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La grande exploitation céréalière francilienne : entre adaptation au contexte social et performance économique

La grande exploitation francilienne semble entrée dans une nouvelle étape de sa longue histoire. Après le temps de la PAC et de l’hyperspécialisation en grande culture, la demande sociale conduit à de nouvelles formes de diversification autour des circuits courts et de l’agriculture biologique.


Dossier : La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes-campagnes

La grande exploitation céréalière francilienne fait aujourd’hui face aux mêmes difficultés que les exploitations agricoles du reste de la France métropolitaine (crise économique, sanitaire, instabilité des revenus, renouvellement des générations, etc.), avec comme singularité une importante rente foncière (ou loyer de fermage) liée à la dissociation de la propriété foncière et de l’exploitation. À ces difficultés s’ajoutent des contraintes liées aux pressions de la ville et des outils de transition des exploitations agricoles votés par le Conseil régional d’Île-de-France (Pacte agricole régional en 2018, Plan régional pour une alimentation locale, durable et solidaire en 2021…). Ces orientations politiques invitent désormais les agriculteurs à investir pleinement le marché francilien, alors qu’ils étaient jusque-là guidés par plus de cinquante années de Politique agricole commune (PAC) destinée aux marchés mondiaux.

Au-delà des difficultés assez caractéristiques de la localisation périurbaine (prix élevé des terres agricoles, nuisances liées à des vols et dégradations, contraintes de circulation des engins agricoles, etc.), la question de la reconnaissance pèse également, avec une relation complexe des agriculteurs à leur métier et à la succession familiale. Les agriculteurs ont le sentiment de ne pas être reconnus pour le travail qu’ils accomplissent (notamment en tant qu’acteurs de la sécurité alimentaire), à tout le moins d’être « mal considérés » par les citadins, qui les renvoient aux problèmes de pollution alimentaire ou environnementale. Parallèlement, depuis 1992, les diverses réformes de la PAC poussent les agriculteurs franciliens à s’interroger sur leurs stratégies. Ces réformes ont rendu leurs revenus beaucoup plus vulnérables aux prix, peu ou non rémunérateurs du fait de l’entrée en concurrence de pays producteurs à moindres coûts et des contraintes de production (Bazin et al. 2008).

Dans ce contexte, notre propos est d’analyser les stratégies d’adaptation de la grande exploitation [1] céréalière francilienne, désormais appelée à prendre en compte les exigences du bassin de consommation parisien (Poulot 2014).

La grande exploitation céréalière francilienne : un marqueur paysager et économique

La grande exploitation céréalière francilienne structure et entretient de grands paysages d’Île-de-France (Moriceau 2010). Elle s’étend jusqu’à une centaine de kilomètres autour de Paris, sur des espaces de la grande couronne parisienne, et fait partie des exploitations les plus performantes de France en termes de revenu par exploitation. La région Île-de-France se classe en effet au quatrième rang français pour son potentiel économique agricole par exploitation, avec des écarts importants selon les filières (DRIAAF 2012). Elle compte ainsi près de 4 425 exploitations agricoles (plus de 3 400 en grandes cultures, près de 310 en maraîchage et horticulture, près de 152 en herbivores hors bovins), qui occupent encore près de la moitié du territoire francilien, soit 564 000 ha de superficie agricole utile.

Figure 1. La grande culture céréalière, un marqueur paysager en Île-de-France

Photo : A. Dabo, 2018.

Une grande exploitation marquée par la grande culture : des processus de diversification

Les grandes cultures (blé tendre, orge, colza, betterave) occupent encore plus de 92 % des surfaces agricoles d’Île-de-France (huit exploitations agricoles franciliennes sur dix sont en grandes cultures) pour près de 74 % du revenu agricole (Agreste, 2020). Elles sont, en Île-de-France, le lieu privilégié d’une diversification qui s’exprime, soit dans le domaine agricole par l’ajout d’une culture ou l’investissement de la totalité de la filière (des semences à la transformation), soit hors domaine agricole [2]. En 2010, 13 % des exploitations agricoles franciliennes pratiquent une activité de diversification contre 8 % en 2000, et 75 % de ces exploitations sont spécialisées en grandes cultures (Agreste, 2010) [3]. Ces formes agricoles participent à la définition d’une agriculture métropolitaine pour répondre à l’ensemble des besoins d’une métropole. Cette agriculture métropolitaine est exigeante en termes de compétences techniques, puisqu’elle induit une complexité de gestion technique pour organiser, dans l’espace et dans le temps, la distribution et la conduite des différentes productions ; à cela s’ajoutent des tensions qui se reportent sur les conditions de travail des agriculteurs (Aubry 2007) dans un contexte de diminution de la main-d’œuvre familiale.

La grande exploitation céréalière francilienne : des logiques de plus en plus entrepreneuriales

Cette réorientation de la production joue sur les structures agricoles, avec notamment une reconfiguration des formes d’organisation sociale et économique de la production agricole (Hervieu et Purseigle 2013 ; Purseigle et Mazenc 2021). Les exploitations agricoles font de plus en plus appel à la délégation du travail et au salariat.

Figure 2. Évolution des actifs agricoles en grandes cultures de 2000 à 2015

Source : Agreste, 2015.

En 2015, les emplois agricoles représentaient plus de 900 salariés extra-familiaux, soit un peu plus de 2 % par rapport à 2010 (Agreste, 2015). Ainsi, la grande exploitation céréalière francilienne est de moins en moins organisée autour d’un travail de type familial.

Entre capitalisme agricole et « renouveau paysan » : quelle performance économique ?

