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Un Américain à Marseille

Une traversée sociologique

Dans son dernier livre, Marseille, Port to Port, l’ethnographe new-yorkais William Kornblum signe un portrait sociologique riche et vivant de la deuxième ville de France.

Recensé : William Kornblum, Marseille, Port to Port, New York, Columbia University Press, 2022, 200 p.

Marseille au kaléidoscope

William Kornblum, professeur émérite à la City University of New York, est un sociologue reconnu pour ses travaux d’ethnographie urbaine, consacrés par exemple à un groupe d’adolescents du quartier de Harlem (Kornblum et Williams 1994), ou, plus récemment, à la ligne 7 du métro new-yorkais, qui traverse l’arrondissement de Queens (Kornblum et Tonnelat 2017). Son dernier ouvrage, Marseille, Port to Port, a été rédigé à l’occasion de visites répétées au cours des dix années écoulées, en particulier à la faveur d’un séjour d’étude en 2014-2015, auprès de l’IMéRA (Institut d’études avancées d’Aix-Marseille). Cet essai au format très libre témoigne avant tout d’une exigence de rencontre directe avec des lieux précis et un certain nombre d’habitants de la deuxième ville de France. Au croisement de multiples approches et angles de vue, il s’agit presque d’un guide de voyage, aux antipodes cependant des clichés du tourisme de masse, ce qui en fait un ouvrage aussi inclassable que passionnant. Son propos associe de multiples registres à partir d’une série de découvertes à la première personne ; si bien que l’ouvrage relève à la fois du portrait sociologique, de la biographie historique et de la géographie urbaine, voire de l’écologie humaine. Son format synthétique, l’aisance de la rédaction en douze chapitres ponctués de photographies de l’auteur et une image de couverture sans doute un peu trop proche de la carte postale ne doivent pas tromper : le livre parvient à tracer un étonnant parcours, offrant une vue en coupe très vivante de Marseille. Si la plupart des chapitres sont rédigés à la première personne, l’auteur fait alterner des séquences narratives – récits de visites ou entretiens avec des habitants – avec certains épisodes de l’histoire sociale et politique de la ville – tel un intéressant portrait de Gaston Defferre – ou encore la description géographique précise de lieux et quartiers spécifiques.

Oscillant entre les considérations sur la longue durée et le journal de terrain ethnographique, Port to Port fait apparaître aussi bien les permanences historiques qui caractérisent Marseille que les tendances au renouvellement et la vitalité qui la singularisent. De chapitre en chapitre, Kornblum mentionne l’industrialisation du port et ses conséquences, le relief et l’hydrographie des quartiers nord, la vie culturelle de certaines cités, les prises de position de jeunes militants associatifs, l’attachement ritualisé à certaines traditions, les récits de vie de personnes retraitées. Le propos restitue parfois avec une empathie bienveillante la mise en scène de la vie quotidienne que l’on rencontre si aisément dans la plus ancienne ville de France. En ethnographe expérimenté, Kornblum ne cède pourtant ni à la tentation du cliché ni à celle de l’anecdote pittoresque. Son angle d’approche démultiplié et personnel témoigne à merveille de ce qu’on pourrait appeler, en citant la formule d’Everett C. Hughes, un œil sociologique, libéré cependant de l’appareillage académique et disciplinaire associé à ce terme (Hughes 1996).

L’ouvrage se présente donc comme un kaléidoscope fondé sur une succession de rencontres et d’interactions. Mais la réserve de la posture d’outsider qu’adopte le sociologue new-yorkais ne doit pas tromper. Attentif aux paroles de chacun de ses interlocuteurs, Kornblum se montre aussi bien informé sur le plan historique et fait preuve d’une réflexivité critique dont un simple récit subjectif de voyage ferait l’économie. Son point de vue complexe s’élabore au fil de visites de terrain plus ou moins informelles (séjours répétés, participations à des ateliers, arpentages de sites), d’une sélection d’entretiens avec une grande diversité d’interlocuteurs, dont des habitants de longue date, des rappeurs, des militants associatifs ou des universitaires ; mais aussi sur des recherches documentaires et des lectures approfondies.

