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Essais

La grande exploitation agricole dans la course au foncier

Les grandes exploitations sont toujours plus nombreuses en France, au détriment de l’agriculture alternative qui peine à se développer, notamment dans l’aire d’attraction des villes. Le droit, qui régule l’accès au foncier, ainsi que les mécanismes d’octroi des aides, expliquent en partie ce processus.


Dossier : La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes-campagnes

Les exploitations agricoles ne cessent en France de s’agrandir. Celles qu’on qualifie de grandes s’arrogent-elles le foncier dans les aires urbaines au détriment des plus petites ? Quels rôles jouent, dans cette compétition, les dispositifs de régulation de l’accès aux terres ? Enfin, l’existence de différents profils d’exploitations à l’orée des agglomérations freine-t-elle ou non le développement des politiques agricoles locales ?

Plusieurs façons d’apprécier la dimension économique des exploitations agricoles se télescopent. L’Insee la détermine par l’addition des productions brutes standards (PBS) de l’unité productive [1] : à ce compte, sont qualifiées de grandes les exploitations dont les PBS dépassent les 100 000 euros. Les schémas directeurs régionaux des exploitations agricoles (SDREA) retiennent, pour leur part, trois critères de la dimension économique : les surfaces exploitées, les activités principales exercées et les productions choisies. Cette approche introduit davantage de relativité, puisque l’importance d’une structure dépend non seulement de son orientation technico-économique (grande culture, viticole, maraîchère…), mais aussi des territoires concernés : une exploitation considérée comme gigantesque ici se situera dans la moyenne là. Le curseur, en fonction des lieux, est donné par la surface agricole utile régionale moyenne (SAURM). C’est sur cette base que les schémas directeurs posent des critères surfaciques permettant de graduer la taille des structures.

Les schémas renferment, en outre, différents seuils (Code rural, art. L. 331-2). Un « seuil de consolidation » vient définir la structure économiquement viable : en deçà, l’exploitation est jugée trop petite. Un « seuil de surface » détermine le déclenchement du contrôle administratif sur les installations et agrandissements : là serait le point de bascule vers la grande exploitation. Par exemple, le SDREA d’Île-de-France du 21 juin 2021 retient la référence de 137 ha. Enfin, un « seuil d’agrandissement ou de concentration excessif » qualifie les structures trop grandes, jugées indésirables. Il ne s’agit évidemment que de points de repère, fruits de consensus politiques locaux, dont la pertinence ne se vérifie pas toujours [2].

La grande exploitation, pour finir de la cerner, ne saurait être confondue avec la firme agricole, objet d’études récentes (Purseigle, Nguyen et Blanc 2017). L’agriculture de firme est essentiellement définie par le recours à une main-d’œuvre salariée et à des capitaux extérieurs au cadre familial (Olivier-Salvagnac et Legagneux 2012). Si la plupart des firmes empruntent au schéma de la grande exploitation, l’inverse n’est pas vrai. Parmi les exploitations de taille supérieure, un grand nombre appartient toujours au modèle de l’exploitation familiale, réunissant entre les mains d’une même descendance la maîtrise du capital et de la force de travail (Cochet 2017). Ces structures ont progressivement récupéré les terres de celles qui, dans leur voisinage, disparaissaient et cela sans changer fondamentalement de schéma économique.

Environnement métropolitain

Dans les statistiques de l’Insee, les grandes exploitations s’arrogent actuellement 73 % de la surface agricole utile nationale, contre 7 % pour les petites. Les critères surfaciques ne démentent pas ces proportions, de sorte que les grandes exploitations se retrouvent forcément majoritaires dans les aires d’attraction des villes [3]. Ces espaces-là se caractérisent par une concurrence accrue entre les usages urbains et ruraux, phénomène qui s’explique par la progression ininterrompue de l’étalement urbain. Il s’agit d’une situation subie, tant par l’agriculture devenue malgré elle périurbaine, que par la ville [4], qui rencontre à ses portes des structures, des pratiques et des paysages en décalage avec ses propres représentations du monde agricole (idéalisant la petite ferme en agriculture biologique).

Plus sans doute qu’en milieu rural profond, se manifeste ici la tension autour de la maîtrise du foncier. Denrée rare, davantage convoitée pour des usages antagonistes, le sol est d’un accès particulièrement problématique. Ainsi, la récente volonté politique des élus locaux de développer des formes d’agriculture de proximité se fracasse sur un système foncier qui favorise les occupants historiques, davantage adeptes des circuits longs et du marché international.

Des grandes exploitations tirant leur épingle de la politique foncière…

Tant l’organisation de la politique économique agricole que le système de régulation du marché foncier constituent des facteurs de verrouillage. Les aides publiques européennes à l’agriculture, toujours essentiellement allouées en fonction de la surface, demeurent le carburant de la course au foncier (Petit 2018). À cette rente foncière s’ajoute l’effet de la libéralisation des marchés des produits agricoles : le maintien de prix bas. Aussi, en regard de coûts de production qui flambent et de rendements à l’hectare qui plafonnent, les agriculteurs cherchent à équilibrer leurs comptes d’exploitation en augmentant leurs surfaces productives.

Les mécanismes de régulation des marchés fonciers ne parviennent que très mal à endiguer cette frénésie expansive. Le contrôle des structures – réglementation placée entre les mains du préfet et qui porte sur le nombre de surfaces exploitées – est souvent frappé d’incapacité faute de moyens. Déficit de moyens humains d’abord, qui explique que l’autorité préfectorale ait tendance à suivre aveuglément les avis de la profession agricole majoritaire pilotant la Commission départementale d’orientation de l’agriculture (CDOA). Moyens juridiques insuffisants ensuite : comme l’impossibilité de contrôler certains montages sociétaires, ou encore des sanctions très complexes à mettre en œuvre… De là, on observe une très grande hétérogénéité dans l’application du contrôle en fonction des territoires (Grimonprez 2018).

