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Produire le déclin urbain

De la stigmatisation à l’abandon des villes de la Rust Belt états-unienne

Loin d’être un phénomène naturel et inéluctable, la désindustrialisation des villes apparaît dans Manufacturing Decline de Jason Hackworth comme un processus éminemment politique où s’articulent racisme systémique et logiques austéritaires.

Recensé : Jason Hackworth, Manufacturing Decline. How Racism and the Conservative Movement Crush the American Rust Belt, New York, Columbia University Press, 2019, 336 p.

Manufacturing Decline constitue un jalon important dans l’imposante littérature consacrée au déclin industriel et urbain de la « ceinture de la rouille » du Nord-Est états-unien (Rust Belt). Il dépasse en effet les nombreuses approches monographiques existantes pour fournir un récit ambitieux et convaincant de la trajectoire des anciens bastions industriels américains. Il s’agit non seulement d’un livre scientifiquement rigoureux, mais aussi d’un livre politique, qui éclairera les activistes révoltés par la situation dans l’ancien cœur industriel des États-Unis. Cette thèse est celle d’un « abandon (ou dépossession) organisé » (organized deprivation), et l’objectif du livre est précisément de mettre en lumière les moteurs d’un tel processus. Concrètement, la dépossession organisée propose une vision élargie de l’austérité, englobant non seulement son impact direct bien connu (comme les coupes dans les budgets sociaux), mais aussi ses effets indirects locaux nettement moins médiatisés (comme les stratégies de décroissance planifiée visant à « dé-densifier » certains quartiers de la ville, souvent aux dépens des groupes dominés). Comment comprendre la persistance d’une stratégie si clairement anti-urbaine et antisociale ?

Une lecture raciale des rapports sociaux et spatiaux

Pour un lectorat d’Europe continentale, il est utile de rappeler que d’un point de vue académique, Manufacturing Decline s’inscrit dans la vague récente de critiques pointant certaines limites de l’économie politique urbaine : ce courant, particulièrement influent dans les études urbaines anglophones depuis la publication des premiers travaux critiques de David Harvey dans les années 1970, se voit reprocher d’être sourd aux rapports de domination qui ne concernent pas la seule classe sociale. Hackworth reprend à son compte cette critique en incorporant les enjeux raciaux. Dans une première section, il montre que l’association entre le déclin et la race s’enracine dans une histoire complexe marquée par l’héritage de la ségrégation et des stratégies résidentielles au service de la (re)production d’un entre-soi blanc (white flight). En effet, les villes-centres de la Rust Belt concentrant populations pauvres et noires sont gouvernées par des institutions à des échelons supérieurs (comtés, États fédérés, État fédéral) qui ne les représentent pas forcément, voire sont hostiles à leurs intérêts. Les groupes d’intérêts conservateurs réactivent patiemment une imagerie présentant comme « irrémédiablement différents » les quartiers noirs, laquelle s’appuie elle-même sur une réaction de la population blanche aux avancées de la cause afro-américaine au tournant des années 1970.

L’analyse par Hackworth de la dépossession organisée qui en découle s’appuie sur une articulation originale de l’étude des rapports sociaux de race et de l’économie politique des villes, ce qui permet au livre de fournir un « grand récit » cohérent du déclin. Mais la table rase organisée par les tenants du néolibéralisme n’en constitue pas moins le socle de futures stratégies d’accumulation : la disparition méthodique du ghetto fait miroiter aux acteurs du marché immobilier le rêve de nouveaux profits.

La dépossession des villes en déclin : entre stratégie politique et approche gestionnaire

Si cet abandon organisé des villes de la Rust Belt constitue un cas particulièrement extrême, il n’en révèle pas moins un processus que l’on retrouve dans de nombreux endroits de la planète. Cet abandon repose en effet sur le patient travail d’instrumentalisation de l’image négative de centres-villes pauvres et noirs en déclin par des élus conservateurs afin de constituer peu à peu un bloc électoral regroupant diverses sensibilités, des néolibéraux opposés par principe à toute forme d’intervention publique jusqu’aux électeurs racistes. Dans un second temps, la cristallisation de ce bloc permet de justifier l’inaction des pouvoirs publics face à des villes et à leurs habitants désormais considérés comme « irrécupérables ». C’est donc l’existence d’une telle coalition, apte à construire cette imagerie cohérente du déclin, qui explique la persistance des stratégies de dépossession. Elle élabore en effet des instruments d’action publique qui permettent aux managers néolibéraux d’évincer les élus – et donc d’affaiblir la démocratie locale – en pilotant la ville depuis la banlieue. Et c’est in fine ce qui explique pourquoi la démolition massive des quartiers noirs s’est imposée comme la principale solution dans la région.

