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Euroméditerranée : faire la ville sans ses habitants ?

Les aménageurs et leurs contradictions

Pourquoi les grands projets urbains peinent-ils tant à intégrer les habitants ? Marie Beschon dépeint, à partir du cas d’Euroméditerranée, des professionnels tiraillés entre sensibilité aux injustices et foi dans l’aménagement.


Dossier : Marseille : les batailles du centre-ville

Fierté Euroméditerranéenne contre indignité marseillaise ?

Juin 2019 à Marseille. Un immeuble proche de la place Jules-Guesde menace de s’effondrer. La rue est bouclée, la bouche de métro condamnée. En face, l’arc de triomphe de la Porte d’Aix trône fièrement sur son esplanade refaite. La ville « traditionnelle » s’effondre en face du « Nouveau Marseille [1] ». Les récents effondrements d’immeubles dans le centre-ville [2] ont révélé les manquements de la municipalité et des acteurs publics en matière d’insalubrité, mais également la distance du centre-ville « traditionnel » au « Nouveau Marseille » Euroméditerranéen. Élaboré à la fin des années 1980 et décrété Opération d’intérêt national en 1995, le projet Euroméditerranée a été conçu comme une réponse aux difficultés socio-économiques, urbaines et symboliques de Marseille [3]. L’ambition du projet, envisagé comme « une thérapie de choc [4] », était double : rénover le centre-ville et proposer un urbanisme de processus, inclusif et évolutif (Pinson 2009), à même de respecter l’existant. Aujourd’hui encore, les multiples objectifs du projet, de la modernisation des infrastructures au développement des institutions culturelles de la ville, visent à « rompre avec la spirale du déclin économique de Marseille [5] » sans « chasser les pauvres [6] ».

La question de la pauvreté est centrale pour comprendre les projets de rénovation urbaine à Marseille. La subsistance d’un centre-ville populaire et résistant à la gentrification (Mateo-Escobar 2012), capable de s’effondrer sous une pluie insistante [7], constitue une raison de l’élaboration du projet Euroméditerranée dès la fin des années 1980. Mais alors que l’ancienne équipe municipale n’avait pas caché ses intentions de « nettoyer » le centre-ville de ses populations pauvres et (d’origine) immigrée (Ascaride et Condro 2001), l’Établissement public d’aménagement d’Euroméditérranée (EPAEM) se distingue par la volonté affichée d’assurer le maintien des populations en place dans la ville : moderniser tout en respectant l’existant.

La prétention sociale du projet et des aménageurs [8] qui en ont la charge est cruciale. En la mettant en avant, les techniciens d’Euroméditerranée se désolidarisent de la politique urbaine de l’ancienne municipalité marseillaise, sous laquelle les immeubles se sont effondrés. Ce mouvement de désolidarisation recouvre un double enjeu : ils disposent d’un argument pour défendre un projet soucieux des populations en place et ils trouvent la justification nécessaire à leurs missions et aux « dommages collatéraux » qu’ils pourraient causer en transformant des quartiers et des territoires.

La considération de l’existant n’est pas qu’un enjeu de storytelling (Matthey 2011). Au contraire, l’observation des aménageurs montre des techniciens soucieux du sort des habitants. Ils n’hésitent pas à critiquer la direction de la communication lorsqu’elle est trop occupée à « vendre » le projet et « draguer » le public et qu’ils doivent alors « mettre une bonne heure avant de réussir à expliquer (aux habitants inquiets) que ton but dans la vie c’est pas de chasser les pauvres du centre-ville ». Ils ne vont pas être plus tendres avec la direction générale qu’ils jugent axée bien plus sur le développement économique que sur le relogement des populations déplacées. Ils sont également conscients des nombreuses critiques émises à l’encontre d’Euroméditerranée. Taxé par certains de projet « violent », Euroméditerranée est parfois associé à un « urbanisme de destruction [9] » aux mains de technocrates parisiens. La mise en place d’un Établissement public d’État (EPAEM) prouverait l’extraterritorialité du projet.

En interne, les techniciens de l’Aménagement n’hésitent pas à reprendre les reproches exprimés et à les opposer aux objectifs du projet. Craignant de créer des « îlots de richesse [10] » et des « bunkers », ils savent que « les gens du quartier voient bien que c’est pas pour eux ».

