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Réguler les espaces publics : le rôle ambivalent des nouveaux métiers

Malgré le reflux provisoire des débats relatifs à la police de proximité, les « nouveaux métiers » de la régulation de l’ordre en public connaissent un regain d’intérêt. Jacques de Maillard a étudié le travail des correspondants de nuit à Paris, et décrit la manière dont se cherche une alternative entre répression et désertion.

C’est au début des années 1990 que (re)commencent à se développer en France des initiatives en matière de gestion des conflits dans les lieux publics, transports publics et quartiers d’habitat social. Depuis, au gré des initiatives politiques nationales (le programme emplois-jeunes notamment), de la création des emplois aidés et des innovations locales, s’est installée une pluralité de nouveaux métiers pour lesquels les statuts, les formes d’emplois, les dénominations (du correspondant de nuit au médiateur urbain) mais également les missions (du rappel aux règles à l’accompagnement des personnes) sont, pour le moins, hétérogènes. Nous souhaitons ici analyser les enjeux que recèlent ces nouvelles activités, positionnées à l’intersection entre prévention et sécurité, leur contribution à la prise en charge des incivilités, à l’accompagnement des personnes et à la sécurité dans les espaces urbains. Notre propos se veut général et prend appui sur une recherche conduite pour la mairie de Paris sur son dispositif de correspondants de nuit (CdN). Dispositif créé en 2004 et porté en régie directe (les agents sont des fonctionnaires directement employés par la mairie), il a été progressivement étendu jusqu’à compter aujourd’hui environ 135 fonctionnaires intervenant dans les quartiers de neuf arrondissements [1]. Ces nouvelles activités correspondent-elles à une nouvelle façon de policer la ville ? Comment contribuent-elles à assurer l’ordre urbain ? Comment se situe leur manière d’assurer l’ordre en ville, en regard du travail des professionnels de la sécurité publique d’une part, et des habitants d’autre part ? Comment se réalise cette prise avec les territoires qui est au cœur de leur démarche et de sa spécificité ?

Veiller sur les espaces publics urbains

Ces agents ont en commun d’être censés contribuer à la qualité des espaces publics urbains de trois façons différentes : assurer une présence visible et régulière ; garantir une veille technique ; rappeler les règles d’usage. D’abord, par leur présence continue, par la visibilité que leur donne le port de l’uniforme, ils assurent une présence apaisante dans l’espace public à des heures qui peuvent être source d’inquiétude au sein de la population. Ensuite, la veille technique permanente garantit une réactivité institutionnelle vis-à-vis des dégradations, réactivité dont on sait, depuis les réflexions de Wilson et Kelling sur la vitre cassée [2], qu’elle est essentielle à la préservation d’un sentiment de sécurité de la population. Enfin, l’importance accordée au respect des règles, à ce que Sebastian Roché [3] qualifie de respect des « règles d’usage » ou d’« ordre en public », est au cœur de leur répertoire d’action.

L’activité de ces agents repose donc sur la présence dans l’espace public. Chacune des bases territoriales (on compte neuf bases différentes) est composée de 14 à 18 agents qui travaillent de 16 heures à minuit tous les jours de l’année. Chacun des territoires doit pouvoir être couvert par des patrouilles pédestres afin de favoriser la proximité géographique avec le public (voir, par exemple, le territoire couvert par la base « Stalingrad » dans le 19e arrondissement). Concrètement, les CdN maraudent en groupes (entre deux et quatre) pendant approximativement cinq heures chaque soir (le reste de la vacation étant consacré à du travail administratif et au briefing/debriefing).

Territoire couvert par la base Stalingrad (19e arrondissement)

Sur la base des contacts établis et d’une connaissance fine de leur territoire, les agents contribuent à la tranquillité publique de façon plus ou moins directe. Ils font d’abord remonter l’information générale sur l’état du quartier, rendent compte aux partenaires des situations causant des troubles à l’ordre public, signalent les dégradations de l’environnement – dépôts sauvages, etc. Ensuite, ils assurent une présence dissuasive dans l’espace public en faisant des maraudes dans des lieux et à des heures considérées comme sensibles. Troisièmement, ils peuvent résoudre les conflits dans l’espace public, diminuer les nuisances par le dialogue, rappeler les règles d’usage des espaces publics. Quatrièmement, ils exercent une activité de réassurance, en tranquillisant des personnes ayant connu des traumatismes légers ou se sentant menacées, par leur simple présence ou par le dialogue. Enfin, dernière activité, ils peuvent exercer, plus rarement, une activité qui renvoie à la protection – par exemple, en accompagnant dans ses déplacements une personne menacée.

