M.A.R.S.E.I.2L.E. est à la une
J’reconnais plus ma ville, je ne reconnais plus ma rue
Où est mon centre-ville ? Celui d’avant a disparu
Keny Arkana, Marseille, Capitale de la rupture, 2012
Ces dernières années, le centre-ville de Marseille a défrayé la chronique à plusieurs reprises, lors d’événements aussi différents que l’inauguration du Mucem et l’effondrement meurtrier d’immeubles délabrés situés rue d’Aubagne. Depuis ce drame, survenu en novembre 2018, la mairie a connu une alternance politique, mais les opérateurs urbains historiques sont toujours là et les politiques d’aménagement restent définies par la Métropole. Par ailleurs, le niveau de vie baisse dans plusieurs quartiers de la ville, dont les quartiers centraux, mais les prix de l’immobilier ne cessent d’augmenter. Loin d’être le résultat d’une « spécificité méridionale », ces dynamiques contradictoires illustrent la complexité des processus d’appropriation des villes et de leurs centres.
Des conflits de centralité dans une ville fragmentée
Les cœurs des métropoles sont aujourd’hui l’objet de conflits d’appropriation de l’espace et de construction de frontières sociales et territoriales, même s’ils n’en sont pas l’unique terrain. Ces espaces centraux sont bousculés par des tendances en apparence contradictoires : entre concentration des ressources et des pouvoirs dans certains quartiers, dilution de cette « centralité » dans des réseaux et formes urbaines diffuses, et émergence de centralités alternatives (Roncayolo 1990 ; Bourdeau-Lepage, Huriot et Perreur 2009 ; Pradel, Padeiro et Aguilera 2014) [1]. Considérée comme une exception française de par sa centralité populaire et l’imaginaire de conflits qui l’entoure, Marseille offre un terrain propice pour étudier les tensions et les concurrences qui entourent les centres-villes.
Au regard des autres agglomérations françaises de plus de 100 000 habitants, la cité phocéenne présente en effet la particularité d’un centre-ville historiquement déserté par les élites économiques et politiques locales (ayant privilégié depuis le XVIe siècle l’installation dans les quartiers sud de la ville) et par les activités industrielles et tertiaires-supérieures (implantées respectivement autour du complexe de Fos-sur-Mer et du Pays d’Aix). Les catégories populaires et immigrées y sont surreprésentées, résidant dans un bâti ancien et partiellement dégradé (Baby-Collin et Bouillon 2017). Cet ancrage populaire est notamment marqué dans les quartiers de Noailles et Belsunce, de part et d’autre de l’avenue de la Canebière en descendant vers le Vieux Port (voir carte ci-dessous). Ces deux quartiers constituent de véritables centralités immigrées (Raulin 1988 ; Toubon et Messamah 1990), distinctes des quartiers nord où se concentrent les grands ensembles d’habitat social. La ville de Marseille a ainsi été considérée tour à tour comme le paradigme d’un « modèle centre-périphérie inversé » (Cusin 2016) et comme l’emblème de dynamiques de « bipolarisation sociale » ou de « fragmentation urbaine » (Roncayolo 1996), soutenues par un fonctionnement politique local gouverné par le clientélisme (Peraldi et Samson 2006 ; Mattina 2016).
Ces spécificités du centre-ville de Marseille ont alimenté l’idée erronée d’une exceptionnalité de la ville et de son étude (« la marseillologie »). Toute l’histoire contemporaine de la ville-centre a pu être lue comme l’histoire, manquée et sans cesse renouvelée, de politiques d’embourgeoisement ou de reconquête socio-spatiale. La rue de la République a servi d’emblème de ces ratés : percée haussmannienne construite à la fin du XIXe siècle entre le Vieux Port et les quais de la Joliette, elle n’a jamais rencontré la clientèle bourgeoise à laquelle ses promoteurs la destinaient (Fournier et Mazzella 2004). Jusqu’à ces dernières années, Marseille et ses quartiers centraux ont connu de nombreuses mutations. Certaines transformations sont liées aux dynamiques structurelles et parfois contradictoires qui affectent les villes-centres des grandes agglomérations (mondialisation, métropolisation, gentrification, nouvelles formes de mobilités, etc.) (Bourdeau-Lepage, Huriot et Perreur 2009). D’autres renvoient à des événements locaux comme les effondrements meurtriers des immeubles de la rue d’Aubagne le 5 novembre 2018 et les vagues d’évacuation et de mobilisations qui s’en sont suivies.
