Depuis le 21 avril 2002, le vote Front national, jusque-là présenté comme un vote essentiellement « urbain », enregistre ses scores les plus élevés loin des grandes villes, quel que soit le scrutin pris en considération. Le décollage du parti de Jean-Marie Le Pen dans les campagnes est souvent présenté depuis comme une « nouvelle » tendance de fond dans la société française. Mais, par-delà le sensationnalisme dans lequel baignent les discours sur les « extrêmes », les interprétations surplombantes fréquemment mobilisées pour rendre compte des scores « ruraux » de cette formation ont un rendement explicatif faible, entravant un peu plus sa compréhension. Cette contribution vise à montrer que c’est au contraire par un souci de contextualisation et de ré-encastrement du politique dans l’épaisseur du social que l’on peut comprendre tous les sens des votes frontistes. Centrée sur une enquête dans la Somme, département caractérisé par une sur-représentation du vote FN dans les petites communes, elle souligne le rôle central joué par la transformation des sociabilités concrètes dans l’inscription rurale des votes frontistes.
L’inconnue de l’équation FN : ruralité et vote d’extrême droite
À l’issue du premier tour de la présidentielle de 2002, le succès électoral de Jean-Marie Le Pen dans les mondes ruraux attire toutes les attentions et suscite de nombreuses interprétations. Les localiers dépêchés sur les lieux du « scandale » électoral témoignent de l’incrédulité générale et avancent quelques explications : fantasmes sécuritaires, chômage, projet contesté de construction d’un aéroport, allergie fiscale de travailleurs indépendants, tradition électorale, etc. Plus sérieusement, des spécialistes de sociologie électorale ainsi que certains géographes proposent, comme à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle de 2012, des analyses statistiques qui engendrent pourtant de nombreuses insatisfactions.
En effet, l’objectivation quantitative ne permet guère de différencier des types de ruralité hétérogènes ni d’interpréter des faisceaux de causalités imbriquées et donc nécessairement complexes. On s’éloigne ainsi bien souvent d’une véritable sociologie politique de la diversité rurale. Pire, certaines analyses reposent sur un présupposé normatif fortement empreint d’ethnocentrisme : l’« autoritarisme » supposé des classes populaires [1]. Le faible degré de sophistication culturelle et politique, mesuré au travers du seul niveau de diplôme possédé, couplé à la vulnérabilité économique (notamment par la faiblesse des revenus et l’exposition au chômage et à la précarité) rendraient ainsi compte des attitudes xénophobes et « fermées » (c’est-à-dire rétives au changement et à la modernisation) des ruraux ; attitudes dont le débouché électoral logique serait le vote pour un parti lui-même xénophobe et fermé (le FN). À la limite, la distinction entre les mondes ruraux et l’univers urbain perd alors toute pertinence puisque, d’un point de vue électoral, c’est bien l’appartenance populaire qui pose problème(s). Le risque de dérapage normatif est d’autant plus important que les méthodes quantitatives désencastrent les comportements électoraux de leur substrat social (Pierru et Vignon 2007 ; 2008).
Or, au-delà du jeu des variables liées à l’appartenance sociale, la compréhension des succès électoraux du FN en zone rurale ne peut se faire sans une étude minutieuse des configurations sociales et territoriales spécifiques dans lesquelles ces votes « extrêmes » prennent sens. En effet, une fois mises de côté les facilités de l’explication par « l’autoritarisme » et les attitudes « fermées » des classes populaires rurales [2], il ne fait guère de doute que c’est dans la (dé)structuration des rapports sociaux et la crise des sociabilités populaires que réside la clef de ces résultats électoraux. Comme l’a montré Emmanuel Pierru (2005), il faut se méfier des interprétations mécanistes « globales » du vote : si le chômage et la précarité exercent des effets politiques, ceux-ci ne sont pas directs (on ne peut ainsi parler d’un « vote des chômeurs », puisque ces derniers ne constituent pas, loin s’en faut, un électorat homogène), mais indirects et contextuels : ces effets se font par exemple sentir de façon plus large par le biais de l’intériorisation de rapports insécurisés au monde social, ou par l’intermédiaire de sentiments et d’anticipations de déclassement qui touchent une population plus large que les seuls chômeurs et précaires.
