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Devenir communauté ?

Les entrepreneurs égyptiens à la porte de l’espace public marseillais

Comment expliquer la visibilité ou l’invisibilité publique d’une communauté à l’échelle locale ? Célia Lamblin prend l’exemple des Égyptiens à Marseille pour souligner les ressorts des mobilisations face à l’indifférence des pouvoirs locaux.


Dossier : Marseille : les batailles du centre-ville

Depuis les années 1990, Marseille est présentée dans les médias comme la ville « cosmopolite » par excellence (Suzanne 2007), dans laquelle différentes communautés vivent en harmonie. Porté par les élites locales, le mythe d’une ville « non conflictuelle » a fait l’objet de plusieurs enquêtes dévoilant les ressorts institutionnels de telles affirmations (Geisser et Kelfaoui 2001 ; Maisetti 2017 ; Mattina 2016 ; Peraldi et Samson 2005). Dans ce cadre, toutes les communautés ne bénéficient pas de la même attention : les pratiques clientélaires y ont façonné des « communautés gagnantes » et des « communautés perdantes » (Mattina 2016). Par la redistribution des ressources publiques, le pouvoir local a favorisé l’intégration sociale et politique de certains groupes et en a marginalisé d’autres. Mais s’il est indéniable que la construction des communautés est le fait des pouvoirs publics (Zalio 1999), c’est-à-dire d’une construction par le haut, des tentatives sont également mises en œuvre « par le bas », à travers la mobilisation de notables (Mattina 2004) et d’entrepreneurs communautaires.

Cet article [1] porte sur les stratégies autonomes de mise en visibilité d’un groupe ethno-national, celui des Égyptiens, dans l’espace public marseillais. Il s’appuie sur une enquête auprès du service municipal en charge de la vie associative et de plusieurs « entrepreneurs communautaires » résidant dans le centre-ville de Marseille [2]. Dans un contexte de dispersion spatiale [3] et d’invisibilité politique de ce groupe, comment certains entrepreneurs et présidents d’associations construisent-ils leur notabilité, et tentent ainsi de faire reconnaître et parler la « communauté égyptienne » auprès des pouvoirs publics locaux ?

Une « communauté » dispersée et ignorée par les pouvoirs municipaux

La mise en visibilité des Égyptiens dans l’espace public marseillais s’expose à deux obstacles structurels : l’indifférence historique des pouvoirs locaux à l’égard de ce groupe ethno-national (qui contraste avec la situation d’autres groupes ethno-nationaux, davantage intégrés dans les réseaux clientélaires locaux), et leur dispersion géographique relative.

Les mécanismes de production et de reconnaissance du facteur ethnico-national (ou ethnico-régional) dans les modes de gouvernance à Marseille apparaissent dès les années 1920-1930 (Mattina 2005). Pour prendre la mesure de l’indifférence des pouvoirs locaux à l’égard des Égyptiens au regard de cette histoire, nous avons réalisé un entretien avec un chargé de mission à la mairie de Marseille, en charge de l’accompagnement des structures associatives dans leurs demandes vis-à-vis de la commune. De sa place d’observateur privilégié, il confie ne pas souvent avoir affaire aux associations égyptiennes : « Il n’y a pas d’organisation du tout et quand une asso se crée, dans les trois mois y’en a cinq ou six, et après ils se neutralisent les uns les autres et après y’a plus rien ». Il indique que « les Égyptiens à Marseille, ce n’est pas une population très importante, ni très remuante. On n’en entend pas parler ». Sans revenir ici sur la polysémie du terme « important », c’est la discrétion de cette population qui expliquerait selon lui son invisibilité. En toute fin d’entretien, il confie :

C’est vrai que les Égyptiens, moi je [ne] me suis jamais intéressé à eux. Je n’ai même pas un dossier « égyptien ». Y’a pas de raison. Si j’ai besoin d’un renseignement, je peux téléphoner. J’ai des dossiers « comoriens », « marocains », j’ai des dossiers… mais sur l’Égypte, non. Et c’est indicatif d’une situation !