Dans des quartiers dans lesquels les relations sont particulièrement tendues, où la police passe essentiellement en véhicules motorisés, les correspondants de nuit et médiateurs viennent apporter une réponse entre le rien (pas d’intervention des pouvoirs publics malgré les appels des riverains) et le trop (une intervention musclée des forces de l’ordre pour des incidents de faible gravité). A minima, ils facilitent la coexistence entre des usages différenciés de l’espace public ; au mieux, ils contribuent à tisser le lien social, en nouant le contact avec des populations quelque peu marginalisées (comme les sans domicile fixe) ou isolées (certaines personnes âgées). C’est sans doute dans la difficile conciliation de ces deux termes, s’assurer du respect des règles tout en n’apparaissant pas comme de simples agents de la répression, que repose la réussite de leurs actions.

Des compétences relationnelles mal définies

Pour remplir leurs missions, ces agents doivent nouer des relations avec la population, se rendre accessibles et visibles dans la rue. Ils doivent entrer en relation avec des personnes aux statuts sociaux et culturels très différents. Nouer un contact avec un SDF ne parlant pas le français, présenter ses missions à une personne les interrogeant dans la rue ou encore tenter de prendre contact avec des jeunes indifférents, voire hostiles, ne requièrent pas les mêmes façons d’être. C’est en utilisant différentes ressources, principalement tirées de l’expérience personnelle (jeux de séduction, proximité linguistico-culturelle, autorité de l’aîné, petits services, affinité de goûts, humour, etc.), que ces agents parviennent – plus ou moins difficilement – à prendre des contacts avec le public. Ainsi, s’ils sont globalement plus âgés que leur public cible, les CdN partagent, toutefois, un certain nombre de goûts vestimentaires, musicaux ou sportifs avec ceux-ci. Les résultats du foot, comme les discussions relatives au basket, peuvent ainsi constituer des accroches au cours des maraudes. Autre exemple, la ressource du genre.

Les femmes représentent une part minoritaire des CdN (environ 25 %). Être une fille peut cependant constituer une ressource pour les CdN : cela permet de « déviriliser » l’interaction, en atténuant la dimension de rapport de force, et nouer le contact sur un autre registre. Ce qui ressort de ces différentes compétences, c’est la capacité à s’adapter au terrain, à sentir ses aspérités, trouver le bon registre, variable en fonction des circonstances et de ses ressources propres. Cela suppose d’osciller en permanence entre proximité et distance : savoir créer une relation de complicité, d’un côté ; mais se tenir à distance de tout « copinage » avec les jeunes, de l’autre [4]. Ces contacts les conduisent parfois à ne pas respecter les règles fixées par leur hiérarchie : ils peuvent, par exemple, fumer une cigarette avec les jeunes (ce qui est proscrit), voire leur en offrir une, ceci afin de créer une forme de proximité permettant de nouer le dialogue.

Le caractère difficilement institutionnalisable, professionnalisable de ces savoir-faire et compétences soulève la question de la formation des agents : si ceux-ci bénéficient d’une formation de trois mois dans lesquels sont inclus des modules de gestion du conflit, il existe un enjeu concernant l’ajustement entre le contenu de la formation et les compétences requises dans l’action. Cette adaptation au territoire ne manque pas de poser la question du recrutement et, notamment, de la mixité des équipes. Répondre à la diversité des attentes demande de jouer sur les complémentarités entre les membres, en sachant profiter des différences tant générationnelles que genrées, sociales, ethniques, voire religieuses. L’appartenance à l’institution – dans le cas présent la ville de Paris – confère, en outre, des ressources incontestables : elle facilite l’identification par les partenaires, favorise les contacts dans les différents services publics et permet aux agents de proposer un large éventail de services.

Quelle légitimité et quelle autorité pour ces métiers de l’entre-deux ?

Ces nouveaux métiers peinent, pourtant, à prendre leur place dans l’espace urbain, pour des raisons qui tiennent à la fois à la nature des situations qu’ils ont à traiter (confrontations fortes entre riverains et jeunes, conflits d’usages autour de certains équipements) qu’à leurs capacités d’action.