Ré-encastrer les votes frontistes dans leurs contextes sociaux
Il s’agit donc, si l’on veut mieux appréhender les rapports à la politique des électeurs des mondes ruraux, d’analyser les recompositions des sociabilités populaires et la déstructuration des collectifs traditionnels. C’est à l’occasion d’une étude réalisée à Saint-Vast [3], village d’un peu plus de 500 habitants situé dans l’Est de la Somme (Santerre Haute-Somme), où le FN obtient des scores très élevés depuis l’élection présidentielle de 2002 [4], qu’on a pu adopter cette perspective d’étude. À partir d’observations in situ et d’une série d’entretiens semi-directifs auprès d’habitants, complétés par des analyses statistiques, les votes frontistes ont ainsi été rapportés, plus qu’à des « lois générales » de la radicalité FN, à leurs fondements sociaux : l’entre-soi rural. Dans cette commune, l’étude des sociabilités traditionnelles du village (réseaux familiaux, associations, manifestations et fêtes) a mis au jour des formes de dévaluation de l’autochtonie (Retière 2003), ressource traditionnelle pour certaines catégories de résidents confinés dans les limites de l’espace communal. L’apparition de conflits interpersonnels au sein d’associations locales, la mise en concurrence de pratiques sociables par d’autres plus cotées (la pratique du tennis dans un bourg voisin au détriment de la longue paume, sport de raquette traditionnel picard) ou encore l’élévation du seuil de compétences exigées pour l’engagement dans l’espace local, comme c’est le cas pour les mandats électifs municipaux qui réclament désormais des compétences en lieu et place d’un ethos du dévouement (Retière 1994), sont autant de facteurs qui expliquent le retrait ou l’éviction de certaines catégories sociales de l’espace des sociabilités locales.
Ces facteurs contribuent à modifier sensiblement les rapports sociaux dans l’espace communal. D’abord en multipliant les formes de désengagements tous azimuts. Ensuite, cumulés aux bouleversements économiques (baisse du nombre de commerces dans la commune, concurrence croissante de la ville), ce déclin des pratiques collectives autochtones produit un « vide communal » déploré par les fractions des résidents qui ne peuvent investir d’autres lieux de sociabilités à l’extérieur (notamment à la ville) et qui se replient le plus souvent sur leur « monde privé » (Schwartz 1989). Pour les plus âgés et ceux qui sont faiblement dotés de capitaux, la commune devient un territoire aux bornes toujours plus étroites. À l’inverse, pour ceux qui ont des ressources mobilisables en dehors de l’espace communal, les lieux d’appartenance (en particulier de loisirs et de travail) se dissocient et se diversifient.
Enfin, dans le contexte de la déstabilisation de l’ancien entre-soi local et de la dégradation des conditions d’existence individuelle et collective (affaiblissement ressenti des relations de voisinage, manque de travail, de commerces, retrait des services publics), l’éthique du travail et, surtout, l’exigence d’égalité de traitement, très valorisées au sein des catégories populaires, sont perçues comme insultées et menacées : les jeunes qui « traînent » à l’abribus sont considérés comme moins « travailleurs » que leurs aînés, on regrette la « crise de l’autorité parentale » sur la jeunesse locale, etc. Avec la jeunesse incontrôlable, « les immigrés », bien que totalement absents de la commune, constituent l’autre figure repoussoir sur laquelle est reportée, souvent avec une violence verbale toute particulière, ce qui est vécu comme une chute de statut. La construction de logements sociaux et l’arrivée de populations « à problèmes », pour reprendre les propos de certains villageois, apparaissent comme une perturbation supplémentaire, venant renforcer les effets de l’entropie qui désorganise la vie communale. Dans un tel contexte de déstructuration des sociabilités populaires, le FN parvient à s’implanter grâce aux ressources « autochtones » de ses militants et candidats aux élections locales et à leurs mobilisations de proximité.
