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Photo : Antonio Borriello/Pexels
Essais

Quand le télétravail devient possible

Analyse des impacts de la crise sanitaire sur les pratiques de mobilité

Quel bilan peut-on tirer du confinement sur le télétravail au moment où sa pratique s’est considérablement répandue dans les grandes agglomérations mais aussi dans les moyennes et petites villes ? Cet article analyse son impact et ses conséquences sur le travail et la mobilité.

La période du confinement liée à la crise sanitaire de mars à mai 2020 a fait du télétravail une pratique obligée pour près de 11 millions d’actifs français [1]. Cette forme d’organisation spécifique du travail est apparue après la crise pétrolière de 1973 (Nilles et al. 1976) avec les débuts de la révolution informatique. Le télétravail avait jusqu’ici généré beaucoup d’attentes : la flexibilité des horaires peut aider à concilier la vie privée des télétravailleurs et la pratique de leur emploi (Pontier 2014). Il pourrait également servir à l’aménagement du territoire en créant des activités dans des zones peu desservies (Craipeau 2010). Enfin, il peut être vu comme un moyen de répondre aux enjeux environnementaux grâce à l’évitement des trajets pendulaires et donc des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, de nombreuses études depuis les années 1970 prédisent un développement immédiat du nombre de télétravailleurs en France comme aux États-Unis (Aguiléra et al. 2016).

Pourtant, le télétravail n’était pas une pratique généralisée avant la crise sanitaire : le télétravail régulier concernait début 2020 moins de 15 % des actifs dans la plupart des pays occidentaux (6t Ademe 2020). En effet, le télétravail fait face à plusieurs freins qui l’empêchent de connaître l’essor qu’on lui prédit. D’abord, les employeurs, estimant que le télétravail n’est pas compatible avec leurs méthodes de management, sont réticents à l’idée de le mettre en place (Aguiléra et al. 2014). Ensuite, les salariés sont nombreux à penser que leur métier ne permet pas de faire du télétravail (Aguiléra et al. 2014). Enfin, les arguments avancés concernant les gains environnementaux du télétravail restent controversés : comme nous allons le voir, la diminution des émissions de GES demeure soumise à plusieurs conditions.

Dans le contexte de pandémie mondiale, le développement exceptionnellement intense du télétravail a donc fait revivre le débat sur la pratique. L’objectif de cet article est d’analyser le potentiel de développement du télétravail à la suite de la crise sanitaire et ses effets sur les pratiques de mobilité. Pour cela, il est nécessaire de définir précisément cette notion, dont les diverses réalités témoignent d’un manque de consensus dans la littérature. Retenons toutefois, comme définition du télétravail, la possibilité de travailler à distance pour éviter un déplacement sur son lieu de travail habituel – aux moyens des technologies de l’information et de la communication [2].

Le confinement du printemps 2020 a été l’occasion d’une démocratisation de la pratique du télétravail

Ce premier confinement a fourni l’opportunité de tester la capacité d’adaptation des travailleurs d’une grande part de la population des pays développés à une réduction drastique de la mobilité. Si certaines entreprises étaient déjà préparées au confinement grâce au télétravail régulier généralisé, d’autres ont été contraintes de mettre en place le dispositif dans l’urgence. Ce phénomène a donné lieu à une intensification du télétravail sans précédent.

D’après l’étude réalisée pour l’Ademe en France métropolitaine, 17 % des actifs en situation d’emploi sont des télétravailleurs réguliers, pratiquant le télétravail au moins une fois par mois, et le confinement a été l’occasion pour 24 % des actifs d’expérimenter cette solution. Au total, ce sont 40 % des actifs qui ont pu télétravailler pendant le confinement. Le télétravail s’est donc largement diffusé auprès des actifs français dans un contexte de forte importance du secteur tertiaire, au sein duquel le lieu de travail est complètement dissociable de l’activité en elle-même et du résultat produit (de Gaulejac 2011). L’écart s’est notamment réduit entre les grandes agglomérations (et notamment Paris), où le télétravail était déjà présent, et les moyennes et petites villes. Toutefois, le télétravail ne se diffuse pas en zone rurale en raison de profils d’actifs moins compatibles avec la pratique : ouvriers, agriculteurs, etc.

Pourtant, le confinement a bel et bien permis une diversification socioprofessionnelle et démographique du profil des télétravailleurs. Notre enquête montre qu’ordinairement les télétravailleurs sont davantage masculins et les cadres et professions intellectuelles supérieures sont surreprésentées. Avec le confinement, la pratique touche de façon plus importante les employés, passant de 16 % à 20 % des télétravailleurs, les professions intermédiaires, passant de 28 % à 39 %, ainsi que les femmes, puisque celles-ci sont très présentes au sein de ces catégories (elles sont environ 70 % parmi les professions intermédiaires, selon l’Insee).

