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Essais

Prendre en compte les usages pour mieux éclairer la nuit

L’éclairage urbain contemporain est renouvelé par les réflexions sur le développement durable. Si les préoccupations environnementales mettent en exergue les économies d’énergie et la réduction de la pollution lumineuse, la prise en compte des usages permet d’ajuster la lumière artificielle aux besoins. À la suite des travaux pionniers de Narboni et de Gwiazdzinski, Challéat et Lapostolle militent pour un urbanisme nocturne.

Si en termes de commodité, de sécurité et d’esthétique urbaines les apports de l’éclairage artificiel sont largement admis, ses effets négatifs ont été mis en avant à partir des années 1970 : les astronomes amateurs, les médecins (Stevens 2009) ou encore les écologues (Hölker et al. 2010 ; Gaston et al. 2013) questionnent ainsi le bien-fondé de la lumière urbaine (Challéat 2010 ; Collectif Candela 2017). Cette mise en controverse de l’éclairage artificiel, qui l’ouvre aux questions environnementales et sanitaires, est schématiquement portée par deux courants. D’un côté, les « environnementalistes » défendent une approche globale et transversale de l’environnement nocturne [1] : pour eux, la lumière artificielle est une pollution qui non seulement altère la « nuit noire » naturelle, mais frappe aussi les espèces vivantes. De l’autre, les « technicistes », partisans d’une approche sectorielle, qualifient de « nuisances » les problèmes soulevés par la lumière artificielle (Challéat et Lapostolle 2014). Dans les deux cas, la lumière urbaine se trouve qualifiée en termes de nuisance, voire de pollution, au même titre que les polluants de l’air ou des eaux, dont il faut mesurer la nocivité (Knop et al. 2017). Cela traduit le glissement d’une conception fonctionnaliste – c’est-à-dire la segmentation de l’espace, par les experts de l’urbanisme, en zonages dédiés à l’habitat, au travail, à la circulation, aux loisirs, à la consommation – vers une approche sociotechnique de l’éclairage urbain. Celle-ci accommode les techniques d’éclairage à la multiplicité des usages de la ville (Lapostolle et al. 2016 ; ACE 2017). Elle trouve toute sa place dans la logique du projet urbain, dont la fabrique s’ouvre à une pluralité d’acteurs, experts de l’urbanisme, usagers et citoyens de la ville (Comelli 2015). Nous montrons ici comment la prise en compte des usages et appropriations multiples et différenciés de l’espace nocturne s’inscrit dans une manière renouvelée de faire la ville et l’éclairage urbain.

Les limites de l’urbanisme lumière

L’urbanisme lumière, critique de l’éclairage fonctionnaliste, qui émerge à la fin des années 1980, vise à intégrer une dimension qualitative pour mettre en valeur le patrimoine architectural, créer des ambiances et paysages nocturnes, tout en sécurisant les mobilités urbaines. Plusieurs métropoles et villes moyennes (île de la Cité et quartiers de l’opération Seine Rive gauche [2] à Paris, Nantes, Amiens, Cambrai), qui veulent valoriser leur bâti et paysages urbains nocturnes, se dotent d’un schéma directeur d’aménagement lumière (SDAL). Ce document de planification non obligatoire sert l’orientation des politiques d’éclairage à moyen terme (15 à 20 ans). Il s’agit d’un diagnostic stratégique sur les aménagements diurnes et nocturnes existants, le tout en tenant compte des contextes historiques, géographiques, économiques et sociaux de la ville (Narboni 2009 ; Fiori et al. 2009). Dans le meilleur des cas, les rythmes d’utilisation des espaces par les habitants sont analysés quartier par quartier. Si dans leurs principes les projets lumière, en mobilisant une plus grande diversité d’acteurs, sont différents de la planification et du zoning, des critiques récurrentes surgissent à leur encontre. Trop rigides et trop coûteux, ils ciblent davantage les territoires que les populations et leurs diversités d’usages.

Au début des années 2010, les difficultés budgétaires des collectivités territoriales et l’injonction à la transition énergétique rebattent les cartes de la fabrique de l’éclairage urbain. Un nombre grandissant de villes réduisent ou coupent ainsi l’éclairage public durant certaines plages horaires [3]. Ces décisions assez radicales peuvent heurter les populations concernées : au lieu d’éclairer moins, une réflexion s’engage sur comment éclairer mieux.