Les mobilisations de proximité du Front national
Il faut d’abord noter la faiblesse générale de l’implantation de structures locales du FN en milieu rural : d’un point de vue logistique, il n’existe pas de permanences d’élus, de sections locales ni de sièges du parti à l’échelle des cantons. Cependant, au sein de certains territoires ruraux, un véritable travail de mobilisation électorale de proximité est déployé (Le Bart et Lefebvre 2005).
À Crigent-sur-Somme (820 habitants), territoire ouvrier étroitement lié à l’industrie textile situé à la périphérie nord-ouest d’Amiens [5], c’est au café du village tenu par Albert et David Koff que ce travail de mobilisation a lieu. Ayant interrompu ses études après la première, D. Koff a travaillé quelques années chez un garagiste d’un canton voisin avant de partir effectuer son service militaire. Sans qualification, il choisit de s’engager dans l’armée et participe à la guerre du Golfe. Il prend ensuite la décision de revenir au village et d’aider son père qui y tient un café depuis vingt-cinq ans. Sympathisant du parti, c’est en 1996 qu’il prend sa carte du FN, pour lequel il votait depuis plusieurs années et collait parfois des affiches. Séduit par la thématique frontiste de la « préférence nationale » dans un contexte de difficultés économiques et sociales croissantes, il décide de s’engager en adhérant, mais également en défendant les couleurs du FN aux élections locales. Candidat à plusieurs reprises aux cantonales (2004, 2008 et 2011), il figure aussi sur la liste FN des régionales de 2010. En 2008, il brigue le mandat de conseiller général de son canton.
Au premier tour des cantonales 2008, David Koff dépasse la barre des 10 % des inscrits, score que l’extrême droite n’avait jamais atteint jusque-là dans ce canton ancré à gauche malgré le déclin électoral du PCF à l’élection présidentielle [6]. Dans son village, il rallie près de 17 % des inscrits sur sa candidature, bien au-delà du score du FN le 21 avril 2002, qui avait alors été plutôt faible comparé à la moyenne départementale (moins de 10 %, contre 18,5 %). Dans les communes voisines, il ne parvient pas à faire « décoller » le vote FN, même s’il enregistre une progression sensible. Mais à Crigent-sur-Somme, il peut compter sur de nombreux soutiens. Le succès électoral de D. Koff vient ainsi contredire la thèse d’un vote charismatique en faveur de Jean-Marie Le Pen [7] et mettre en lumière le rôle des sociabilités locales.
Dans le cadre de sa profession, qui implique de nombreuses interactions avec les habitants du village mais aussi avec ceux des nombreuses communes avoisinantes qui fréquentent le café, il n’hésite pas à faire au quotidien ce qu’il nomme de la « propagande » : « Nous, ici on fait de la propagande. Ici tout le monde sait que c’est un café Front national !... Moi je fais campagne tous les jours ici, mes clients ce sont des électeurs ! ». Cet établissement, contrairement à d’autres cafés ruraux, est très attractif. Situé sur une route principale, il accueille une clientèle provenant d’un espace relativement étendu, dont la grande majorité est habituée à ce lieu. Des bulletins d’adhésion au FN sont exposés derrière le comptoir. David Koff déclare, non sans une certaine fierté, être l’un des militants les plus actifs en matière de recrutement de nouveaux adhérents. Il bénéficie de l’aide de quelques jeunes du village (n’ayant pas encore l’âge de voter pour certains) pour le collage d’affiches et les opérations de tractage, y compris hors conjoncture électorale. L’un d’entre eux (qu’il a « formé ») vient d’ailleurs d’accéder, sur ses conseils, à la présidence au Front national Jeunesse départemental. Un dessin humoristique caricaturant Nicolas Sarkozy est collé sur la droite du bar et suscite les rires approbateurs de la clientèle. La nièce de David Koff, qui est âgée de 19 ans et milite également au FN, arbore un t-shirt à l’effigie de Marine Le Pen lors de ses fréquentes visites au café.
