Le 27 juin 2023 à Nanterre, Nahel Merzouk, 17 ans, était tué à bout portant par un policier invoquant un refus d’obtempérer et la légitime défense lors d’un contrôle routier, rapidement contestée par des vidéos et des témoignages des passagers de la voiture contrôlée. Cet événement déclenche des émeutes dans une partie des quartiers prioritaires de la politique de la ville, se diffusant ensuite dans des petites et moyennes villes ségrégées [1]. À partir d’une vaste enquête sur les expériences de discrimination dans les quartiers populaires (Talpin et al. 2021), j’avance ici qu’une des pistes explicatives de cet embrasement est l’absence de prise en charge de la politisation ordinaire liée aux discriminations territoriales et raciales, qui, sans débouchés, s’avère hautement inflammable.
Le décalage entre le quotidien des habitant·es et le débat public
Les morts liées à l’action policière font partie du quotidien des 5 millions de personnes vivant dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Pour le reste de la société, en revanche, ces drames ne sont largement visibilisés qu’une fois tous les vingt ans, quand les banlieues s’embrasent. En 1983, l’hospitalisation de Toumi Djaïdja, jeune président de l’association SOS Avenir Minguettes, à la suite d’affrontements entre policiers et jeunes de ce quartier de Vénissieux, est le déclencheur de la marche pour l’égalité et contre le racisme. En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police, est le déclencheur des révoltes qui ont embrasé les quartiers populaires pendant trois semaines. En 2023, la mort de Nahel Merzouk déclenche des émeutes, plus courtes et plus intenses, y compris dans la répression et le traitement judiciaire des jeunes impliqués.
Les personnes les plus attentives à ces quartiers citent aussi les émeutes de 2007 à Villiers-le-Bel et d’autres communes du Val-d’Oise. Une certaine visibilité est également donnée à ces drames par les mobilisations des familles des victimes, comme le collectif Justice et Vérité pour Adama, après la mort d’Adama Traoré, le 19 juillet 2016, après son interpellation à Beaumont-sur-Oise, alors qu’il tentait de fuir un contrôle policier.
Pour les habitant·es, à travers ces drames, il est question de frères, de cousins, de voisins, d’amis. Prenons l’exemple d’Asma, trentenaire, agent de la fonction publique dans une ville de Seine-Saint-Denis, rencontrée à Villepinte. Quand elle avait 17 ans, son ami Karim est mort alors qu’il tentait d’échapper à scooter à un contrôle de police. Ils habitaient tous deux le quartier des Quatre-Chemins à Aubervilliers. Asma, bonne élève, aidait Karim à la bibliothèque. Son décès l’a d’autant plus touchée que son petit frère s’appelle aussi Karim. Cette expérience a été fondatrice dans son engagement pour la prévention de la délinquance et la lutte contre les discriminations dans l’association Zonzon 93 à Villepinte. Elle m’envoie un texte par e-mail le 2 juillet 2023 :
En 2023, comment ne pas penser à Karim, lorsque Nahel nous quitte ? Cette situation était totalement prévisible. L’invisibilisation des souffrances, et de la pauvreté, dans l’indifférence de la société qui s’emploie à perpétuer ces phénomènes, étaient le feu qui dormait, et ce drame, la mort de Nahel, l’allumette qui l’a rallumé […]. L’usage de la force doit être encadré. On ne devrait pas permettre à certains de jeter le discrédit sur une profession noble. […] Tous les discours de fermeté sont actuellement dirigés vers les « émeutiers, casseurs » : ce ne serait pas un problème si la justice était ferme et juste avec tout le monde [2].
