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Les habitant·e·s face à l’« urbanisme négocié » : le cas d’Euroméditerranée II

De quelle négociation l’« urbanisme négocié » est-il le fruit ? À partir de l’exemple d’Euroméditerranée II à Marseille, Laurine Sézérat montre l’impossibilité structurelle d’intégrer les habitant·e·s à l’élaboration des grands projets urbains.


Dossier : Marseille : les batailles du centre-ville

Situé dans le 15e arrondissement à Marseille, le quartier des Crottes fait partie des plus pauvres de France [1]. Au cours du XXe siècle, le passage à l’ère post-fordiste et la tertiarisation de l’économie favorisèrent la paupérisation de cet ancien quartier industriel. Depuis une dizaine d’années, sa population voit son cadre de vie bouleversé avec le développement d’Euroméditerranée II (169 ha) (Bertoncello, Dubois et Rodrigues-Malta 2009). Ce projet constitue l’extension de l’Opération d’intérêt national Euroméditerranée (figure 1), lancée en 1995 pour rattraper le « retard métropolitain » (Bertoncello et Dubois 2010) et renforcer la vocation internationale de la ville (Berry-Chikhaoui, Deboulet et Roulleau-Berger 2007).

Figure 1. L’opération Euroméditerranée I et au nord Euroméditerranée II

Source : L. Sézérat, 2020.

Euroméditerranée II se rapproche d’un urbanisme négocié (Réseau national des aménageurs 2017) avec une ouverture à la concurrence du marché de l’aménagement via des Appels à manifestations d’intérêts (AMI) et la pratique dite du « macrolot [2] » (Orillard 2018). Dans ce contexte, les opérateurs privés deviennent des « acteur[s] à part entière dont le comportement va, plus qu’avant, conditionner la réussite, voire la faisabilité du projet » (Dubois et Olive 2001, p. 429). L’Établissement public d’aménagement Euroméditerranée (EPAEM) dispose alors de leviers réduits pour guider les actions des opérateurs, qui résultent principalement d’une recherche de plus-value à court terme.

Dans le cadre de ma thèse [3], j’ai réalisé une enquête dans le quartier des Crottes de décembre 2018 à mai 2019. À partir d’observations prolongées et d’entretiens avec des habitant·e·s, des commerçant·e·s, des membres du collectif « On s’laisse pas faire [4] » et des professionnel·le·s de l’EPAEM, j’ai pu suivre la mise en place du projet et notamment des procédures d’expropriation. Plus précisément, j’ai observé comment le jeu de la négociation entre acteurs publics et acteurs privés rend difficile tout dialogue avec la population. Il existerait ainsi un décalage entre d’une part les procédures négociées, effectuées rapidement du fait des pressions du marché et, d’autre part, le temps long qu’exigent la concertation et le développement d’une réflexion sur la requalification d’un quartier. Comme le souligne un aménageur : « Les projets ne sont pas assez définis pour qu’on en parle et puis tout d’un coup ils le sont trop pour qu’on concerte [5]. » Pour autant, je suppose que ce n’est pas le caractère négocié du projet qui empêche de mettre en place des dispositifs participatifs. En effet, une reconfiguration du partenariat ne justifie pas le contournement des lois qui encadrent un projet de ZAC. Selon le code français de l’urbanisme [6], ces lois exigent la participation des habitants à l’élaboration du projet et le relogement des occupants expropriés.

Aussi, je montrerai que la négation des droits et du potentiel d’engagement citoyen des habitant·e·s du quartier des Crottes traduit davantage un parti pris de l’EPAEM en faveur des intérêts des opérateurs privés qu’une impossible adaptation, en l’espèce, à un urbanisme négocié.

Céder l’aménagement de « bouts de ville »

Euroméditerranée II est partagé entre une ZAC et un programme de rénovation urbaine sur le noyau villageois des Crottes [7]. Composé d’un bâti ancien, le noyau villageois se heurte désormais à deux nouveaux quartiers : Smartseille (2,7 ha) et Les Fabriques (14 ha). Localisés dans la ZAC, ces quartiers sont des projets de macrolots dont la réalisation et la gestion ont été confiées respectivement aux opérateurs Eiffage et Bouygues via des AMI. Ce qui distingue un AMI d’un appel d’offres est la définition du projet. Alors que l’appel d’offres publie un cahier des charges détaillé, l’AMI pose seulement un cadre large, laissant une marge de liberté importante au répondant. Ainsi, l’AMI incite les opérateurs privés à être force de proposition sur le programme du projet urbain dans une logique concurrentielle. Appliquée à l’échelle du macrolot, cette procédure peut être associée à une logique de sous-traitance de l’aménagement. Elle transpose à l’échelle du projet urbain une méthode auparavant appliquée à la seule échelle de projets immobiliers. Il en résulte un transfert de la programmation et du financement de l’aménagement urbain vers le secteur privé et la privatisation de « bouts de ville ».

Figure 2. Le nouveau quartier Smartseille (Eiffage)

Source : L. Sézérat, 2019.

Figure 3. L’ancien noyau villageois des Crottes

Source : L. Sézérat, 2019.

