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Quelles politiques pour le logement populaire dans le centre-ville de Marseille ?

Les effondrements meurtriers de la rue d’Aubagne en 2018 ont mis en lumière l’incurie des politiques locales de l’habitat ; deux ans plus tard, quelles sont les évolutions du peuplement et du logement populaires dans le centre-ville de Marseille ?


Dossier : Marseille : les batailles du centre-ville

L’une des caractéristiques du centre-ville de Marseille est qu’il est encore habité par des populations pauvres, voire très précaires [1]. Pourtant, ce périmètre connaît depuis un quart de siècle un processus d’embourgeoisement visible, résultat d’une politique municipale de « reconquête » du centre-ville qui s’inscrit, elle, sur une plus longue durée. Déjà en 1860, la création de la rue Impériale (aujourd’hui de la République) visait à embourgeoiser un centre-ville délaissé par les élites locales au profit des quartiers sud et aérés du Prado, protégés du mistral par les collines et orientés au sud (Fournier et Mazzella (dir.) 2004, Roncayolo 1996).

La politique municipale conduite depuis les années 1990, alors que Marseille sort de plusieurs décennies de grave crise démographique et économique [2], vise à une diversification socio-démographique du centre-ville « par le haut », afin d’y attirer des populations plus aisées. Il s’agit de faire du centre-ville une vitrine attractive, dans le cadre de la compétition à laquelle se livrent les métropoles internationales pour attirer investisseurs et visiteurs, et dont l’opération Euroméditerranée lancée en 1995 est le fer de lance. Les nombreuses interventions conduites depuis les années 1990 dans le centre-ville, sur le bâti, les transports, l’espace public, les commerces et les équipements culturels, ont contribué à une transformation inégale des espaces à l’échelle des quartiers, à un creusement des inégalités entre les populations et entre les territoires. Dans les quartiers de Noailles, Belsunce, du Panier ou de la Belle de Mai en particulier, le bâti ancien, en dehors des projets de requalification et de ceux des promoteurs privés, n’a cessé de se dégrader, et la pauvreté se maintient à des niveaux très élevés.

À l’heure où les immeubles effondrés de la rue d’Aubagne ont révélé l’incurie des politiques municipales de logement [3], cet article se propose de revenir sur les logiques de transformation du peuplement du centre-ville marseillais à travers deux dimensions de la politique de logement relative aux segments populaires du marché : d’une part, l’extension et le renchérissement du logement social produit à destination d’une clientèle plus aisée et, d’autre part, la disparition relative des hôtels meublés, qui constituent un parc ancien et social de fait essentiel à la survie d’une population précaire.

L’évolution du logement social : un décalage marqué entre offre et demande malgré une hausse de la production

Depuis les années 1990, l’évolution du cadre législatif national – visant la mise en œuvre d’une politique de mixité sociale et la production accrue de logement social dans les communes déficitaires – a accéléré la transformation du parc privé au rôle social de fait en un parc social institutionnel. La loi SRU [4] contraint en effet à produire davantage de logements sociaux (20 % du parc de logements, puis 25 % à partir de 2014, dans les communes de plus de 25 000 habitants) et à mieux les répartir sur le territoire. Marseille n’y est pas encore, puisque à l’échelle de la commune le taux de logements sociaux est passé de 17 à 19 % seulement du parc de logements entre 1990 et 2014. Les inégalités y restent criantes : en 2014, alors que le taux varie de 31 à 41 % dans les arrondissements 13 à 16 (quartiers nord), qui en sont les plus largement pourvus, il va de 4 à 15 % dans les arrondissements 4 à 9 (quartiers sud).

Dans le centre-ville (arrondissements 1 à 3), des programmes multiples de rénovation urbaine (OPAH, PRU centre-nord, OIN Euroméditerranée, Projet Grand Centre-Ville, etc.) ont favorisé la création de nouveaux logements sociaux : leur nombre a doublé, voire triplé, entre 1990 et 2014, passant de 3 à 9 % des résidences principales dans le 1er arrondissement, et de 7 à 17 % dans le second [5]. Toutefois, ces taux demeurent faibles dans des espaces où la pauvreté reste très élevée. La proportion de l’habitat privé dégradé au rôle social de fait tend à diminuer durant cette période, en particulier dans les 1er et 2e arrondissements, en grande partie inclus dans le périmètre de l’AVAP [6] en raison du caractère historique du bâti. Entre 2000 et 2016, la proportion de logements sociaux produits par voie d’acquisition avec travaux atteint 50,5 % dans le 2e arrondissement et 18 % dans le 1er (RPLS 2017).

