Ville largement ouverte aux flux migratoires, Marseille s’est affirmée à la fin du XIXe siècle comme une étape récurrente dans les parcours de nombreux migrants italiens, que ceux-ci s’installent de manière définitive dans la cité phocéenne ou qu’ils y séjournent de manière temporaire, parfois à la faveur d’une escale sur la route des Amériques (Regnard 2015). Entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale, Marseille accueille plusieurs dizaines de milliers d’Italiens ; dans le même temps, la population de la ville augmente de 50 % et s’établit à plus de 550 000 habitants en 1911. Les natifs de la péninsule italienne et leurs enfants représentent alors un quart des Marseillais (Temime 1986).
Décentrer le regard : la périphérie comme centre
Dans ce contexte, la question du logement des nouveaux habitants se pose de manière aiguë. Si les vieux quartiers représentent un sas d’entrée pour de nombreux migrants, les trajectoires résidentielles des Italiens de Marseille ne s’arrêtent pas toutes au seuil des garnis et des immeubles de rapport du centre-ville. La cité phocéenne dispose, à l’intérieur même de ses limites administratives, d’une vaste réserve foncière – le « terroir » – dont l’urbanisation progressive permet d’absorber les vagues migratoires successives (Roncayolo 1996). Certains quartiers usiniers du nord de Marseille apparaissent alors comme de « petites villes industrielles italiennes » (Daumalin 2013) et préludent à la corrélation, devenue inévitable, entre « quartiers Nord » et immigration.
Moins directement associés à la présence étrangère, les quartiers Est de Marseille ont également accueilli, au tournant des XIXe et XXe siècles, de nombreux migrants italiens. Ces nouveaux venus ont largement contribué à l’urbanisation de ces quartiers, encore très ruraux à la veille de la guerre. Sur le plateau de Saint-Julien ou dans la vallée de l’Huveaune, les Italiens représentent alors, selon les secteurs, entre un cinquième et un tiers de la population. Locataires ou propriétaires, logeurs, voire lotisseurs, ils jouent un rôle essentiel dans l’urbanisation du « terroir » et dans la transformation du parc de logements des quartiers Est.
1 : Plateau de Saint-Julien
2 : Vallon des Caillols
3 : Vallée de l’Huveaune
Source : Indicateur marseillais. Guide du commerce. Annuaire des Bouches-du-Rhône, Marseille, 1909.
Les quartiers Est et l’immigration italienne
Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’Est phocéen apparaît comme un point d’entrée dans la ville pour de nombreux migrants italiens. Pour une bonne part, cela tient aux activités productives que l’on rencontre dans cette partie de la cité phocéenne. Avec l’arrivée, en 1849, des eaux du canal de la Durance, la vallée de l’Huveaune est devenue un secteur important pour le maraîchage et l’élevage laitier marseillais (Masurel 1930). Dans certains quartiers, bergers et jardiniers piémontais se rencontrent en nombre dès les années 1860. Il ne s’agit pas seulement de migrations saisonnières et certaines familles, que l’on peut regarder comme pionnières, font souche. Aussi, à la Belle Époque, les chaînes migratoires qui relient la province de Coni aux quartiers de l’Est marseillais favorisent-elles l’installation de bergers piémontais dans les marges phocéennes, sans séjour préalable dans les vieux quartiers du centre-ville. De façon comparable, l’extraction de pierres à bâtir sur le plateau de Saint-Julien et ses retombées met en branle des chaînes migratoires, là encore piémontaises, qui dirigent vers les quartiers Est de nombreux terrassiers et carriers italiens.
Pour se loger, deux options très claires se présentent aux nouveaux arrivants. Tandis que les bergers sont logés à demeure chez les éleveurs laitiers qui les emploient, terrassiers et carriers prennent pension chez des restaurateurs qui proposent des chambres meublées. Le logement en garni ne se cantonne pas aux seuls immeubles anciens qui bordent le Vieux-Port, mais se rencontre également dans les vieilles bâtisses des noyaux villageois du terroir. À Saint-Julien, au milieu des années 1900, dans une rue escarpée située aux abords de l’église, Christine Ferrero, native de Lombardie, tient un hôtel-restaurant, dont tous les pensionnaires – une dizaine – sont italiens, le plus souvent originaires du Piémont et employés comme terrassiers. Terrassiers et carriers piémontais ne se logent pas exclusivement dans des établissements tenus par d’autres Italiens. En revanche, même lorsqu’ils prennent pension chez un restaurateur français, ils partagent fréquemment leur chambre avec d’autres travailleurs étrangers. C’est par exemple le cas d’un nommé Bazzani, pensionnaire pendant plus de deux dans un hôtel-restaurant du Petit Saint-Marcel, sur les bords de l’Huveaune : hospitalisé en 1906 à la suite d’un accident du travail, Bazzani constate que deux clarinettes, une montre en argent et un chapeau ont été dérobés dans sa malle durant son absence, forfait que le tenancier de l’hôtel met au compte des « compatriotes » avec lesquels il partageait sa chambre. Outre les vols, les effets personnels des pensionnaires sont aussi exposés aux incendies, comme celui qui, la même année, ravage une des chambres de l’hôtel de Christine Ferrero : tout le linge des occupants est emporté par les flammes.