En prenant acte de la sensibilité des aménageurs, la question se pose de savoir comment ceux-ci vivent avec leur conscience. Il s’agit moins ici d’interroger leur sensibilité, avérée [11], que de la mesurer à l’aune de la gestion quotidienne de leurs tâches professionnelles. Comment les aménageurs intègrent-ils les critiques adressées au projet ? Comment parviennent-ils malgré la mise à l’épreuve de leur sensibilité à poursuivre leurs missions ? Deux scènes observées au sein de l’EPAEM, issues d’une enquête ethnographique réalisée au sein de l’EPAEM entre 2013 et 2014, renvoyant à la pratique et aux représentations des aménageurs, proposeront des éléments de réponse à ces questions.

Pragmatique de l’aménagement : « On maille là ou là ? »

Réunis pour formuler des propositions d’aménagement, les techniciens délaissent le plan posé sur la table et passent derrière l’ordinateur pour avoir une vue plus précise du secteur. De leurs doigts, devant Google Maps, ils imaginent la nouvelle circulation : « On maille là ou là ? » M. pose son doigt sur un toit d’immeuble : « On peut faire un passage là. Mais faut faire péter donc ». Après plusieurs pistes de maillage, B. s’interroge : « Mais ce qu’on est en train de faire entre techniciens, faudrait le dire aux habitants, non ? » J. sursaute, elle pose son doigt sur le toit de l’immeuble visé : « Ben pas à celui qui habite ici ! », dit-elle en riant.

Épistémè des aménageurs : la directrice de la communication répond à un maître d’œuvre

– Et sinon, vous gérez comment avec le collectif ?
– Très simplement, avec des CRS et les renseignements généraux.
– Non mais je te le demande très sérieusement.
– Les habitants sont manipulés par le collectif avec de fausses informations et des tracts. C’est leur méthode. Il y a des faux plans de destructions massives. Ils sont assez bien structurés et ils peuvent nous nuire auprès d’une population fragile et manipulable. On a travaillé et on a identifié des cibles à l’échelle métropolitaine et régionale. On a essayé d’élargir le débat. Puis, il y a aussi l’échelle des entreprises, il y a 850 entreprises et 5 000 salariés sur le site, et tous les jours ! C’est un public plus réceptif et constructif que la population, même s’ils ont aussi des inquiétudes. Et il y a aussi les habitants et les dissidents institutionnels.

Ville projetée et complexe de Noé

Autour d’une table ou devant l’écran, le sort d’un quartier est réduit à des objectifs projetés sur un format géométrique. Depuis leurs bureaux, les techniciens opèrent sur une ville de papier découpée : en périmètres puis en « bouts de ville » numérotés (3A, 3B, A1, M5). Les cases non encore remplies sont appelées des « réserves ». La ville est taillée autoritairement. Comme me le racontent des techniciens, « à un moment donné », l’urbaniste trace un « trait rouge ». Penchés sur ce découpage, ils observent : des vides et, comme ils disent, « deux, trois trucs » sur le territoire. Ce qui n’est pas réduit à un obstacle devient du « vide » à combler par des « opérations de couture ».

À l’intérieur des périmètres, les habitants deviennent un trop-plein humain. La dépréciation générale des publics d’Euroméditerranée par la directrice de la Communication reflète les représentations des aménageurs. Au cours des réunions internes aux équipes, les militants opposés au projet sont départagés entre « anarchistes extrémistes », « agitateurs » prêts à « mettre le feu au quartier [12] », et « dissidents institutionnels », admis dans les bureaux de l’EPAEM parce qu’ils parlent « la même langue » mais dont le rôle est cantonné à donner un avis [13]. Il y a les habitants « fragiles » et « manipulables » qui « croient n’importe quoi » et ne voient pas au-delà de leur petite personne : « Alors lui, c’est ma maison d’abord ! » Il y a les petits entrepreneurs qui manquent de « stratégie d’entreprise », ne comprenant pas qu’on ne « peut vraisemblablement pas trouver une casse-auto en centre-ville [14] ». Du point de vue des aménageurs, chaque public touché ou concerné par le projet se voit ainsi affublé d’une subjectivité à même de nuancer ses inquiétudes et voit sa parole convertie en « récit de contestation » (Lussault 2001) décrédibilisé. Même le public métropolitain, loin du bruit des travaux et des procédures d’expropriation, et les entreprises qui ont su se retourner sont pointés du doigt parce qu’ils ont « des inquiétudes [15] ». Si conscients soient-ils des enjeux sociaux de leurs missions, leurs mots et leurs pratiques indiquent qu’ils ne vont pas au bout de leurs consciences critiques.