Qui est aujourd’hui en droit d’occuper, de définir et de raconter la centralité urbaine et politique de Marseille ? Depuis une trentaine d’années, la centralité populaire et immigrée de Marseille a été confrontée à des « batailles », que ce soit entre groupes sociaux, opérateurs de politiques publiques, élu·es ou activistes. Ces affrontements politiques ne se limitent pas aux mobilisations contre le mal-logement ou celles de la campagne des élections municipales de 2020. Très divers, ce sont des conflits pour s’approprier le centre, définir son périmètre et redessiner les contours de son identité, porteurs de dimensions sociales, politiques, culturelles et symboliques.
L’ambition de ce dossier est de revenir sur les transformations contemporaines du centre-ville de Marseille au prisme des « conflits de centralités ». Cette notion s’inscrit dans une approche sociale et symbolique de ce qu’est un centre-ville. Il s’agit d’être attentifs à la fois à l’histoire et la division sociales du peuplement, mais aussi aux conflits et inégalités dans l’appropriation de l’espace urbain. Tous ces éléments façonnent les représentations associées à la centralité et aux hiérarchies de prestige entre les quartiers.
Une gentrification à trois visages
Les mots pour dire et analyser les transformations urbaines que connaît Marseille depuis les années 2000 font débat : peut-on ou non parler de gentrification ? Cette analyse est défendue par plusieurs chercheurs (Dorier 2019) et par une partie des collectifs mobilisés, qui voient dans les grands projets urbains et la gestion de la crise de l’habitat indigne les signes d’une stratégie plus ou moins maîtrisée d’embourgeoisement du centre-ville. Pour autant, la notion de gentrification fait l’objet de controverses (Chabrol et al. 2016) et rencontre de nombreux obstacles à Marseille (Escobar 2017). Ce processus prend trois formes, qui impliquent des zones, des dynamiques et des politiques urbaines différentes : une gentrification « par le bas », « par les vides » et un « projet urbain de gentrification » visant la production de nouvelles centralités.
Une « gentrification par le bas » est aujourd’hui à l’œuvre dans les secteurs de Noailles ou Belsunce, par le biais de réinvestissements résidentiels à une échelle très fine (la rue, l’îlot, l’immeuble). Le « Domaine Ventre », « ensemble résidentiel fermé » au cœur de Noailles (Emain 2017) illustre bien ce phénomène.
En parallèle, des politiques urbaines volontaristes ont cherché à transformer les espaces publics du centre marseillais, en touchant aux formes urbaines et aux pratiques citadines. Ces politiques, que l’on propose de qualifier de « gentrification par les vides » (au sens où elles jouent sur la vacance relative des logements et des commerces, et sur la fréquentation-dédensification de l’espace public), s’observent particulièrement autour du Vieux Port, de la Plaine et dans la rue de la République : réhabilitations de la rue de la République, piétonisation partielle de la Canebière, transformations du Vieux Port dans le cadre de Marseille Capitale européenne de la culture, renouvellement contesté de la place Jean-Jaurès (cœur bouillonnant du quartier de « la Plaine »). Ces stratégies successives de « reconquête urbaine » sont aussi des investissements symboliques de l’espace, au sens où elles visent à en remodeler l’image, le prestige ou le stigmate, et la perception que l’on s’en fait. La touristification et le marketing territorial se traduisent par exemple par des opérations de « requalification » de l’espace public, de son animation sociale et de l’offre commerciale et immobilière. Nicolas Maisetti montre, à partir des événements culturels « Les Dimanches de la Canebière », la façon dont ces stratégies de régulation de l’espace public et de transformations de l’image de Marseille structurent les politiques urbaines locales.
Enfin, l’opération d’Intérêt national « Euroméditerranée », qui se veut être un nouveau cœur marseillais, s’apparente à un processus de « gentrification par le projet » (la new build gentrification identifiée par Loretta et Lees 2005) : un centre-ville destiné à des classes supérieures avec la double volonté d’améliorer l’attractivité de la ville et d’en rééquilibrer le peuplement. Visant la production d’une centralité alternative à la centralité populaire actuelle, le projet articule une intervention étatique forte et des opérations de promotion immobilière ambitieuses portées par des discours vantant le caractère « smart » et « durable » de la production urbaine envisagée. Laurine Sézérat et Marie Beschon analysent « Euromed » au prisme de la mise en œuvre d’un « urbanisme revanchiste » (Smith 1996). Source de tensions parmi les aménageurs eux-mêmes, cette gentrifcation « par le projet » tend à invisibiliser les catégories populaires et leurs mobilisations, préparant le terrain à l’arrivée de cadres supérieurs du secteur privé.
Ces trois processus ne se cumulent pas forcément et ne dessinent pas une stratégie claire et maîtrisée de la part de ses acteurs (aménageurs, élus, ménages). Cela explique une forme de résistance par l’« inertie » (Peraldi et al. 2015) aux dynamiques de gentrification : le niveau de fragmentation et de complexité des conflits de centralités limite le déploiement d’un processus massif de remplacement des populations et de maîtrise du foncier.