Les réticences des employeurs face à la perte de surveillance des salariés constituaient l’un des principaux freins au télétravail. Ainsi, le télétravail concernait habituellement les cadres pour lesquels l’autonomie et la capacité d’utilisation des TIC n’est plus à démontrer (Klein et Ratier 2012). Ces deux conditions étant nécessaires au télétravail, on peut imaginer que les employeurs accordent plus amplement leur confiance aux employés de cette catégorie qui ont des fonctions à responsabilité dans l’entreprise. À ce titre, le développement du télétravail a pu lever ce frein pour d’autres catégories socioprofessionnelles. L’expérience concluante a permis de renforcer la confiance des employeurs en les professionnels non cadres, promettant un développement de la pratique à l’avenir.

Potentiel de pérennisation du télétravail

Il semblerait que le télétravail ait acquis un potentiel de pérennisation non négligeable à la suite du confinement sanitaire, d’autant que la pratique est déjà perçue très positivement chez les télétravailleurs réguliers habituels de l’enquête. Selon 60 % des répondants qui faisaient déjà du télétravail avant le confinement, ce dernier leur offrirait une meilleure gestion personnelle du travail, améliorant leur gestion du stress, leur concentration et leur productivité. Le télétravail favoriserait également l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment pour les femmes, à qui il appartient souvent de répondre à la fois aux exigences de la sphère domestique et à celles de leur métier (Moore 2006). Le télétravail, plus souvent effectué au domicile, facilite ces arbitrages par la souplesse des horaires qu’il alloue au salarié. Aussi, si l’ergonomie du lieu et des outils de travail gagnerait à être améliorée en télétravail, cela n’affecte en rien le désir de faire plus souvent du télétravail chez les habitués, qui sont 72 % à déclarer qu’ils y seraient favorables.

Les actifs ayant expérimenté le télétravail en confinement ne sont pas en reste. Si leur perception du télétravail est plus mitigée que celle des habitués, en raison du contexte sanitaire perturbant les conditions de vie au-delà du télétravail, les « primo-télétravailleurs » considèrent que la plupart des aspects de leur vie personnelle et professionnelle ont été améliorés ou inchangés par le télétravail. Le télétravail est perçu comme une pratique qui pourrait perdurer, au moins une fois par mois chez 74 % d’entre eux. Les espoirs qu’il suscite chez ces derniers sont principalement de pouvoir économiser du temps de transport, de disposer d’horaires plus souples et de travailler dans un environnement calme. En effet, ce qui distingue les primo-télétravailleurs qui souhaitent poursuivre la pratique de ceux qui ne le souhaitent pas, c’est bien la perception plus longue des temps de trajets pour se rendre au travail (34 minutes en moyenne contre 27 minutes), mais aussi le recours plus fréquent aux transports en commun, pouvant apparaître pénible.

Il apparaît ainsi que le télétravail pourrait perdurer sur le long terme. En tenant compte de l’avis des travailleurs uniquement, même une fois le risque sanitaire disparu, le télétravail pourrait rassembler jusqu’à 35 % des actifs après le confinement (dont 18 % de nouveaux télétravailleurs). L’enquête montre aussi que ces nouveaux télétravailleurs sont davantage intéressés par le télétravail en tiers-lieux que les habitués. À ce titre, la curiosité que suscitent les espaces de coworking chez ces derniers gagnerait à être investie pour développer encore davantage ces lieux.

Transformation des pratiques de mobilité en télétravail : une diminution des déplacements en volume et en distance

La question des lieux de télétravail soulève celle de la localisation des activités des actifs au cours de leur journée de travail. Si, par définition, il y a une relocalisation des lieux de travail autour du domicile, qu’en est-il des autres activités réalisées ? L’étude de la mobilité des actifs télétravailleurs ou non fait le constat que sur un jour télétravaillé, un actif réduit le volume de ses déplacements de 69 %. Aussi, lorsqu’il se déplace, la distance parcourue par déplacement diminue de 39 %.

Ces chiffres montrent dans un premier temps que le télétravail permet d’éviter des déplacements habituellement réalisés un jour travaillé sur le lieu de travail, notamment les mobilités pendulaires qui, selon l’enquête, sont réduites de 97 %, mais aussi les déplacements pour les loisirs (-59 %) et pour les achats (-50 %). En revanche, l’étude se concentre sur les journées travaillées au cours de la semaine uniquement et rien n’indique qu’il n’existe pas un report de ces activités non réalisées les jours de télétravail vers les jours de week-end ou d’autres jours de la semaine. Or, comme le soulève Tissandier et al. (2019), l’impact du télétravail peut se jouer à une autre échelle que celle de la journée et occasionner non pas une réduction, mais une transformation globale des pratiques de mobilité.

Par ailleurs, il semblerait que le télétravail ait une influence sur la réduction des distances parcourues, attestant d’une certaine forme de relocalisation des activités. Ce sont principalement les trajets pour réaliser des achats qui occasionnent des mobilités plus brèves, avec une réduction de 22 % des distances parcourues pour ce motif. Ces activités sont en effet plus facilement relocalisables que les activités de loisirs, qui, lorsqu’elles sont maintenues, ont tendance à être plus éloignées du lieu de télétravail (+ 7 % de km parcourus en moyenne).