Les « boulevards à Italiens »
La présence dans les quartiers Est de nombreux migrants italiens ne se traduit pas seulement par l’ouverture de garnis à proximité des lieux d’embauche. Les années 1890-1900 voient se multiplier les opérations de lotissement sur le plateau de Saint-Julien et dans la vallée de l’Huveaune (figure 2). D’anciens domaines ruraux sont fractionnés et vendus à la découpe. Des voies nouvelles, auxquelles on donne volontiers, malgré leur étroitesse, le nom de « boulevards », surgissent au gré des morcellements. Dans certains secteurs, les habitants de ces boulevards sont pour moitié originaires d’Italie. À la veille de la guerre, c’est notamment le cas le long des voies ouvertes dans le vallon de La Barasse. Toutefois, ce n’est pas seulement comme habitants des boulevards neufs que les Italiens contribuent aux progrès de l’urbanisation dans les quartiers Est, mais aussi comme acquéreurs des terrains à bâtir que les lotisseurs proposent à la vente.
1 : Lotissement de Beaumont sur le plateau de Saint-Julien
2 : Morcellement de la propriété du marquis de Coriolis (domaine de La Salle)
3 : Ouverture de boulevards dans le vallon de La Barasse, rive gauche de l’Huveaune
Source : Indicateur marseillais. Guide du commerce. Annuaire des Bouches-du-Rhône, Marseille, 1909.
De manière emblématique, les Italiens déjà implantés dans les quartiers Est font souvent partie, à la Belle Époque, des premiers acheteurs de lots. Dans le vallon des Caillols, deux petites opérations de lotissement, l’une conduite par une famille d’entrepreneurs maçons, l’autre par un grand propriétaire foncier, le marquis de Coriolis, ont pour premiers acheteurs des Italiens, originaires de deux communes piémontaises limitrophes, Pagno et Venasca. Dans le premier cas, les frères Graille, entrepreneurs, cèdent en 1898 la première parcelle issue du fractionnement de leur propriété à l’un de leurs ouvriers, Antonio Piana. Dans le second cas, la première vente réalisée par le marquis de Coriolis – qui a fait tracer 14 lots dans une enclave de son domaine – se fait en 1903 au profit d’un ouvrier vermicellier et de sa femme, les époux Arsanto. Très vite, de petites maisons individuelles sont élevées sur chacune de ces parcelles. Elles concourent à la diffusion du canevas de la villa marseillaise, construction ayant le plus souvent trois ouvertures en façade et un toit à pignon couvert de tuiles plates (figure 3).
Photo : Marcel Roncayolo, début des années 1950
Source : M. Roncayolo, « Évolution de la banlieue marseillaise dans la Basse Vallée de l’Huveaune », Annales de géographie, n° 327, 1952, pl. XIV.
Ville migrante, ville neuve
Les opérations de lotissement plus importantes, comme celles pilotées par la famille de Beaumont sur le plateau de Saint-Julien ou par l’avocat Octave Borelli dans le vallon de La Barasse, sont l’occasion pour les Italiens de l’Est phocéen de jouer un rôle décisif dans l’amorçage de la vie économique des quartiers en formation. En effet, ce sont souvent eux qui bâtissent les premières maisons avec commerces présentes dans ces fragments de ville. À La Barasse, les époux Lampo, éleveurs originaires de Paesana (Piémont), font l’acquisition en 1901 d’une parcelle destinée à leur laiterie. Cinq ans plus tard, ils font bâtir, adossée à leur maison, une nouvelle construction dont le rez-de-chaussée doit accueillir une épicerie. Dès l’origine, des aménagements spécifiques (vitrine, enseigne) confèrent au local une visibilité particulière au sein du lotissement, dans un contexte d’individualisation toujours plus poussée des commerces (Angleraud 1995). La boutique est louée à la fin des années 1900 aux époux Biglione, eux aussi originaires de Paesana, qui la transforment en bar-restaurant. Dans les années qui précèdent la guerre, d’autres aménagements sont réalisés afin de loger, dans les différentes maisons des époux Lampo, plusieurs locataires, tant français qu’italiens. Dans le voisinage, le limonadier Sauveur Assanti, natif de Procida (Campanie), fait l’acquisition en 1900 d’une grande parcelle sur laquelle il élève une brasserie, bientôt connue sous le nom de « Casino de La Barasse ». Régulièrement mentionné dans les rubriques artistiques des journaux locaux, cet établissement de spectacles contribue à la valorisation immobilière du quartier. À partir de 1910, Sauveur Assanti fractionne son lot et en cède les subdivisions à des particuliers qui y élèvent des villas, auxquelles on accède par une voie nouvelle baptisée « boulevard Sauveur ».