Ces processus ne sont pas non plus linéaires. On observe ainsi, dans les secteurs centraux, une cohabitation de classes sociales et de trajectoires socio-résidentielles très disparates : les mobilités résidentielles sont importantes (notamment pour les nouveaux arrivants), et les événements récents (comme les effondrements de la rue d’Aubagne) peuvent aller à l’encontre de ces processus. Assaf Dahdah, Virginie Baby-Collin et Antonio Bonafede montrent des investissements très inégaux du centre de Marseille, l’absence de logement social accentuant la fragilisation des segments les plus précarisés des habitants et habitantes déjà là.
Les conflits de centralité : discours et pratiques après les effondrements
Ces trois visages de la gentrification du centre de Marseille mettent en jeu des pratiques et des représentations concurrentes de la centralité urbaine. Mais nul n’est réellement maître de la ville et de sa définition (Bourdieu 2001 ; Géa et Gasquet-Cyrus 2017). Ainsi, ces formes de gentrification du peuplement ou du bâti n’aboutissent pas nécessairement à des changements rapides ni durables de l’image des quartiers centraux.
Ce paradoxe s’explique de plusieurs manières. Certains répertoires culturels, comme le rap (étudié par Rémi Boivin dans le quartier de la Plaine), contribuent par exemple au maintien d’un ancrage et d’une attractivité populaires du centre-ville. Ils construisent une mise en récit des quartiers centraux autre que celle promue par les aménageurs et les pouvoirs locaux, ou par le film documentaire (comme les films documentaires sur la rue République étudiés par Gaël Marsaud).
De même, le centre-ville reste au cœur des stratégies de visibilité de certains entrepreneurs communautaires minoritaires (comme ceux de la communauté égyptienne étudiés par Célia Lamblin), qui tentent d’accéder à la reconnaissance de l’espace et des pouvoirs publics par une stratégie de visibilisation lors d’éléments culturels ou politiques locaux. Les mobilisations d’habitants et d’habitantes tendent également à limiter les changements morphologiques et symboliques du centre de Marseille. À partir d’une recherche menée avec des acteurs, Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet et Khedidja Mamou montrent que la cohabitation entre classes sociales et entre groupes ethniques a historiquement participé au freinage des politiques d’éviction, que ce soit à l’échelle spatiale et collective du quartier (qu’incarne ici la mobilisation autour de la rue de la République dans les années 2000) ou à l’échelle de trajectoires plus individualisées (comme celles des habitants de Belsunce et Noailles). Ces mobilisations connaissent diverses fortunes d’un quartier à l’autre, au gré de la distance mais aussi des alliances entre les groupes sociaux.
Si les classes populaires se maintiennent dans le centre-ville de Marseille, les effondrements meurtriers de la rue d’Aubagne en novembre 2018 constituent toutefois un événement décisif, au sens où il a fait planer une menace sans précédent sur les capacités d’ancrage des classes populaires dans les quartiers soumis à une forte insalubrité du logement, en raison des nombreuses opérations d’évacuation qui se sont développées en un temps très court. Au cours de ces deux dernières années, près de 5 000 personnes ont en effet été évacuées de leurs logements pour cause de péril imminent, principalement dans les sept premiers arrondissements de la ville (Dorier 2019). À partir de la monographie d’un immeuble délogé à Noailles, Apolline Meyer montre les conséquences durables de l’évacuation sur les trajectoires résidentielles des habitants et habitantes et le peuplement du centre-ville. Cette étude minutieuse invalide, pour le cas étudié, la thèse d’une dispersion spatiale et d’un déclassement résidentiel des plus pauvres (« big banishment ») avancée par certains acteurs militants. Elle invite à s’interroger sur la part relative des freins structurels et de l’effet spécifique de l’action militante pour expliquer cette faible dispersion. Les effets urbains et politiques de cette crise majeure n’ont toutefois pas dit leur dernier mot.
La crise des effondrements et des évacuations frappe en effet par ses conséquences politiques : elle a formé le terreau d’un regain de mobilisations sociales dans les quartiers centraux. Si l’on suit les analyses de Peraldi et Samson dans leur livre Marseille en résistances (2006), elle se serait conjuguée à la gentrification du centre pour sceller la fin de l’ancien système politique local, qui avait déserté la lutte contre l’habitat indigne (faiblesse des moyens alloués à l’instruction des procédures, refus des « travaux d’office », etc.). Vincent Geisser nuance toutefois cette hypothèse et rappelle que, au vu de l’affaiblissement du rôle des municipalités à l’heure de la métropolisation, la percée de ces nouveaux acteurs de la ville renverrait plutôt à une « fonction de représentation symbolique » qu’à un changement structurel de l’exercice du pouvoir politique local.