La dynamique enclenchée par le confinement pourrait permettre de réduire les déplacements, les distances et les émissions de CO2 avec une mesure à forte acceptabilité

Les projections de la réduction des déplacements observée chez les télétravailleurs habituels sur la mobilité des futurs télétravailleurs montrent qu’à l’échelle nationale, sur l’ensemble de la population, le télétravail permettrait l’évitement quotidien de 1,7 % des déplacements, de 2 % des distances parcourues et donc de 1,3 % des émissions annuelles de CO2 rejeté par les voitures en France. Ces chiffres peuvent paraître faibles, cependant, on ne peut imaginer aujourd’hui l’existence d’une mesure si bien acceptée socialement et peu dispendieuse à mettre en œuvre qui atteindrait de tels niveaux d’externalités positives. En effet, la généralisation du télétravail pourrait réduire les déplacements effectués aux heures de pointe, non seulement sur le trafic routier, mais également dans les transports en commun souvent saturés à cause de la simultanéité des mobilités. On peut ainsi aisément limiter la congestion des voiries et l’inconfort dans les transports en commun en zone urbaine dense grâce au télétravail.

En revanche, sur le long terme, ces bénéfices pourraient s’accompagner d’effets rebonds qui constituent des points de vigilance si le télétravail se développe. En effet, si le télétravail est aussi apprécié, c’est également parce qu’il offre de nouvelles possibilités de choix résidentiels ou d’emploi aux salariés. Les arbitrages réalisés sur la distance entre le domicile et le lieu de travail sont bouleversés grâce aux mobilités virtuelles (Adoue 2016) et les télétravailleurs peuvent avoir tendance à s’éloigner des centres au profit de zones périphériques ou des campagnes qui n’ont jamais été aussi attractives depuis la crise sanitaire. Dans les aires urbaines de 100 000 à 500 000 habitants, plus de la moitié des potentiels futurs télétravailleurs seraient prêts à choisir un lieu de résidence plus éloigné de leur emploi et, même avec le télétravail, cet éloignement n’exclut pas un accroissement des mobilités physiques. Vivre dans des espaces éloignés des activités implique un usage de la voiture plus soutenu. Ce phénomène est d’autant plus à surveiller que les télétravailleurs sont plus souvent motorisés que le reste des actifs dans les aires urbaines moyennes (6t Ademe 2020). Le risque mis en lumière ici, est celui d’un étalement urbain au profit de la voiture particulière dans les aires urbaines moyennes. Cet effet rebond jugé négatif peut toutefois être compensé par le cas des aires urbaines denses : d’après notre enquête, on pourrait constater une démotorisation chez les futurs télétravailleurs dans les agglomérations de plus de 500 000 habitants.

Il existe donc des différences territorialisées associées à la généralisation du télétravail. Ces bénéfices concernent d’une part la mobilité (réduction des déplacements et des émissions de gaz à effet de serre associés), d’autre part les bénéfices sociaux sur des choix résidentiels reconnus comme améliorant la vie quotidienne : des lieux de vie plus éloignés des centres urbains, synonymes pour certains de cadre de vie apaisé et de bien-être, qui restent pourtant associés à l’allongement des temps de trajets et la dépendance à la voiture. Le télétravail pourrait à l’avenir permettre de diminuer la mobilité et réduire la congestion dans les grandes villes tout en permettant à une catégorie de la population d’accéder à un cadre de vie loin des centres-villes.

Comme évoqué au début de cet article, avant la crise sanitaire le télétravail semblait faire état d’une absence de décollage alors qu’on lui annonçait un fort potentiel depuis l’invention de la pratique. La crise du coronavirus a rendu possible l’expérimentation du télétravail à grande échelle, ce qui a permis de lever une partie des freins à cette pratique, soulignés dans les travaux d’Aguiléra et al. : parmi les employeurs (réticents à l’idée de le mettre en place), mais aussi parmi les salariés (jugeant leur métier incompatible) qui ont pu se faire un avis sur la pratique. Aujourd’hui, les attentes fortes que suscitait le télétravail aux débuts de la révolution informatique regagnent en légitimité. Si le télétravail peut précisément avoir un impact sur la réduction du nombre de déplacements et des distances, cet impact est différencié territorialement. Le télétravail peut apporter beaucoup de bénéfices dans les grandes aires urbaines en diminuant la congestion aux heures de pointe, tout comme il peut être facteur d’étalement urbain dans les villes moyennes. Ce qui est certain, c’est que cette mesure est demandée par les actifs : une pratique plus fréquente pour ceux qui y avaient déjà recours et une pratique régulière d’au moins une fois par mois pour les primo-télétravailleurs. Aussi le télétravail n’a-t-il pas d’impact négatif sur la productivité des salariés et est-il possible de le généraliser à moindre coût pour les collectivités.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Jérémie Almosni & Nicolas Louvet & Abigaëlle Nivoix & Léa Wester, « Quand le télétravail devient possible. Analyse des impacts de la crise sanitaire sur les pratiques de mobilité », Métropolitiques, 14 octobre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Quand-le-teletravail-devient-possible-analyse-des-impacts-de-la-crise-sanitaire.html

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