Si l’on rentre dans le détail de la production de l’offre, les différents types de financement des logements sociaux apparaissent en décalage avec la demande effective : la part des logements locatifs très sociaux produits depuis 2000 ne représente que 6 % des logements sociaux produits dans le 1er arrondissement et 11 % dans le 2e, alors que les demandeurs représentent respectivement 82 et 75 % du total (tableau 1). A contrario, les logements sociaux intermédiaires, accessibles aux ménages dont les revenus sont plus élevés que la moyenne des demandeurs, représentent 36 % (1er) et 22 % (2e) des logements produits, alors qu’ils ne concernent que 1 % des demandeurs. En résumé, la production du parc social cible clairement les segments économiquement supérieurs du marché, au détriment des publics économiquement fragiles pourtant majoritaires dans les quartiers centraux.

Tableau 1. Production de logements sociaux et vivier de demandeurs : des décalages importants

* Ce total correspond aux demandes qui précisent le type de logement social demandé en fonction des plafonds ressources. Environ 10 % des demandes ne sont pas saisis de manière détaillée et ne figurent donc pas dans le tableau.
Sources : (1) RPLS 2017, (2) Ministère du Logement et de l’Habitat durable, 2018.

Il faut noter que ces chiffres n’incluent pas l’hébergement d’urgence pour les populations vulnérables – personnes sans-abri, demandeurs d’asile, mineurs non accompagnés (MNA), femmes isolées avec enfants, personnes souffrant d’addiction – accompagnées par les associations en partenariat avec les institutions publiques dans le cadre du dispositif Service PLUS (Premier lien vers l’urgence sociale). Or, les places en hébergement d’urgence font cruellement défaut, comme l’atteste l’absence de solution pour les familles, les MNA et les personnes célibataires en demande d’asile se retrouvant à la rue (Observatoire Asile Marseille 2018). Ce dispositif repose largement sur le parc hôtelier marseillais situé principalement dans le 1er arrondissement et qui fait donc office de parc social de fait, à la fois pour les personnes évoquées précédemment mais également pour les « retraités immigrés » (Kali 2010) qui occupent leur chambre meublée depuis parfois plusieurs années sans solution alternative. Or ce parc hôtelier meublé tend à disparaître.

Le déclin du parc hôtelier meublé ou la disparition du logement social de fait

Le parc hôtelier meublé est composé d’environ 80 établissements encore en activité, tous concentrés dans le centre-ville. L’activité hôtelière est généralement signalée par un simple panneau « hôtel », parfois par une affichette rudimentaire mentionnant les prix des prestations (à la nuit, à la semaine ou au mois) et/ou les numéros de téléphone du gérant pas toujours présent. Certains établissements sont « invisibles », c’est-à-dire sans aucune indication de leur activité hôtelière. Concentré dans les ruelles du quartier Belsunce, et secondairement dans les secteurs du Chapitre, de l’Opéra, de Thiers et de Noailles (figure 1), ce parc connaît une double dynamique : d’un côté le déclin continu du nombre d’établissements exerçant une activité de type « chambres meublées », de l’autre la disparition/transformation de la clientèle qui l’occupait jusqu’alors.

Figure 1

Ces établissements à capacité d’accueil réduite – entre 15 et 25 chambres – font historiquement partie de l’offre locative du centre-ville (Regnard 2016) en tant que lieux de passage et de résidence pour les populations les plus précaires louant des chambres individuelles ou collectives, ponctuellement ou de façon permanente. Au début des années 2000, des études réalisées par les associations Un centre-ville pour tous et AMPIL [7] répertorient ainsi plus de 180 hôtels encore en activité, pour l’essentiel dans les 1er et 2e arrondissements (Benaïssa et Sayouri 2004). Parmi eux, un grand nombre est sous la menace d’un arrêté de fermeture administrative en raison du caractère dégradé et insalubre des bâtiments. Or, l’enquête collective menée en 2015-2016 [8] a montré que plus de la moitié des établissements avaient disparu depuis.