« Éclairer juste » grâce à la connaissance des territorialités nocturnes

Les territorialités nocturnes, entendues comme les pratiques et usages quotidiens dans et de la nuit (Raffestin 1988 ; Deleuil 2009 ; Mallet 2013 ; Collectif RENOIR 2015) sont à connaître pour penser l’éclairage. Les habitants – non pas des habitants types, statistiquement normés, mais des habitants incarnés – sont sollicités dans le cadre d’enquêtes de terrain, d’observations participantes, de questionnaires et de réunions publiques plus ou moins formelles pour décrire leurs besoins et usages. Forts de cette connaissance de la diversité des usages nocturnes, les professionnels de l’éclairage peuvent alors recourir aux technologies flexibles pour éclairer au plus proche des besoins. Ils s’inscrivent, ce faisant, dans les nouveaux dispositifs réglementaires de réduction de l’éclairage public, en application notamment du Grenelle de l’environnement.

L’exemple de Toulouse illustre ce point. Dotée de son propre service technique d’éclairage public, la ville – comme bien d’autres métropoles – fait de l’éclairage une aménité urbaine. Dès mars 2009, Toulouse lance une expérimentation d’éclairage dynamique dans le quartier Saint-Étienne qui permet de faire varier la luminosité lors du passage d’un piéton. D’autres innovations de domotique urbaine, comme le trottoir producteur d’énergie couplé à un lampadaire de rue, sont érigées en projets vitrines. S’inscrivant dans une démarche sociotechnique, ces prototypes accompagnent des stratégies d’éclairage prenant en compte les pratiques des habitants et usagers.

Les services techniques de la ville organisent des déambulations nocturnes qui complètent les mesures physiques des lieux éclairés (température de couleur, luminance, coefficient d’uniformité d’éclairage des voies, etc. [4]). Elles permettent de moduler la mise en lumière en recensant les commentaires, réactions et impressions sur le vif des participants. À partir de ces différentes données, le service de l’éclairage public met la ville en lumière en fonction des lieux de la vie nocturne et de leurs temporalités, comme en témoigne cet extrait d’entretien avec un responsable éclairage public de la ville de Toulouse :

Bien éclairer, c’est complexe. Parce qu’on s’adresse à des êtres humains, et, les êtres humains, il faut comprendre comment ils réfléchissent, il faut comprendre comment ils vivent. […] « Éclairer juste », ça veut dire définir le vrai besoin ; c’est le « qui ? quand ? où ? comment ? pourquoi ? ». Une fois qu’on a répondu à ça vraiment et honnêtement, on éclaire juste. On éclaire qui : des touristes, des vacanciers ? Des vieux, des vieilles ? Des petits enfants ? Une école ? Une sortie arrière de cinéma ou l’entrée avant du cinéma ? Quoi : j’éclaire une fonction, une fonction politique, une fonction industrielle, j’éclaire un parking d’usine, la sortie du parking d’usine, ou une place publique ?  : au bord de la Garonne ou perdu à l’autre bout de la ville ? […] Enfin, quand : c’est là le plus difficile aujourd’hui. […] On sait répondre à tout, mais le « quand », on a un peu de mal. Quand éclaire-t-on ? Eh bien, quand il faut ! Aujourd’hui, on allume quand la nuit tombe, on éteint quand le jour arrive. Et en plein milieu de la nuit, qu’est-ce qu’on fait ? On se pose des questions ! Aujourd’hui, on se les pose ; avant, on ne se les posait pas ; c’est déjà bien [5] !

Une expérimentation du même type a été mise en œuvre au sein de l’agglomération grenobloise, en concertation avec la population de la commune de Crolles. Sur une période de 10 mois (de février à novembre 2015), les habitants de la ville ont été entendus lors de réunions publiques, au cours desquelles ils ont pu dire leurs craintes et leurs attentes face à l’extinction de l’éclairage public durant certaines tranches horaires (de 1 h à 5 h du matin). Des questionnaires sur l’expérimentation et des promenades nocturnes ont été réalisés pour connaître les besoins et habitudes de la population. Les changements de comportement liés à la sécurisation des déplacements nocturnes à pied et à vélo, les conseils en matière d’éclairage domestique sont aussi abordés lors des réunions publiques. Cette démarche permet aux habitants de dépasser certaines représentations anxiogènes liées à l’obscurité (notamment celle selon laquelle l’absence d’éclairage public favoriserait la délinquance), autant qu’elle diffuse des savoirs scientifiques sur la santé et l’environnement. Après cette période d’expérimentation et de concertation, la plage d’extinction évolue : l’éclairage public est désormais éteint de 0 h 30 à 4 h 30 en semaine et de 2 h à 6 h du matin dans la nuit du samedi au dimanche. Parmi les autres aménagements prévus, la mise en place de l’éclairage à détection est à l’étude dans certains quartiers.