À cela s’ajoute la dispersion géographique dans la ville, rendant impossible toute délimitation claire : « Mais c’est vrai qu’il n’y a pas un lieu où on peut dire : ils habitent là, ou un lieu qui leur ressemble. Dans des lieux [commerces], peut-être que le propriétaire est égyptien et les ouvriers [aussi], mais la clientèle… c’est ouvert ». Cette observation rappelle le schéma des Arméniens des quartiers de Saint-Loup, de Beaumont et de Saint-Julien, des Italiens concentrés au Panier, à la Belle de mai ou à Endoume, ou encore des juifs à Sainte-Anne ou à Périer. Ces propos illustrent la manière dont les pouvoirs publics appréhendent les communautés dans la ville au prisme de leur ségrégation spatiale. Alors qu’il remarque les concentrations ethniques dans la ville (il parle de « quartier arabe », de « rue des Chinois »), il indique que « pour les Égyptiens, il n’y a même pas une rue ». Si nous n’avons pas étudié la ségrégation résidentielle des individus de nationalité ou d’origine égyptienne à Marseille, notre enquête de terrain nous a permis de reconstituer les adresses postales et donc la répartition géographique d’une catégorie d’acteurs située au cœur des logiques de visibilité communautaire (Bouillon 2004 ; Peraldi 2004) : les restaurants et snacks gérés par des Égyptiens dans le centre-ville de Marseille.

Figure 1. Les restaurants/snacks tenus par des Égyptiens dans le centre-ville de Marseille (en 2017)

Source : C. Lamblin.

Cette cartographie montre à la fois le nombre non négligeable de restaurants et snacks tenus par des Égyptiens, et leur dispersion spatiale relative entre les différents quartiers du centre-ville, qui limite la perception d’un quartier ou d’une rue « égyptienne » dans cet espace urbain.

Ces différents facteurs amènent le chargé de mission à considérer que : « La communauté égyptienne n’existe pas. Il y a des Égyptiens, mais il n’y a pas de communauté. » En verbalisant le fait que « la communauté égyptienne n’existe pas », il vient légitimer les autres communautés qui selon lui existent vraiment, en omettant le fait que les pouvoirs publics jouent un rôle dans ces processus de légitimation. De surcroît, en ponctuant son récit d’anecdotes démontrant qu’« ils ne sont jamais d’accord entre eux », il donne à voir les troubles et les conflits qui émaillent les organisations collectives, comme si ces dernières étaient dénuées de fondements, renvoyant par conséquent à une incapacité naturelle à se mettre d’accord.

La révolution de 2011 : un contexte favorable à la reconnaissance des Égyptiens ?

Au regard de ces obstacles, la visibilité publique des Égyptiens à Marseille va bénéficier de deux types de ressources : d’une part, la révolution de 2011 et la promotion à cette occasion de « porte-parole » par la presse locale ; d’autre part, la mobilisation de plusieurs entrepreneurs communautaires à l’occasion de différents événements culturels.

La « révolution du 25 [4] », comme la désignent les Égyptiens, est venue mettre un terme aux trois décennies de règne du président H. Moubarak. Dans un contexte de mobilisation intense dans leur pays d’origine, certains acteurs égyptiens ont pris la parole dans l’espace public marseillais, et se sont parfois érigés en représentants communautaires, notamment dans la presse locale. Le quotidien régional La Provence a ainsi participé, au travers de brèves souvent non signées, à donner la parole à quelques acteurs engagés. Le 30 janvier 2011, deux portraits d’Égyptiens vivant à Marseille sont présentés (figure 2) : Mina, musicien, est pris en photo dans l’église copte (derrière lui, une peinture religieuse avec une croix). Khaled, gérant de commerce, n’est quant à lui pas présenté au prisme de sa religion, dont l’article ne fait pas mention. Il est sur son lieu de travail, un snack du quartier de la Plaine.

Figure 2

Article non signé, La Provence (Marseille), 30 janvier 2011, p. 24. Entretiens réalisés par Patrice Maggio et Geneviève Van Lede.