Nul ne sait aujourd’hui si ces résistances vont durablement marquer la vie politique marseillaise. Nul ne sait non plus prévoir comment la nouvelle municipalité négociera cet héritage urbain. La lutte contre l’habitat indigne est affichée comme une priorité, mais plusieurs projets urbains majeurs – parfois contestés – se poursuivent à Euromed ou à la Porte d’Aix. Enfin, au gré de ces transformations urbaines et politiques, la présence des classes populaires dans les quartiers du centre-ville est (re)devenue un objet d’attention et de conflits, dont il faut a minima négocier la présence au sein de l’imaginaire (politique comme touristique) de la ville. Les « conflits de centralité » autour de l’appropriation et de la représentation de la ville ne sont pas terminés !
Les autrices et auteurs de ce dossier tiennent à rendre hommage aux neuf victimes de Noailles (Julien, Taher, Cherif, Ouloume, Simona, Niasse, Fabien, Marie-Emmanuelle et Zineb) et espèrent contribuer à éclairer, à partir du cas de Marseille, les transformations et l’avenir qui attendent les centralités populaires.
Au sommaire de ce dossier :
- « Quelles politiques pour le logement populaire dans le centre-ville de Marseille ? », Virginie Baby-Collin, Antonio Bonafede et Assaf Dahdah
- « Marseille : la fin d’un système politique ? », Vincent Geisser
- « Euroméditerranée : faire la ville sans ses habitants ? Les aménageurs et leurs contradictions », Marie Beschon
- « Comment le rap construit sa centralité à Marseille ? », Rémi Boivin
- « Les Dimanches de la Canebière. Politiques d’attractivité et événements culturels à l’échelle de la rue », Nicolas Maisetti
- « Filmer le centre-ville de Marseille. La rue de la République dans dix films documentaires (2004-2010) », Gaël Marsaud
- « Les habitant·e·s face à l’urbanisme négocié : le cas d’Euroméditerranée II », Laurine Sézérat
- « Le centre-ville à tout prix ? Marseille, parcours de délogés », Apolline Meyer
- « Devenir communauté ? Les entrepreneurs égyptiens à la porte de l’espace public marseillais », Célia Lamblin
- « Faire face au renouvellement urbain : retour sur dix ans de recherche coopérative dans le centre-ville de Marseille », Isabelle Berry-Chikhaoui, Agnès Deboulet, Patrick Lacoste et Khedidja Mamou
Bibliographie
- Baby-Collin, V. et Bouillon, F. 2017. « Le centre-ville de Marseille 1990-2012 : embourgeoisement généralisé ou accentuation des inégalités ? », Langage et société, n° 162, , p. 107-111.
- Bourdeau-Lepage, L., Huriot, J. et Perreur, J. 2009. « À la recherche de la centralité perdue », Revue d’économie régionale et urbaine, vol. 3(3), p. 549-572.
- Bourdieu, P. 2001. Langage et pouvoir symbolique, Paris : Éditions du Seuil.
- Cassely J.-L. et Manternach S. 2020. « Comment la gauche néo-marseillaise a éjecté la bourgeoise locale ? », rubrique « Démocratie », Fondation Jean Jaurès, 1er août 2020.
- Chabrol, M., Collet, A., Giroud, M., Launay, L., Rousseau, M. et Ter Minassian, H. Gentrifications, 2016. Paris : Amsterdam Éditions.
- Cusin, F. 2016. « Y a-t-il un modèle de la ville française ? Structures urbaines et marchés immobiliers », Revue française de sociologie, n° 57, p. 97-129.
- Davidson, M. et Lees, L. 2005. « New Build “Gentrification’ and London’s Riverside Renaissance », Environment and Planning A, vol. 37, p. 1165-1190.
- Dorier, E. 2019. « La gentrification devient une politique à Marseille », La Marseillaise, 24 juin 2019.
- Emain, D. 2017, « Le rôle de la fermeture résidentielle dans les dynamiques de gentrification. Le cas du Domaine Ventre (Noailles, Marseille) », mémoire de master 2 de géographie, Marseille, Aix Marseille Université.
- Escobar, D. 2017. « Le processus de gentrification rend-il compte des dynamiques de peuplement des quartiers centraux de Marseille ? », Langage et société, n° 162, p. 47-51.
- Feriel, C. 2015. « L’invention du centre-ville européen : la politique des secteurs piétonniers en Europe occidentale, 1960-1980 », Histoire urbaine, n° 42, p. 99-122.
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