Dans ce contexte, les dispositifs participatifs nécessiteraient un ajustement. Les AMI pourraient alors être perçus comme des outils innovants, susceptibles d’ouvrir l’aménagement de la ville à la société civile (Orillard 2018). Au même titre qu’ils prennent en compte l’avis des opérateurs, les AMI pourraient permettre un travail collaboratif entre les parties prenantes « en intégrant les usagers finaux, que l’on pourrait appeler à ce titre la “maîtrise d’usage” » (Hawi et al. 2018, p. 5). L’urbanisme négocié pourrait ainsi offrir « une possibilité de débat, sinon démocratique, du moins plus largement ouvert, sur les finalités encore mal assurées du projet » (Dubois et Olive 2001, p. 434). C’est pourquoi, ma critique du projet Euroméditerranée II ne porte pas tant sur les dispositifs utilisés pour sa réalisation que sur le désengagement de l’EPAEM envers les populations des quartiers concernés. Bien que la puissance publique soit confrontée aux sollicitations et aux exigences du marché, elle a le devoir de définir et le pouvoir de faire appliquer des politiques qui favorisent un aménagement juste (Soja 2014), c’est-à-dire un aménagement qui favorise non seulement un accès égal aux ressources urbaines, mais également la reconnaissance de l’ensemble des groupes sociaux et de leurs intérêts.

Un aménagement négocié sans négociation

Sur le périmètre de la ZAC, la nécessité d’obtenir le soutien des opérateurs privés reste une priorité pour l’EPAEM, au détriment du développement d’une discussion collective. Selon un aménageur, cette inclination serait liée au caractère novateur des macrolots : « Il n’y a pas eu de participation citoyenne sur Smartseille, parce que c’était la première opération, que ça s’est fait assez vite. C’est une opération témoin [8]. » Mais, pour Les Fabriques, où l’évaluation du programme est encore en cours, il n’y a pas eu non plus de concertation.

Dans le cadre du programme de rénovation urbaine, un effort d’information autour du projet à proximité du noyau villageois aurait été réalisé, à travers l’organisation de rencontres collectives [9], rendues obligatoires par l’ANRU. Mais, selon les habitants, ces rencontres s’apparentaient à des « sortes de communication sous forme interrogative [10] ». La question des expropriations, des démolitions ou même la possibilité d’ouvrir l’accès à des services situés dans les macrolots pour les habitants n’ont pas été débattues (Deboulet 2006). De manière générale, il n’existe pas de mesures pour maintenir la population résidente sur place ni d’injonction réelle à construire des logements sociaux. Dès lors, comment ne pas en conclure que si les habitants ne sont jamais véritablement associés, c’est principalement parce que la « revitalisation » de leur quartier ne leur est pas destinée ?

La négociation au service d’un aménagement excluant

Dans un contexte d’urbanisme négocié, où les intérêts des opérateurs privés dirigent le développement urbain, le déni de l’existant et le déficit de participation révèlent, selon une habitante [11], une stratégie d’effacement des pauvres : « Ils foutent en l’air les pauvres, ils cherchent à nous dégager. Il y a une prétention à la mixité sociale, mais ils ne font rien pour. Mais ils ont raison, car pour faire venir les gens qu’ils veulent faire venir, ils ne viendront pas tant qu’il y aura des pauvres [12]. »

À ce manque de considération, s’ajoute le flou des informations relatives à l’avancée du projet. L’EPAEM ne communique pas les chiffres des expropriations réalisées, en cours ou à venir. Selon le porte-parole du collectif « On s’laisse pas faire », ce serait au total un peu plus de 100 immeubles qui auraient déjà été rachetés, avec une proportion de 60 % de propriétaires occupants. Les locataires sont relogés, mais, pour la plupart, dans des quartiers éloignés. Les propriétaires occupants sont obligés de vendre leur bien à l’EPAEM. Systra, bureau d’études prestataire pour la mission de relogement, essaie le plus souvent de négocier le prix de vente des biens avant d’enclencher la procédure officielle d’expropriation. Cependant, avec les indemnisations proposées [13], les propriétaires ne peuvent pas racheter de bien équivalent dans le quartier. Et engager un avocat pour tenter de négocier devant le tribunal le prix de vente fait courir un risque d’endettement.

Ce mépris de l’aménageur apparaît d’autant plus grand que, légalement, Systra devrait garantir un relogement à tous les habitant·e·s concernés. Le cahier des « Clauses techniques particulières » établi entre Systra et l’EPAEM stipule ainsi qu’« un soin très particulier devra être apporté aux conditions de relogement (information, propositions, accompagnement, localisation), afin de favoriser la bonne insertion des ménages relogés » (2012, p. 3). Bien que l’EPAEM soutienne avoir « mis en place un service qui assure le suivi et permet aux propriétaires occupants et aux locataires d’être accompagnés [14] », aucun système d’accompagnement n’existe à ce jour. L’EPAEM négocie le projet avec les opérateurs privés, ignorant l’existant et cherchant encore moins à prendre en compte la pauvreté dans laquelle vit la majorité des habitants du quartier des Crottes, qui rend plus difficile la perspective du relogement.

Ainsi, le projet Euroméditerranée II ouvre à des formes d’injustice urbaine qui « se construisent dans des situations d’invisibilité sociale, ou des situations de domination et d’imposition économique ou politique, ou des situations d’humiliation institutionnelle » (Berry-Chikhaoui, Deboulet et Roulleau-Berger 2007, p. 23). La libéralité avec laquelle l’EPAEM négocie l’aménagement et sa flexibilité dans l’interprétation et le respect des lois font surgir une informalisation institutionnelle (Boudreau, Lesemann et Martin 2016) qui participe à reléguer les habitants du quartier des Crottes et leurs manières d’habiter. La domination subie réside principalement dans la déconnexion entre, d’une part, le lieu de la négociation et de la décision du projet et, d’autre part, la population et son lieu de vie. À trop vouloir satisfaire les intérêts des opérateurs et en négligeant l’intérêt des plus vulnérables, la puissance publique remet en cause sa propre légitimité à produire la ville.

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Pour citer cet article :

Laurine Sézérat, « Les habitant·e·s face à l’« urbanisme négocié » : le cas d’Euroméditerranée II », Métropolitiques, 9 septembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Les-habitant-e-s-face-a-l-urbanisme-negocie-le-cas-d-Euromediterranee-II.html

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