La régulation confiée aux sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), concernant les mutations d’actifs ruraux, demeure aussi défaillante. Leur instrument phare, le droit de préemption, est en effet paralysé en présence de prises de participation simplement partielles dans des sociétés détenant du foncier. À ce vide, qu’on cherche aujourd’hui à combler, se greffent d’autres problèmes plus structurels. Déjà la SAFER n’est jamais dans l’obligation de préempter ; l’opportunité d’agir relève pour elle d’un choix purement discrétionnaire [5]. Étrangement, nombre d’opérations ne trouvent donc pas la SAFER sur leur chemin pour leur barrer la voie, alors même qu’elles participent de l’agrandissement des structures. Il n’est d’ailleurs pas rare que la SAFER les orchestre moyennant finance, sous couvert de restructuration parcellaire [6]. Autre écueil, il n’existe pas de critères réglementaires précis pour la rétrocession des terres dont la SAFER s’est emparée : la petite exploitation, sans être toujours écartée, n’est pas spécialement favorisée parmi les candidatures, surtout si son projet est atypique (hors cadre familial, pluriactivité, marché de niche…). La pauvreté des cahiers des charges imposés par les SAFER aux rétrocessionnaires, notamment en matière de bon usage des sols, conforte là aussi les structures traditionnelles.

Adoptée en décembre 2021, la loi dite « Sempastous », visant à mieux contrôler le marché sociétaire, ne devrait pas fondamentalement changer la donne. L’autorisation administrative qu’il est question de créer ne touchera que les agrandissements franchissant un seuil très important (défini par décret) : ce ne sera donc pas un frein à l’essor des grandes exploitations. En plus, les opérations ciblées pourront continuer à se réaliser, mais sous l’égide de la SAFER, soit en passant directement par ses services (commerciaux), soit en négociant avec elle certaines « compensations » (concession de baux, par exemple). At last but not least, le silence gardé par le préfet vaudra autorisation de l’opération : de l’aveu des concepteurs du texte (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, Jeunes agriculteurs, Fédération nationale des SAFER), seul un petit nombre de dossiers (les plus emblématiques) sera effectivement ausculté et éventuellement bloqué.

… au détriment de l’implantation des exploitations alternatives

La difficulté d’amender la loi de l’offre et de la demande contribue à verrouiller l’accès aux surfaces productives, au profit de certains acteurs, généralement les mieux lotis. L’augmentation, certes contenue, mais continue du prix des terres [7] renforce cette tendance d’exclusion des maillons plus faibles.

Non seulement la réorientation des mutations de terres demeure complexe et aléatoire, mais le démembrement des grandes exploitations, dans le but de leur substituer de plus petites, se révèle souvent impossible. Les structures en place, lorsqu’elles sont titulaires de baux, bénéficient d’un statut du fermage extrêmement protecteur des locataires. Contre un loyer modique, elles peuvent jouir quasiment ad vitam æternam de parcelles agricoles, sans craindre de reprise par le propriétaire. La division parcellaire n’est pas plus simple à provoquer lors de la transmission de l’entreprise, qui a généralement lieu en bloc. Même pour la SAFER, les moyens manquent pour aller contre la volonté du cédant de donner une valeur globale à son unité de production.

Les grandes exploitations parties prenantes de l’agriculture de proximité

Ce sombre tableau mérite toutefois d’être nuancé par l’éclairage du rôle paradoxal que tiennent les grandes exploitations dans le développement de l’agriculture de proximité. Même si une analyse plus fine devrait être conduite, il apparaît d’ores et déjà que certaines structures (en maraîchage, en élevage) parviennent à s’harmoniser avec leur tissu périurbain et même à répondre aux attentes des agglomérations voisines (par exemple Les fermes de Gally dans les Yvelines). Dans les projets de relocalisation alimentaire, les grandes exploitations ont en effet des atouts à faire valoir : une capacité productive et d’approvisionnement de la restauration collective sur la majeure partie de l’année ; des productions potentiellement diversifiées ; des prix plus bas pour des produits de moyenne gamme. Il arrive ainsi que les fermes fortement capitalisées, en répondant à la demande locale (par la fourniture continue des produits et des volumes constants), masquent les faiblesses des structures aux moyens plus modestes et aux rendements plus fluctuants (notamment en période hivernale pour le maraîchage). Ce faisant, les premières contribuent, indirectement, à crédibiliser les secondes. Sans que cela soit forcément recherché, il peut dès lors exister une complémentarité des modèles agricoles dans l’environnement urbain (Gasselin et al. 2021). D’autant que la présence dominante des grandes exploitations ménage une place pour la création de micro-fermes avec lesquelles elles ne sont pas en concurrence, vu leur emprise foncière minime (maraîchage, cultures spécialisées : escargots, plantes médicinales, fleurs comestibles…). Ainsi l’essor, très visible mais cantonné, des très petites exploitations, sert-il paradoxalement de caution au maintien des grandes dans un paysage que les politiques publiques restent impuissantes à transformer.

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Pour citer cet article :

Benoît Grimonprez, « La grande exploitation agricole dans la course au foncier », Métropolitiques, 7 novembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/La-grande-exploitation-agricole-dans-la-course-au-foncier.html

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