Les deux scènes relatées sont significatives de ce paradoxe que ne reconnaissent guère les professionnels de l’aménagement. Alors que l’actualité de la profession est à la critique et au recul sur leurs pratiques et leurs projections, notamment vis-à-vis de la considération des habitants [16], les aménageurs rechignent à reconnaître l’aporie à laquelle ils aboutissent lorsque, en pratique et dans leurs bureaux, dans leurs discours et leurs représentations, ils conçoivent les habitants inquiets et les opposants à Euroméditerranée comme des personnes qui ne peuvent pas comprendre les enjeux de leurs projections et lorsqu’ils continuent, perchés sur une ville cartographiée, à décider du sort de populations qu’ils ne concertent jamais réellement.

Or, ce que montrent ces deux situations, c’est que, faisant fi de leur conscience morale, rompus au « complexe de Noé » de l’aménageur (Chalas 1989), les techniciens se voient malgré tout comme ceux qui peuvent sauver Marseille de ses « blessures » (AGAM 1994), penchés sur une ville de papier qu’eux seuls savent redessiner. Tout univers extérieur, toute parole profane [17] sont disqualifiés. De leur point de vue, Marseille mérite autre chose et le projet urbain en est la clé. « Euroméditerranée reste un projet passionnant dans les enjeux qu’il porte sur Marseille, la manière dont il a fait bouger les choses à Marseille que j’ai connu en train de péricliter », me dit une technicienne. « La ville peut pas rester comme ça ! C’est bon pour personne ! », s’exclame une collègue. Aussi prompts soient-ils à reconnaître les impacts de leurs opérations sur l’existant, une fois en réunion de programmation, les aménageurs de l’EPAEM n’hésitent donc pas à projeter le maillage d’un quartier en dépit de ses habitants. Ne reconnaissant pas l’aporie à laquelle ils aboutissent, ils ne perçoivent pas non plus ce que l’enquête ethnographique met au jour : l’observation de leur quotidien peut résoudre le paradoxe entre sensibilité et froideur technicienne par leur conviction profonde qu’ils font ce qui doit être fait et ce, quel que soit le prix social de leurs opérations.

De l’impossibilité de considérer la ville habitée

Les deux courtes scènes décrites donnent à voir des aménageurs chevillés par leur complexe de sauveurs. Les aménageurs font partie des hauts rangs de la hiérarchie bureaucratique et sont censés être « au-dessus de la mêlée », enclins et aptes à prendre du recul, à voir les choses de haut, à voir grand et loin (Bourdieu 1990). Quelle que soit leur conscience des impacts pour les habitants, quand bien même ils craignent de participer au renouvellement de la population, dans les faits, l’observation de leur quotidien montre des techniciens qui se tiennent à distance des situations urbaines existantes. S’ils verbalisent leur recul dans l’intimité de leurs bureaux, les deux scènes citées donnent à voir les limites de l’expression de leur sensibilité qui se heurte, d’une part, à la pratique d’un urbanisme de bureau sur une ville projetée et, d’autre part, à la décrédibilisation de ses habitants, fragiles a minima, ou pire, nuisibles. Les tiraillements ne survivent ni à leur univers pragmatique (Toussaint 2003) – « fabriquer la ville » – ni à leur univers épistémologique, répondant à un « imaginaire schizomorphe » selon lequel « l’urbaniste n’associe pas, il s’élève contre » (Chalas 1989) – contre une vision négative de Marseille avec des quartiers abandonnés, des populations précarisées, des démêlés politiques et des ratés économiques [18].