Un changement de paradigme dans la fabrique de l’éclairage urbain

Le passage de la lumière planifiée aux territorialités nocturnes est un signal faible qui semble amorcer un changement dans la fabrique de l’éclairage urbain. En effet, tenir compte des territorialités nocturnes, c’est s’affranchir partiellement d’une prescription technocratique de ce que doit être l’espace en redonnant sa place au bricolage pour faire intervenir d’autres savoirs et expériences que ceux des experts. Cela s’apparente à une forme de démocratisation de l’urbanisme qui, tout en définissant l’espace par la production de chiffres ou de standards procéduraux, prend en compte des usages et expériences de la ville – pratiques parfois difficiles à objectiver.

Cette revendication, portée par un certain nombre de concepteurs lumière et éclairagistes [6], suppose sur les plans scientifique et professionnel d’explorer de nouveaux modes d’enquête ad hoc permettant de saisir de quoi est faite l’expérience de la ville.

Bibliographie

  • Association des concepteurs lumière et éclairagistes (ACE). 2017. La Conception lumière. Appréhender le contexte, les enjeux et les acteurs, Antony : Éditions du Moniteur.
  • Collectif Candela (Alam, T., Cos, R., Courty, G., Delfini, A., Douillet, A.‑C., Guenebeaud, C., Guéranger, D., Kaciaf, N., Le Derff, P., Lefebvre, R., Le Mat, A., Leroy, M., O’Miel, J., Mongy, A., Prat, R., Schotté, M. et Verhaeghe, S.). 2017. « Pour une sociologie politique de la nuit. Introduction », Cultures & Conflits, n° 105‑106, p. 7‑27.
  • Challéat, S. 2010. « Sauver la nuit ». Empreinte lumineuse, urbanisme et gouvernance des territoires, thèse de géographie, université de Bourgogne.
  • Challéat, S. et Lapostolle, D. 2014. « (Ré)concilier éclairage urbain et environnement nocturne : les enjeux d’une controverse sociotechnique », Nature, science et société, n° 4, p. 317‑328.
  • Collectif RENOIR (Ressources environnementales nocturnes et territoriales ; Challéat, S., Dupuy, P.‑O., Bénos, R., Girard, F., Lapostolle, D., Milian, J. et Poméon, T). 2015. « Quelles nuits, pour quels territoires ? », actes du colloque « Cohabiter les nuits urbaines. Penser, sentir et narrer la vie nocturne » tenu à Paris les 5 et 6 mars.
  • Comelli, C. 2015. Mutations urbaines et géographie de la nuit à Bordeaux, thèse de géographie, université Bordeaux‑3.
  • Deleuil, J.-M. (dir.). 2009. Éclairer la ville autrement. Innovations et expérimentations en éclairage public, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • Fiori, S., Leroux, M. et Narboni, R. 2009. « La conception d’ambiances nocturnes : de l’enquête sociologique au projet lumière », in J.‑M. Deleuil (dir.), Éclairer la ville autrement. Innovations et expérimentations en éclairage public, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 125‑141.
  • Gaston, K. J., Bennie, J., Davies, T. W. et Hopkins, J. 2013. « The ecological impacts of night-time light pollution : a mechanistic appraisal », Biological Reviews, vol. 88, n° 4, p. 912‑927.
  • Hölker, F., Wolter, C., Perkin, E. K. et Tockner, K. 2010. « Light pollution as a biodiversity threat », Trends in Ecology & Evolution, vol. 25, n° 12, p. 681‑682.
  • Knop, E., Zollera, L., Ryser, R., Gerpe, C., Hörler, M. et Fontaine, C. 2017. « Artificial light at night as a new threat to pollination », Nature, n° 548, p. 206‑209.
  • Lapostolle, D., Doidy, É., Gateau, M. et Borel, M. 2016. « L’habitat durable sans l’habiter ? Fabrique de la densité en Bourgogne », Science de la société, n° 98, p. 14‑29.
  • Mallet, S. 2013. « Aménager les rythmes : politiques temporelles et urbanisme », EspacesTemps.net, 14 avril.
  • Narboni, R. 2009. « Le schéma d’aménagement lumière des quartiers de la couronne parisienne », in J.‑M. Deleuil (dir.), Éclairer la ville autrement. Innovations et expérimentations en éclairage public, Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 105‑123.
  • Raffestin, C. 1988. « Le territoire, la territorialité et la nuit », Actualités psychiatriques, n° 2, p. 48‑50.
  • Stevens, G. 2009. « Light-at-night, circadian disruption and breast cancer : assessment of existing evidence », International Journal of Epidemiology, vol. 38, n° 4, p. 963‑970.

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Pour citer cet article :

Samuel Challéat & Dany Lapostolle, « Prendre en compte les usages pour mieux éclairer la nuit », Métropolitiques, 14 décembre 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Prendre-en-compte-les-usages-pour-mieux-eclairer-la-nuit.html

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