Le développement urbain impose des changements aux agriculteurs. Ils sont désormais appelés à répondre à des défis qui questionnent les conditions d’exercice du métier et l’ancrage territorial des pratiques agricoles. Ainsi, les attentes nouvelles – alimentaires, paysagères, environnementales – des villes et des habitants pèsent sur les contours de l’activité agricole et du métier d’agriculteur à tel point que certaines collectivités territoriales et des collectifs citoyens interviennent pour l’installation d’agriculteurs et d’agricultures susceptibles de couvrir leurs besoins alimentaires (Poulot 2014). Or, comme toute entreprise productive, l’exploitation agricole a aussi des exigences économiques et commerciales.

Une grande exploitation céréalière organisée en vue de l’exportation : repenser les liens entre aménités alimentaires, paysagères, environnementales et exigences économiques

La principale source de revenus des exploitations de grandes cultures franciliennes est issue de la production agricole, les subventions étant en deuxième position (DRIAAF 2012). En 2019, le rendement en blé tendre en Île-de-France est estimé à 88 q/ha, soit 12 % de plus que la moyenne nationale (Agreste, 2020). Cette production de blé panifiable suffirait pour la consommation locale, mais une majeure partie sort de la région via les coopératives (plus de 74 % de la production francilienne), forçant celle-ci à importer des blés d’autres régions françaises et d’autres pays pour compléter la production et obtenir la gamme de farines nécessaire aux besoins des Franciliens (IPR 2012).

Toutefois, l’orientation exportatrice de l’Île-de-France est menacée par l’entrée en concurrence de pays producteurs à moindres coûts, comme l’Inde, le Brésil ou l’Argentine. En 2020, la production mondiale de blé était estimée à 763 millions de tonnes, l’Union européenne en produisait 15 % et la France 4 % (Agreste, 2021). Cette production mondiale abondante a des conséquences sur les prix payés aux agriculteurs, d’autant que, depuis la réforme de la PAC de 1993, ces derniers sont alignés sur les cours mondiaux. Ainsi, on observe depuis 2013 une baisse du prix du blé tendre meunier vendu à Rouen, ce qui pousse certains agriculteurs à se tourner de plus en plus vers la demande locale. Ces stratégies de prise en compte des exigences de la ville proche sont également liées à la faible capacité de stockage des productions céréalières des agriculteurs franciliens. On observe des difficultés de construction de silos liées aux règles d’urbanisme, à la mise aux normes, à la réglementation pour les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) [4] et à la complexité et lenteur des procédures d’autorisation (DRIAAF 2012).

Progression de la production biologique et transformation à la ferme : un nouvel âge du capitalisme agricole ?

L’idée d’inscrire les systèmes de production dans une démarche de développement territorial privilégiant l’agriculture biologique se diffuse auprès des agriculteurs franciliens. En 2020, 33 103 ha sont cultivés en agriculture biologique, soit près de 5,8 % de la SAU régionale (GAB, 2021) contre 9,5 % à l’échelle nationale (mais seulement 2,5 % de la SAU en Hauts-de-France, autre région de grande culture, où cela représente toutefois 52 651 ha – GAB, 2020). Les exploitations en agriculture biologique représentent 11,8 % des exploitations franciliennes ; elles sont au nombre de 565, et 236 parmi elles sont en grandes cultures, soit 41,8 % des exploitations en agriculture biologique (GAB, 2021).

Figure 3. Une logique progression de l’agriculture biologique en Île-de-France

Source et réalisation : GAB IDF, 2021.

L’agriculture biologique progresse ainsi lentement chez les céréaliers, car beaucoup craignent une baisse « dangereuse » des rendements, qui viendrait remettre en cause leur mission nourricière pour le plus grand nombre. Ils contribuent à leur manière à la satisfaction des besoins alimentaires des Franciliens. Leur réponse passe par différents canaux, dont la transformation à la ferme et la participation aux circuits courts. En outre, ils s’engagent, hors de l’alimentaire, à fournir des services qui conduisent à une tertiarisation de leur activité, qui fait évoluer le métier d’agriculteur : ateliers pédagogiques et touristiques, location de bâtiments (logements, événements, entreposages divers). Ces changements engagent de nouvelles modalités de gestion, d’autres montages sociétaires, une transformation des structures de production, qui manifestent un nouvel âge du capitalisme agricole.

Une évolution vers la diversification et l’agriculture biologique

Les différents paramètres que sont le marché, la proximité et les attentes sociétales conduisent à l’évolution de la grande exploitation francilienne qui, de l’hyperspécialisation céréalière et en grande culture, s’engage vers plusieurs formes de diversification et vers l’agriculture biologique. La demande urbaine incite notamment les agriculteurs à devenir autre chose que des chefs d’exploitation agricole (Poulot 2014), quand les transformations sociales des années 1950 les enjoignaient à quitter leur statut de paysans pour devenir agriculteurs (Mendras 1958). Pris entre un retour à des fonctions paysannes et un rôle de chef d’entreprise multicartes, ils doivent réagencer leurs différentes activités et repenser leur collectif de travail, qui ne repose plus uniquement sur les forces familiales. De nouveaux défis s’imposent au métier d’agriculteur, participant de son attractivité auprès des jeunes et des néoruraux, les enjeux alimentaires étant devenus des questions sanitaires et environnementales globales.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Alioune Badara Dabo, « La grande exploitation céréalière francilienne : entre adaptation au contexte social et performance économique », Métropolitiques, 24 novembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/La-grande-exploitation-cerealiere-francilienne-entre-adaptation-au-contexte.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1857

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