Explorations situées

Si Port to Port ne relate donc pas à proprement parler une enquête de sciences sociales au sens technique du terme, on y rencontre à chaque page les indices de la maîtrise des ficelles du métier de sociologue. L’un des mérites de l’ouvrage est en effet de nous faire partager le regard d’un chercheur sous la forme originale d’une succession d’explorations urbaines synthétiques qui cheminent de proche en proche, de quartier en quartier. La force de cette immersion est de rester délibérément sélective, presque pointilliste par moments. Il en résulte un itinéraire expressif et toujours situé à travers la complexité géographique, sociale et historique de Marseille que l’auteur n’oublie pas de replacer dans le contexte méditerranéen et ses trajectoires de migration, mais aussi dans l’histoire industrielle et coloniale de la France. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des intérêts du livre que de proposer au lecteur anglophone une rencontre avec la ville qui rompe avec les idées reçues à son sujet, se tenant à l’écart du bruit médiatique, voire de l’instrumentalisation politique qui en recouvre les mentions publiques récentes à l’échelle du pays. Kornblum préfère composer une série de brèves séquences éclairant la vitalité sociale et culturelle de Marseille, y compris par un certain nombre de photographies personnelles et certaines images d’archives, plutôt que d’en mener une analyse détaillée, étayée par une méthodologie quantitative.

L’un des fils conducteurs discrets du livre est la place du port dans l’histoire de la ville, au-delà du beau chapitre consacré aux quartiers ouvriers et de dockers ; c’est bien sa dimension portuaire qui permet de comprendre le rôle spécifique de Marseille dans l’histoire de France, sa fonction décisive dans l’histoire coloniale comme dans l’accueil des différents arrivants au cours du siècle dernier, la richesse des interactions culturelles qu’on peut y découvrir. La position littorale de la « porte de l’Orient », métaphore qui qualifia la ville portuaire dès l’époque romantique puis durant l’ère coloniale, tient une place déterminante dans la longue durée, ce qui signifie que cette considération historique rejoint l’actualité la plus vive. Il n’est donc pas contradictoire que l’auteur s’intéresse tout autant au temps présent : dans un court chapitre portant sur l’élection municipale du printemps 2020, il restitue ainsi les principaux enjeux de l’alternance historique qu’a provoquée ce changement de majorité.

Il résulte de cet ensemble une traversée aussi libre que contextualisée. Le choix d’une écriture à la fois précise et déliée, sans prétention d’exhaustivité, procure un réel plaisir de lecture. Et l’effet de survol ou de vitesse excessive que la brièveté de certains chapitres peut engendrer se trouve compensé par un « appendice » très complet d’une vingtaine de pages : une série de pistes bibliographiques précises et convaincantes, présentées par thèmes, sur tous les sujets abordés ou effleurés par l’auteur – y compris l’architecture, l’immigration, la guerre froide ou le cinéma.

Un autre précieux apport du livre tient à sa capacité de décloisonnement, qui dépasse largement une attitude « interdisciplinaire » au sens d’un dialogue entre disciplines académiques. Sans l’énoncer de manière explicite, le texte suggère notamment dès le deuxième chapitre de possibles croisements de regards entre les études environnementales et l’écologie humaine – au sens de la tradition intellectuelle inaugurée dans le Chicago de l’entre-deux-guerres par des auteurs comme Robert Park et Ernest Burgess, qui fondèrent la sociologie urbaine aux États-Unis. Lui-même héritier indirect de cette filiation, Kornblum invite à penser qu’il pourrait être fécond d’en envisager la réactualisation critique : en parcourant le ruisseau des Aygalades aux côtés de l’historienne Christine Breton, il esquisse le modèle d’une « histoire naturelle » susceptible d’entrelacer des considérations écologiques, historiques et culturelles. L’une des formes de cette association pourrait être celle d’une histoire politique du paysage des quartiers nord marseillais. Au cours d’une série de marches entre La Viste et le métro Bougainville, le regard sociologique se démultiplie : l’histoire sociale, urbaine et architecturale des grands ensembles y croise l’observation des pratiques agricoles, de la présence des marchés informels, des conséquences du déploiement des infrastructures industrielles et autoroutières et des vastes emprises du projet titanesque d’Euroméditerranée.