Ces deux encarts illustrent la manière dont la presse locale présente et promeut, à l’occasion de la révolution de 2011, deux figures de la mobilisation et de la diversité – l’un est jeune et copte, l’autre est président d’une association et gérant de snack – de la « communauté égyptienne » à Marseille.

La mobilisation d’entrepreneurs communautaires

La mise en visibilité d’une « communauté égyptienne » s’appuie dans un second temps sur la mobilisation de plusieurs entrepreneurs communautaires, qui construisent leur « notabilité » à l’occasion d’événements culturels et associatifs auxquels sont conviés les élus locaux.

Le jeudi 10 septembre 2015, la maison de l’artisanat et des métiers d’art de Marseille met par exemple à l’honneur l’Égypte dans une exposition intitulée L’Égypte des artisans, une tradition ancestrale (figure 3). L’événement est à l’initiative du consulat et du ministère de la Culture égyptien, qui ont tenu à faire découvrir le travail du cuivre, des tissus et des bijoux tel qu’il est pratiqué en Égypte. Cette exposition vient également honorer le jumelage des villes de Marseille et d’Alexandrie, qui dure depuis 1990. Pour célébrer cet anniversaire, un nombre important de personnalités politiques ont fait le déplacement. Le maire Jean-Claude Gaudin prend notamment la parole, suivi du gouverneur de la province d’Alexandrie qui réalise une tournée diplomatique dans la région. Quelques présidents d’associations locales ont aussi fait le déplacement.

Figure 3

Resté à l’extérieur, un homme, que tout le monde surnomme « Khéops », danse et chante devant la salle. Il porte un costume et un nœud papillon. Photographié par son entourage tel une célébrité, il s’adresse en fin de cérémonie à un maire d’arrondissement et présente son titre de « président de la communauté égyptienne de Marseille ». Alors que l’élu ne lui prête guère attention, Khéops sort son portefeuille pour y attraper une de ses cartes de visite. L’exercice lui semble tellement peu commun que l’intégralité de ses cartes tombe à terre. L’élu, sur le point de quitter les lieux, lui sourit et part. Khéops tente une dernière accroche de loin : « Donnez-moi votre carte si vous voulez que les Égyptiens votent pour vous [5]. »

Khéops est arrivé seul en France en 1977, alors âgé d’une vingtaine d’années. D’abord travailleur dans un snack, il est devenu son propre patron grâce à l’obtention d’un titre de séjour lors de l’opération de régularisation de 1980 [6]. Depuis 1986, il préside l’association Les Égyptiens de Marseille. Cette association répondait à l’origine à une proposition faite par le consulat, qui suggérait d’organiser un premier scrutin pour élire le président de l’association de la communauté égyptienne à Marseille. Loin d’être un cas spécifiquement égyptien, cette initiative institutionnelle rappelle que de nombreuses structures de l’immigration sont liées aux pouvoirs des États des pays d’origine, qui tentent d’influencer les organisations diasporiques, souvent pour mieux les surveiller. Khéops, en tant que président d’association, revendique sa contribution au maintien de la bonne entente entre les membres de « la communauté ». Dans le champ économique par exemple, lorsqu’un nouveau snack pratique des prix inférieurs à ceux de ses voisins, Khéops dit se rendre sur les lieux afin de régler le problème. Assurant la préservation de ses intérêts (et de ceux dont il est le représentant), cet homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux gris et au sourire permanent, garantit aussi une absence de conflit à l’institution qui le « notabilise ». Le rôle spécifique qu’il joue et le travail d’intermédiation qu’il réalise entre les Égyptiens et les autorités font de ce président d’association une personnalité politique. Il est ainsi régulièrement invité dans les locaux du consulat et bénéficie d’une reconnaissance importante qui le distingue des autres Égyptiens installés à Marseille.