Si tous les clients ne sont pas des sympathisants ou des adhérents du Front national (certains revendiquent un positionnement partisan à gauche), s’y est pourtant développé un entre-soi frontiste réunissant des personnes d’âges et de professions différentes (ouvriers, entrepreneurs et commerçants principalement) qui apprécient de se retrouver dans la convivialité entretenue par les patrons. Ce café apparaît ainsi comme un lieu favorisant les rencontres entre sympathisants et militants frontistes, qui n’ont aucune difficulté à se raconter. La plupart d’entre eux éprouvent même une certaine fierté à revendiquer leur sympathie pour le FN et les Koff se réjouissent à l’idée d’étaler les forces militantes locales qu’ils ont su progressivement constituer. Si ce café fonctionne comme espace de mobilisation frontiste, c’est ainsi parce qu’il est un des rares lieux où peuvent s’épanouir les sociabilités locales des habitants marginalisés décrits précédemment.
Comme le montre cette enquête ethnographique, la compréhension des succès électoraux du FN en zone rurale implique une étude minutieuse des configurations sociales et territoriales. Elle suppose de dépasser la seule analyse des scrutins électoraux pour relier les attitudes politiques aux formes locales de sociabilité. À l’instar du travail de Julian Mischi, qui souligne combien le succès passé du PCF devait aux divers supports que le parti offrait aux sociabilités populaires (2010), cette approche permet de souligner que le développement du vote frontiste résulte en grande partie de la déstructuration des sociabilités en milieu rural et de la marginalisation d’une partie des habitants. Ainsi, le succès du FN tient non seulement au discours du parti, qui fait écho aux préoccupations sociales d’une partie croissante des « ruraux », mais aussi aux interactions sociales quotidiennes dans lesquelles ceux-ci sont engagés. L’enracinement du FN en milieu rural repose largement sur la mobilisation de candidats « autochtones » ainsi que sur la revitalisation de lieux et de formes de sociabilité populaires dans des espaces qui, comme le café de David Koff, constituent des îlots de convivialité à l’abri des différentes sources de fragilisation des sociabilités locales.
Bibliographie
- Le Bart, C. et Lefebvre, R. (dir.). 2005. La proximité en politique. Usages, rhétoriques et pratiques, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Lehingue, P. 2003. « L’objectivation statistique des électorats. Que savons-nous des électeurs FN ? », in Lagroye (dir.), La politisation, Paris : Belin, p. 247-278.
- Mayer, N. 2002. Ces Français qui votent Le Pen, Paris : Flammarion.
- Mischi, J. 2010. Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Pierru, E. 2005. « Sur quelques faux-problèmes et demi-vérités autour des effets électoraux du chômage », in Matonti (dir.). La démobilisation politique, Paris : La Dispute, p. 177-199.
- Pierru, E. et Vignon, S. 2007. « Déstabilisation des lieux d’intégration traditionnels et transformations de l’entre-soi rural. L’exemple du département de la Somme », in Bessière, Doidy, Jacquet, Laferté, Mischi, Rénahy et Sencébé (dir.), Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales, Versailles : Éditions Quae, p. 267-288.
- Pierru, E. et Vignon, S. 2008. « L’inconnue de l’équation FN : ruralité et vote d’extrême droite. Quelques éléments à propos de la Somme », in Antoine et Mischi (dir.), Sociabilités et politique en milieu rural, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 407-419.
- Retière, J.-N. 2003. « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, 16, n° 63, p. 121-143.
- Retière, J.-N. 1994. « Être sapeur-pompier volontaire : du dévouement à la compétence », Genèses, n° 16, p. 94-113.
- Schwartz, O. 1989. Le Monde privé des ouvriers, Paris : Presses universitaires de France.