D’un port l’autre : un New-Yorkais à Marseille

La principale originalité de l’ouvrage tient à la position même de l’auteur, Américain écrivant pour un public anglophone : « regarder Marseille à travers les yeux d’un New-Yorkais » (p. 4) lui fournit en effet l’occasion de comparaisons suggestives avec sa ville natale. S’il n’est pas le premier à suggérer un tel parallèle transatlantique, qui aura nourri les récits de guerre d’Anna Seghers et de Varian Fry, les chroniques à sensation des trafics de la French Connection ou les textes des rappeurs d’IAM, le regard de Kornblum est ici plus inattendu. Les rapprochements et analogies qu’il opère entre les deux villes portuaires concernent plutôt leur insertion dans des géographies physiques particulières. L’auteur décrit leur altération par des phases d’industrialisation et d’urbanisation peu attentives aux fonctionnements écologiques, et en observe les traces toujours visibles. L’archipel de la baie d’Hudson et la côte Atlantique de Long Island, qui recèlent une vaste diversité d’écosystèmes, ont ainsi été soumis à rude épreuve par les aménagements colossaux entrepris durant les décennies du pilotage autoritaire de l’aménagement de l’aire métropolitaine de New York par l’urbaniste Robert Moses (1888-1981), connu pour sa passion de l’automobile. Et l’amphithéâtre de collines qui entoure Marseille, cultivé et pâturé pendant près de vingt-cinq siècles, a connu pour sa part un certain nombre de dégradations, destructions et pollutions dues aux activités industrielles et aux extensions du complexe portuaire. Kornblum esquisse, en particulier dans son dernier chapitre, les linéaments d’une passionnante histoire parallèle entre ces deux destins représentatifs de l’urbanisme occidental du XXe siècle. Cette mise en miroir trouve des justifications stimulantes dans l’observation des phénomènes de désindustrialisation subis par les deux métropoles, d’un bord à l’autre de l’Atlantique : le déclin, le départ ou la disparition pure et simple des activités productives, en libérant de considérables emprises foncières, ont laissé place à des processus spontanés d’enfrichement et de recolonisation par la végétation. Entrepôts désertés et ruinés, décharges et sites de dépôts de déchets industriels à l’abandon, voies ferrées ou jetées hors d’usage… En contrepoint des dégâts considérables, sur le plan social et économique, dont témoignent ces phénomènes, ils représentent aussi des brèches et des ouvertures pour ce qu’on appelle la « restauration écologique », dont Kornblum décrit quelques enjeux dans le cas new-yorkais, lorsqu’il conduit ses invités marseillais jusqu’à Far Rockaway et le long de la côte atlantique de Brooklyn. Des zones marécageuses et des portions de littoral y ont acquis des statuts protégés dès les années 1970, une quarantaine d’années avant la création du parc national des Calanques, les espaces naturels qui en résultent offrant des accès à des points de vue sur l’océan et sur toute la baie de New York.

Tout récemment, Lucie Taïeb a consacré un petit ouvrage stimulant à la conversion progressive de la décharge de Fresh Kills, sur Staten Island, en vaste parc urbain (Taïeb 2021). Ces opérations contribuent aussi et surtout à contenir ou contrebalancer certains des effets les moins désirables du changement climatique en cours d’accélération, dont le réchauffement ou la montée des eaux marines. De quoi continuer à inspirer les édiles marseillais ?

Bibliographie

  • Hughes, E. C. 1996. Le Regard sociologique. Essais choisis [The Sociological Eye, 1971], trad. et présentation par Jean-Michel Chapoulie, Paris : Éditions de l’EHESS.
  • Kornblum, W. et Williams, T. 1994. The Uptown Kids. Struggle and Hope in the Projects, New York : Putnam.
  • Kornblum, W. et Tonnelat, S. 2017. International Express. New Yorkers on the 7 Train, New York : Columbia University Press.
  • Taïeb, L. 2022 [2021]. Freshkills. Recycler la terre, Paris : Pocket.

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Pour citer cet article :

Olivier Gaudin, « Un Américain à Marseille. Une traversée sociologique », Métropolitiques, 22 septembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Un-Americain-a-Marseille.html

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