À l’instar de Khéops, plusieurs présidents d’association s’affirment comme des entrepreneurs communautaires capables de structurer un groupe, dont l’importance numérique est indéterminée. En s’appuyant sur l’idée selon laquelle les individus n’agissent et ne votent qu’en fonction de leur appartenance à une communauté, quelques présidents d’association essaient de s’ancrer dans le paysage politique local. Tels des entrepreneurs de morale qui tentent d’influencer un groupe de personnes afin de lui faire adopter une norme (Becker 1963), ces présidents d’associations essaient de s’insérer dans la symbolique des communautés à Marseille. Au-delà du cas égyptien, c’est dans le cadre d’un processus interactif que la figure du notable s’acquiert, à mesure que des stratégies sont mises en place et que celles-ci trouvent un écho parmi les élites politiques.

Un processus de légitimation fragile

À la faveur des troubles politiques survenus à partir de janvier 2011 dans leur pays d’origine et d’un intérêt médiatique croissant pour la situation politique égyptienne, quelques présidents d’association ont donc tenté de sortir du face-à-face avec le consulat et de faire accéder leur groupe d’appartenance national au rang de communauté aux yeux des pouvoirs publics locaux. Toutefois, le processus de légitimation nécessaire à la construction des communautés, opéré par les institutions politiques locales marseillaises, a fait clairement défaut dans le cas des Égyptiens. Le nombre réduit de personnes concernées et leur faible présence dans l’espace public explique sans doute largement le fait que ce groupe ait peu attiré l’intérêt des pouvoirs publics. Les présidents d’association continuent d’assumer un rôle situé davantage dans le champ politique égyptien et jouissent d’une reconnaissance essentiellement octroyée par l’autorité consulaire. La communauté égyptienne à Marseille reste à ce stade une « communauté postulante » qui, malgré les efforts réalisés par quelques entrepreneurs, n’a pas encore accédé à l’espace public et politique marseillais.

Bibliographie

  • Becker, H. S. 1963. Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris : Métailié.
  • Bouillon, F. 2004. « Au Roi du kebab. Restauration à la sauvette et dynamique commerciale métissée », in P. Fournier (dir.), Marseille, entre ville et ports. Les destins de la rue de la République, Paris : La Découverte, p. 242-257.
  • Geisser, V. et Kelfaoui, S. 2001. « Marseille 2001, la communauté réinventée par les politiques. Enjeux municipaux autour de la communauté musulmane ? », Migration et société, vol. 77, n° 3, p. 55-77.
  • Maisetti, N. 2017. Marseille, ville du monde : l’internationalisation d’une métropole morcelée, Paris : Karthala.
  • Mattina, C. 2004. « Mutations des ressources clientélaires et construction des notabilités politiques à Marseille (1970-1990) », Politix, n° 67, p. 129-155.
  • Mattina, C. 2005. « Les politiques clientélaires comme facteur de recomposition sociale et ethnique à Marseille », Faire-savoirs, vol. 5, dossier « Ville et intégration : le creuset marseillais  », André Donzel (dir.).
  • Mattina, C. 2016. Clientélismes urbains. Gouvernement et hégémonie politique à Marseille, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Peraldi, M. 2004. « Proximité spatiale et distance commerciale entre entrepreneurs étrangers », in P. Fournier (dir.), Marseille, entre ville et ports. Les destins de la rue de la République, Paris : La Découverte, 2004, p. 185-201.
  • Peraldi, M. et Samson, M. 2005. Gouverner Marseille. Enquête sur les mondes politiques marseillais, Paris : La Découverte.
  • Suzanne, G. 2007. « La controverse du cosmopolitisme marseillais », Terrains et travaux, n° 13, p. 149‑168.
  • Wihtol de Wenden, C. 2002. « Ouverture et fermeture de la France aux étrangers. Un siècle d’évolution », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 73, p. 27‑38.
  • Zalio, P.-P. 1999. Grandes familles de Marseille au XXe siècle : enquête sur l’identité économique d’un territoire portuaire, Paris : Belin.

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Pour citer cet article :

Célia Lamblin, « Devenir communauté ?. Les entrepreneurs égyptiens à la porte de l’espace public marseillais », Métropolitiques, 25 octobre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Devenir-communaute.html

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