D’abord, l’espace entre le « rien » et le « trop » est mince, surtout dans un univers institutionnel parisien relativement dense. Force est de constater qu’ils sont assez peu appelés par les autres services publics, les commerçants ou encore les riverains, qui peuvent éprouver quelque embarras à identifier leur rôle. Plusieurs responsables d’équipements disent ne pas les appeler quand il y a un trouble, parce qu’ils ne pensent pas à eux ou estiment qu’ils occupent un créneau déjà occupé.

La deuxième incertitude renvoie à l’exercice difficile de la médiation, qui consiste à imposer une autorité sans avoir recours à la coercition. Ces agents peuvent réprimander, mais sans succès (quand un scooter circule dans une zone piétonne...), ou se garder de réprimander (ne demandant pas de baisser une musique trop forte gênant les riverains), pour ne pas risquer de compromettre les bonnes relations difficilement établies. Cette difficulté est encore plus prononcée dans des zones marquées par des problèmes de comportement relativement durables (gymnases, squares, espaces d’habitat social marqués par une situation de défiance vis-à-vis des autorités publiques). Devant des situations extrêmement crispées, il n’est pas aisé d’intervenir pour faire respecter un règlement sans être véritablement habilité à sanctionner un comportement. Et il est à noter que les correspondants de nuit parisiens qui sont, eux, assermentés, n’utilisent pas, pour autant, leur pouvoir de verbalisation, afin de ne pas apparaître comme des agents de répression risquant ainsi de brouiller leur image du public. Cette relative impuissance affecte, d’ailleurs, également d’autres professionnels : inspecteurs de sécurité de la ville de Paris ou agents de la police nationale. C’est ainsi que certains des sites sur lesquels nous avons enquêté (square Léon dans le 18e, gymnase Maurice Berlemont dans le 11e) étaient des points de fixation de tensions entre certains jeunes et les institutions, où incivilités, non respect du règlement intérieur ou encore actes de délinquance perduraient malgré les interventions de ces différents acteurs. Manque de coordination, résistance de certains espaces territoriaux ou encore difficulté du positionnement de la réponse publique (entre répression, rappel des règles d’usage ou encore accompagnement) constituent quelques-uns des enjeux auxquels sont confrontés les institutions.

Enfin, on sait que ces quartiers sont traversés par des clivages générationnels, sociaux, voire ethniques, et que, par conséquent, les attentes vis-à-vis des autorités publiques diffèrent largement. Aussi, même dans les quartiers où ces agents réussissent à instaurer un contact quotidien, pacifié et de qualité avec des jeunes désœuvrés dans la rue, leur travail n’est pas perçu favorablement par certains riverains qui les observent. Pour ces derniers, les médiateurs se placeraient trop dans une relation d’égalité avec les jeunes, de « copinage ». Les médiateurs sont en fait pris dans un tissu relationnel complexe, contradictoire : serrer la main des jeunes, c’est courir le risque de se voir perçus comme « de leur côté » par la population, jouer un rôle d’autorité, c’est risquer de se voir rejetés par des jeunes qui refusent de recevoir des injonctions de leur part. Ils sont sur une corde raide, confrontés aux antagonismes territoriaux avec lesquels ils doivent composer.

Ces activités posent donc la question de l’invention de modes de construction de l’hospitalité des espaces urbains et de la cohabitation de populations aux aspirations contradictoires. Elles interrogent la place des acteurs publics dans la régulation de tels espaces, à la charnière entre privé et public. Leur réalisation suppose la conciliation de logiques contradictoires : la reconnaissance au sein des territoires d’intervention tout en évitant une trop grande complicité avec la population, l’existence d’un mandat institutionnel et la flexibilité de l’intervention, le rappel de règles à respecter et la capacité à écouter les demandes. C’est dans cet équilibre, contingent, dépendant de nombreux facteurs (soutien institutionnel, qualité et complémentarité des recrutements, encadrement intermédiaire) que réside la réussite de ces nouvelles activités de régulation des espaces publics.

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Pour citer cet article :

Jacques de Maillard, « Réguler les espaces publics : le rôle ambivalent des nouveaux métiers », Métropolitiques, 16 janvier 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Reguler-les-espaces-publics-le.html

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