Sur le plateau de Saint-Julien, au sein du lotissement de Beaumont, où un cinquième des habitants est italien à la veille de la guerre, deux des trois bars du quartier sont implantés au rez-de-chaussée de maisons édifiées par des Italiens, qu’ils en soient les propriétaires, les constructeurs ou les deux à la fois. Le « bar des Platanes », tenu successivement par les époux Serpagli (Piémontais) et Gronchi (Lombards), est situé dans une maison élevée par le maçon calabrais Giuseppe Saffiotti, qui en est également le propriétaire. Le « bar du Chêne » occupe, quant à lui, le rez-de-chaussée d’un petit immeuble qui appartient aux époux Stripoli-Moccia, originaires des Pouilles. La construction du bâtiment a été confiée au maçon piémontais Antonio Aghina, spécialiste des travaux en ciment. Située à une intersection, la façade principale de l’immeuble, alors environné de terrains à bâtir, se distingue par un entablement en briques et ciment. L’emploi de ces matériaux industriels à des fins ornementales est une marque de modernité constructive qui signale l’édifice aux passants (figure 4).
Entablement en briques et ciment réalisé en 1906. L’établissement du rez-de-chaussée a conservé le nom de « bar du Chêne ».
Photo : T. Bechini, juin 2022.
Comme « ville migrante », Marseille est le produit de circulations qui la relient non seulement aux régions d’origine des émigrants, mais encore à d’autres villes d’immigration. En Méditerranée occidentale ou dans les Amériques, les migrations italiennes favorisent la diffusion de nouvelles pratiques de construction qui, au tournant des XIXe et XXe siècles, répondent aux aspirations résidentielles des classes populaires et moyennes (Bechini 2020). L’habitat des migrants d’hier fait aujourd’hui l’objet d’une valorisation patrimoniale qui rappelle que la présence étrangère en ville ne se réduit pas à une simple question démographique, mais laisse des traces durables dans les formes urbaines et résidentielles (Collectif Amulop 2021).
Bibliographie
- Angleraud, B. 1995. « Le petit boutiquier comme acteur social : approche à partir des sociabilités de quartier au XIXe siècle », in P. Guillaume (dir.), Regards sur les classes moyennes, XIXe-XXe siècles, Talence : Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, p. 101-109.
- Bechini, T. 2020. Des villes migrantes : Marseille, Buenos Aires. Construire et habiter les périphéries urbaines au temps des migrations italiennes (1860-1914), thèse de doctorat en histoire, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- Collectif Amulop 2021. « Pour un musée du logement populaire », Métropolitiques, 14 janvier 2021.
- Daumalin, X. 2013. « L’Estaque à la ‘‘Belle Époque’’ : une petite ville industrielle italienne », Industries en Provence : dynamiques d’hier et d’aujourd’hui, n° 21, p. 6-16.
- Masurel, Y. 1930. « L’évolution contemporaine du Bassin de Marseille. Étude de géographie économique et humaine », Bulletin de la Société de géographie et d’études coloniales de Marseille, vol. 51, p. 141-182.
- Regnard, C. 2015. « Marseille, port de transit pour les émigrants italiens (années 1860-1914) », Archivio Storico dell’Emigrazione Italiana, n° 11, p. 20-29.
- Roncayolo, M. 1952. « Évolution de la banlieue marseillaise dans la Basse Vallée de l’Huveaune », Annales de géographie, n° 327, p. 342-356.
- Roncayolo, M. 1996. Les grammaires d’une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Paris : Éditions de l’EHESS.
- Temime, É. 1986. « Les Italiens dans la région marseillaise pendant l’entre-deux-guerres », in P. Milza (dir.), Les Italiens en France de 1914 à 1940, Rome : EFR, p. 547-575.