L’explication à ce déclin est à rechercher en premier lieu du côté des conséquences des politiques d’éradication de l’habitat dégradé et indigne qui, par le biais des Périmètres de restauration immobilière dans le secteur du centre-ville au début des années 1990, ont contraint les propriétaires des murs et les gestionnaires des hôtels à une remise en conformité de ces établissements recevant du public (ERP). Ces aménagements coûteux ont pu être réalisés par certains propriétaires (parmi lesquels on retrouve des particuliers, des institutions comme l’APHM [9] ou encore la Mairie de Marseille), parfois très récemment, l’activité hôtelière n’ayant ainsi, a priori, pas cessé nonobstant l’état déplorable du bâti et les risques pour les occupants. D’autres propriétaires ont refusé ou n’ont pas été en mesure de réaliser les travaux.

Pour l’essentiel, la disparition du parc hôtelier meublé ne s’est pas traduite par une nouvelle offre locative à loyer réduit. En effet, seule la société Adoma (ex-Sonacotra) a récupéré quelques bâtiments pour les transformer en résidences pour personnes âgées. La majorité des établissements disparus a intégré le parc locatif privé ou bien s’est transformée en hôtels standards et franchisés, par exemple autour de la gare Saint-Charles et sur les axes les plus passants. Avec une porte d’entrée enchaînée ou bien doublée d’un dispositif anti-squat, plusieurs immeubles sont également vacants, et ce depuis plusieurs années. Enfin, d’autres ont été détruits dans le cadre de projets de requalification, comme dans la rue Bernard-du-Bois (quartier Belsunce) où ont été construits résidences étudiantes et hôtels de standing.

Les stratégies économiques des gérants ont participé en deuxième lieu à la transformation du parc hôtelier. En effet, ils privilégient désormais le turn-over d’une clientèle touristique à une clientèle installée et désargentée ; une stratégie qui peut tourner court car la prestation offerte par les gérants n’a pas fondamentalement changé. Comme évoqué plus haut, d’autres gérants ont fait le choix de travailler avec des associations et des institutions publiques pour l’hébergement de personnes vulnérables, s’assurant ainsi une rente régulière et conséquente (Baby-Collin et Dahdah 2017).

Dans ce contexte de diversification de la clientèle et de disparition du parc, les retraités immigrés qui souhaitent rester dans le centre-ville sont acculés. Cette population composée très largement d’hommes âgés originaires du Maghreb, et communément appelés « Chibanis » (de l’arabe chayeb qui désigne les cheveux blancs), constitue en effet la clientèle habituelle des hôtels meublés. Anciens ouvriers d’usines ou du secteur du bâtiment, ayant travaillé dans le Sud-Est ou ailleurs en France, ils ont fait le choix de Marseille pour leur retraite afin de se rapprocher de « l’autre rive [10] ». Ces hommes, souvent isolés, représentent cette figure du client-occupant permanent, n’ayant jamais ou presque connu un autre mode de résidence que la location hôtelière meublée. Avec une modeste pension de retraite et vivant parfois depuis plusieurs décennies dans le centre-ville, ils présentent de prime abord la chambre d’hôtel comme un mode résidentiel adapté à leur niveau de ressources, à leurs sociabilités – la présence d’amis retraités comme eux vivant dans l’hôtel ou à proximité – et à leurs mobilités – dans le quartier, dans le centre-ville ou entre les deux rives de la Méditerranée ; le versement de leur retraite en France et les allocations de la CAF les obligeant à une résidence de six mois sur douze minimum sur le territoire, ce qui les empêche de se réinstaller dans leur pays (Math 2012). Néanmoins, ce système locatif révèle leur précarité et leur vulnérabilité, leur incapacité à avoir accès à une offre locative ordinaire (et aux droits civils et sociaux associés au statut de locataire) et adaptée à leur âge. Ils soulignent l’absence d’ascenseur, l’insalubrité des chambres, le manque d’intimité dans des établissements où il faut partager les sanitaires sur le palier. Même si cette population décroît, pour les Chibanis vivant encore dans le centre-ville de Marseille, rares sont les alternatives à une location hôtelière meublée qui tend à disparaître.
Le décalage de l’offre et de la demande de logement social, et la disparition du parc d’hôtels meublés au profit d’hôtels touristiques ou de logement privés sont révélateurs de l’inadéquation de la politique locale du logement aux besoins d’une population qui reste largement fragile et vulnérable, et de l’orientation de cette politique en faveur d’un parc de logements destiné à des publics économiquement plus favorisés.