On ne peut donc que rejoindre Hackworth lorsqu’il conclut que « la solution [au déclin urbain] n’est pas technique, mais bien politique » (p. 229). Et c’est précisément dans cette perspective que d’autres auteurs mettent en lumière la réminiscence de stratégies coloniales dans la gestion des villes de la Rust Belt (Safransky 2014). De manière analogue, la discrimination systématique dans la distribution du pouvoir, des ressources et des équipements, par les Britanniques en Inde comme par les Français au Maroc, s’appuyait également sur la construction symbolique d’une altérité radicale (Abu-Lughod 1980). Par la suite, dans le cas marocain, cette distribution inégalitaire sur des bases ethniques a pu être poursuivie lors de la période postcoloniale, comme lorsque l’État marocain a drastiquement limité les investissements dans le nord (berbère), conduisant à son déclin et à sa paupérisation (Harroud et Rousseau 2021).

Dépolitiser par les indicateurs

Pour autant, la grande force de cette stratégie de dépossession organisée est de ne pas s’appuyer uniquement sur le racisme : elle repose également sur des objectifs plus positifs, tels que le « verdissement » de villes dont l’environnement est généralement dégradé. Rejoignant ici les lectures critiques du right-sizing (c’est-à-dire l’accompagnement de la décroissance démographique par la démolition plus ou moins ciblée), Hackworth conclut que ces stratégies de déclin organisé convergent avec les logiques austéritaires. Sur ce point, il est surprenant que le livre ne mentionne pas la montée en puissance rapide des algorithmes dans la gestion de la ville : ceux-ci fournissent l’indispensable vernis de technicité et de neutralité justifiant les politiques de démolition massive et peuvent en ce sens corroborer la thèse de Hackworth. En effet, ces mesures ne s’appuient aucunement sur un récit public construisant une altérité radicale, mais sur un travail apparemment anodin de catégorisation des espaces à transformer, construits à partir d’une batterie d’indicateurs présentés comme purement objectifs (taux de vacance, prix de l’immobilier, etc.). Ces derniers dépolitisent ainsi une stratégie dont la logique raciste n’échappe ni à l’auteur, ni à nombre d’habitants des quartiers concernés (Rousseau et Béal 2021).

Penser le déclin urbain depuis la Ceinture de la Rouille

Malgré ses apports, l’ouvrage reste clairement ancré dans la tradition classique de l’économie politique urbaine, qui critique à raison la structure, mais sans guère prendre en compte le pouvoir d’agir des habitants, notamment des plus pauvres d’entre eux. Or, malgré leurs immenses difficultés, les populations des quartiers abandonnés sont évidemment loin d’être apathiques. Rencontrer les collectifs habitants aurait sans doute permis à Hackworth de nuancer son tableau, de mettre en lumière les « arts de la résistance » (Scott 2009) des habitants parfaitement aptes à saisir les enjeux des politiques urbaines et, parfois, à les détourner.

Malgré ces quelques limites, la thèse du livre s’avère éclairante, parce qu’elle montre que le déclin des espaces n’est pas un processus naturel. Il résulte souvent d’un abandon, lequel découle lui-même d’un long travail de construction symbolique. Et c’est précisément sur cet aspect que Manufacturing Decline gagne à être lu et discuté dans d’autres contextes, en gardant évidemment à l’esprit la spécificité des États-Unis (notamment l’héritage historique de l’esclavage puis la ségrégation raciale). Par exemple, la France pourrait-elle voir à son tour émerger une coalition promouvant la dépossession organisée ? Dans ce dernier pays, la tradition républicaine a longtemps servi de paravent aux discriminations raciales. Cela n’a nullement empêché la construction subtile d’une image d’altérité, longtemps cristallisée autour des banlieues des grandes villes. Cette image est par ailleurs hautement politique : elle se voit par exemple brandie avec succès pour constituer des coalitions électorales dans les communes aisées des périphéries métropolitaines. De son côté, l’extrême droite a désormais bien compris son intérêt à cibler les espaces en déclin : dans des régions désindustrialisées et enclavées, dépendantes de la redistribution et où l’emploi précaire devient la norme, le ressentiment est attisé par le tournant de l’austérité. Or, ce dernier a été clairement accentué depuis la crise des subprimes, née précisément dans les villes-centres de la Rust Belt américaine. Espérons, donc, que la boucle ne finisse pas par se boucler.

Bibliographie

  • Abu-Lughod, J. 1980. Rabat : Urban Apartheid in Morocco, Princeton : Princeton University Press.
  • Harroud, T. et Rousseau, M. 2021. « Du “Maroc inutile” au Maroc en déclin. La décroissance territoriale et son traitement politique dans un pays du Sud », in V. Béal, N. Cauchi-Duval et M. Rousseau (dir.), Déclin urbain. La France dans une perspective internationale, Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, p. 253-288.
  • Rousseau, M. et Béal, V. 2021. Plus vite que le cœur d’un mortel. Désurbanisation et résistances dans l’Amérique abandonnée, Caen : Éditions Grevis.
  • Safransky, S. 2014. « Greening the Urban Frontier : Race, Property, and Resettlement in Detroit », Geoforum, vol. 56, p. 237-248.
  • Scott, J. C. 2009. La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris : Éditions Amsterdam.

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Pour citer cet article :

Max Rousseau, « Produire le déclin urbain. De la stigmatisation à l’abandon des villes de la Rust Belt états-unienne », Métropolitiques, 30 janvier 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Produire-le-declin-urbain.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1878

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