en tient à une définition de la légitimité culturelle centrée sur la culture bourgeoise classique ou à une mesure de ce capital culturel par les diplômes. Aujourd’hui, cet écart entre les formes de capitaux des agriculteurs se comble et, contrairement à de nombreux travaux sociologiques classiques et contemporains qui rapprochent les agriculteurs, soit des classes populaires (Bourdieu 1979 ; Gollac et Laulhé 1987 ; Hugrée et al. 2018), soit, plus récemment, des classes moyennes (Amossé 2019), il s’agit bien plutôt de penser le positionnement de la diversité du groupe agricole dans la société de classes, en les redistribuant du bas en haut de l’espace social.

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Pour citer cet article :

Gilles Laferté, « Capitalisme agricole et normalisation sociale : les agriculteurs au contact de la ville », Métropolitiques, 31 octobre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Capitalisme-agricole-et-normalisation-sociale-les-agriculteurs-au-contact-de-la.html

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