Ce qui ressort de ces scènes et de ces discours, c’est que les sensibilités ne pèsent finalement guère devant la supposée noblesse du combat pour « la ville de demain, durable et innovante », visant à faire advenir ce que le centre-ville « traditionnel » n’a jamais su devenir. Quelle que soit l’humanité des aménageurs, la ville nouvelle à créer, comme son aînée abîmée, demeure sourde à ses administrés dès qu’il s’agit de projeter et de faire. Comme si l’aménagement, quelle que soit l’humanité de ses acteurs, était condamné, par son univers épistémologique et pratique, à demeurer insensible à la ville habitée (Paquot 2005).

Bibliographie

  • Agier, M. 2009. Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, Louvain-La-Neuve : Academia, p. 161.
  • Ascaride, G. et Condro, S. 2001. La Ville précaire. Les « isolés » du centre-ville de Marseille, Paris : L’Harmattan, p. 288.
  • Barthes, R. 1957. Mythologies, Paris : Éditions du Seuil, p. 233.
  • Bertoncello, B., Rodrigues-Malta, R. et Dubois, J. (dir.). 2009. Opération Euroméditerranée : une affaire d’État, rapport de recherche au programme POPSU, Paris : Ministère de l’Équipement.
  • Bourdieu, P. 1990. « Droit et passe-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en œuvre des règlements », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 81-82.
  • Chalas, Y. 1989. « L’imaginaire aménageur ou le complexe de Noé », Les Annales de la recherche urbaine, n° 42, p. 66-73.
  • Chalas, Y. 2000. L’Invention de la ville, Paris : Economica, p. 195.
  • Lussault, M. 2001. « Temps et récit des politiques urbaines », in T. Paquot (dir.), Le Quotidien urbain. Essais sur les temps des villes, Paris : La Découverte, « Cahiers libres », p. 145-166.
  • Mateo-Escobar, D. 2012. La Gentrification dans le centre-ville de Marseille : idées reçues et zones d’ombre dans l’étude de la recomposition sociale des quartiers centraux phocéens, mémoire de master 2, Institut d’urbanisme et d’aménagement régional, Aix-Marseille Université, sous la direction de Philippe Méjean, p. 157.
  • Matthey, L. 2011. « Urbanisme fictionnel : l’action urbaine à l’heure de la société du spectacle », Métropolitiques, 28 octobre 2011.
  • Paquot, T. 2005. « Habitat, habitation, habiter. Ce que parler veut dire… », Informations sociales, n° 123, p. 48-54.
  • Pinson, G. 2009. Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Tarrius, A. (avec la coll. de L. Missaoui). 1995. Arabes de France dans l’économie mondiale souterraine, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube, p. 217.
  • Toussaint, J.-Y. 2003. Projets et usages urbains. Fabriquer et utiliser les dispositifs techniques et spatiaux de l’urbain, HDR, géographie, Université Lumière-Lyon 2, p. 267.
  • Vareilles, S. 2006. Les Dispositifs de concertation des espaces publics lyonnais. Éléments pour une analyse du rôle de la concertation des publics urbains dans la fabrication de la ville, thèse de doctorat en géographie, aménagement, urbanisme, vol. 1 et 2, Institut national des sciences appliquées de Lyon, p. 746.
    Archives AGAM
  • AGAM, Cerfise, Catram/PAM. 1993. « Marseille : port et centre-ville. Acteurs, genèse et dynamisme des quartiers liés au port », janvier 1993.
  • AGAM. 1995. « Euroméditerranée. Un nouveau quartier du centre-ville à Marseille. Contributions à la définition des opérations de logements », février 1995.
  • AGAM. 1994. Ministère de l’Équipement, des Transports et du Tourisme et Direction de l’architecture et de l’urbanisme. « Marseille, Euroméditerranée. Un nouvel imaginaire de la ville », 1994.
  • AGAM. 1993. « Schéma de référence. Grandes orientations de l’aménagement », décembre 1993.

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Pour citer cet article :

Marie Beschon, « Euroméditerranée : faire la ville sans ses habitants ?. Les aménageurs et leurs contradictions », Métropolitiques, 6 mai 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Euromediterranee-faire-la-ville-sans-ses-habitants.html

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