Le difficile accès au logement social de droit commun est l’une des causes de l’importance du logement indigne dans le centre-ville de Marseille. Il explique la négligence politique envers les « marchands de sommeil », parfois des propriétaires désargentés, qui entretiennent de fait les segments les plus vétustes d’un parc de logement social de fait, pis-aller nécessaire au logement des plus précaires. Le laisser faire vis-à-vis de l’habitat indigne des arrondissements centraux – qui couvre près de 35 % des résidences principales, principalement des petites copropriétés dégradées (Nicol et al., 2015) –, constitue ainsi l’autre volet de ce que l’on peut qualifier d’incurie politique municipale face au logement dans le centre-ville, que le drame de la rue d’Aubagne a fait cruellement éclater au grand jour.

Parallèlement, la « reconquête » du centre-ville contribue à repousser logeurs, locataires et populations précaires sur les segments les plus précarisés de Noailles, de Belsunce, mais aussi de plus en plus vers des quartiers au-delà de la gare, à la Belle de Mai, dans le 3e arrondissement, où se multiplient les formes de logement précaire incluant squats et bidonvilles. Et encore au-delà, dans les quartiers nord, où les copropriétés dégradées telles que Parc Corot ou Kalliste hébergent dans des conditions indignes les exclus du logement social ordinaire, en attendant que les arrêtés de péril les vident de leurs derniers occupants.

Bibliographie

  • ADEUS. 1996. Étude action sur le logement et le relogement des « Isolés » habitant en centre-ville de Marseille, rapport final, Marseille Aménagement.
  • Baby-Collin, V. et Dahdah, A. 2017. « Miroir de la précarité sociale et (carrefour) des dynamiques migratoires. Les hôtels dits meublés du centre-ville marseillais », Faire-Savoirs, vol. 13, p. 65-74.
  • Benaïssa, B. et Sayouri, Z. 2004. Les Hôtels meublés du centre-ville de Marseille. Bilan définitif, janvier 2002-décembre 2004, Marseille : AMPIL.
  • Bouillon, F., Baby-Collin, V. et Deboulet, A. (dir.). 2017. Ville ordinaire, citadins précaires : transition ou disparition programmée des quartiers-tremplins ? Rapport, Convention de recherche n° 220089072 (CN 14 02), ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, ministère du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité, Plan urbanisme construction architecture.
  • Fournier, P. et Mazzella, S. (dir.). 2004. Marseille, entre ville et ports, Paris : La Découverte.
  • Gachet, A. 1986. Étude sur le logement des isolés et les hôtels meublés. Marseille centre-ville, ALPIL, Somica.
  • Haut comité pour le logement des personnes défavorisées. 2019. Marseille. De la crise du logement à une crise humanitaire, 22e rapport.
  • Kali, L. 2010. « Chibanis. Les “outsiders” de la République », Le Sociographe, n° 31, p. 67-75.
  • Math, A. 2012. « Le contrôle par la résidence », Plein Droit, n° 93, p. 3-7.
  • Observatoire Asile Marseille. 2018. L’Asile en exil. État des lieux de l’accueil des personnes en demande d’asile, Marseille : Autoédition.
  • Nicol, C., Daou, S., Boneu, J., Brodovitch, C., Caro, F. et Polge, M. 2015. La Requalification du parc immobilier privé à Marseille, Rapport d’étude.
  • Regnard, C. 2016. « Stopgap Territories. Inns, Hotels and Boarding Houses in Marseille at the Beginning of the 1870s », Quaderni Storici, vol. 1, p. 197-220.
  • Roncayolo, M. 1996. Les Grammaires d’une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines d’une ville, Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

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Pour citer cet article :

Virginie Baby-Collin & Antonio Bonafede & Assaf Dahdah, « Quelles politiques pour le logement populaire dans le centre-ville de Marseille ? », Métropolitiques, 5 novembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Quelles-politiques-pour-le-logement-populaire-dans-le-centre-ville-de-Marseille.html

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