À l’étranger, les pratiques policières françaises sont fortement critiquées. La porte-parole du bureau des droits de l’homme de l’ONU, dans un communiqué du 30 juin 2023, estimait ainsi que « la France doit se pencher sur les problèmes de racisme et de discrimination raciale parmi les forces de l’ordre [3] ». En France, en revanche, les morts liées aux missions de police, alors qu’on en compte en moyenne trois chaque mois [4], sont soigneusement tenues à l’écart de l’agenda des politiques publiques et même de l’agenda médiatique. Il y a certes des critiques dans le débat public, mais elles déclenchent de telles polémiques qu’elles peinent à peser. Le cadrage public dominant des émeutes de juin-juillet 2023 s’est dès lors résumé à un réquisitoire contre les jeunes émeutiers, considérés comme des sauvages. On ne reprend même plus la description de l’événement ayant déclenché ces émeutes : la mort arbitraire de Nahel, tué à bout portant par un policier.
Ce décalage entre la faiblesse du débat public, le déni du problème par nos dirigeants et la perception très directe, personnelle, de la mort possible au coin de la rue à la suite d’un contrôle d’identité qui tourne mal, et le sentiment que les policiers agissent en toute impunité, peut déclencher une rage incompressible (Kokoreff 2021). C’est ce qui s’est passé dans les jours qui ont suivi le 27 juin 2023.
La politisation ordinaire issue de l’expérience des discriminations
Notre enquête collective montre comment l’expérience des discriminations structure le rapport au politique dans les quartiers populaires (Talpin et al. 2021), qu’il s’agisse de discriminations raciales ou territoriales – être traité défavorablement du fait d’habiter un territoire regroupant des populations pauvres, paradoxalement sous-doté en services publics.
Sur la base de 245 entretiens biographiques ainsi que d’observations et d’entretiens auprès d’associations, réalisés dans neuf communes populaires en France (Roubaix, Vaulx-en-Velin, Villepinte, Le Blanc-Mesnil, Lormont et Grenoble) et à l’étranger (Montréal, Los Angeles et Londres), nous avançons que les discriminations, notamment raciales, suscitent une politisation ordinaire.
Nous avons récolté plus de 900 récits d’expériences discriminatoires, vécues personnellement ou dont ont été témoin les personnes rencontrées. À la question : « À votre avis, quelles sont les causes de ces expériences ? », les causes individuelles (les préjugés, la bêtise des gens, mon attitude – phénomène d’auto-culpabilisation) ne sont mentionnées que dans la moitié des cas. Pour l’autre moitié, ce sont des causes politiques, au sens large du terme, qui sont mentionnées : les institutions locales (école, mairie) qui n’assurent pas l’égalité, la stigmatisation des musulmans après les attentats de 2015, les lois, l’histoire coloniale, le racisme dans la police et les médias.
Ces deux types de causes sont cités à peu près le même nombre de fois dans les entretiens, mais le nombre d’enquêté·es mentionnant des causes politiques est un peu plus important. Ainsi, 45 % des victimes ou témoins de discrimination attribuent leur expérience à des causes générales, structurelles ou institutionnelles (contre 41 % pour les causes individuelles). C’est plus que nous en faisions l’hypothèse, sachant que ce ne sont par ailleurs pas davantage que les autres les plus diplômé·s ou engagé·s qui politisent ainsi leur expérience de discrimination. Ce résultat remet en cause l’idée d’une dépolitisation des habitant·es de banlieue, tout comme la prévalence d’une conscience sociale triangulaire selon laquelle leurs problèmes viendraient d’après elles et eux des gens qui sont « plus bas » : les plus pauvres, les migrants, les Roms, etc. Notre enquête montre à l’inverse que l’épreuve de la discrimination contribue à une verticalisation des sentiments d’injustice de certaines fractions des classes populaires (racisées et habitant les quartiers pauvres urbains) : c’est bien l’État, les pouvoirs publics et les institutions qui sont jugés responsables. Nous avons aussi pu constater que cette expérience façonne les identifications collectives dans une sorte de conscience de groupe favorable à la participation politique. On est bien là en présence d’une politisation ordinaire, d’un potentiel de politisation plus structurée.
Les bâtons dans les roues des associations
Or, cette politisation ordinaire est peu travaillée par les partis politiques et les collectivités locales. Ces enjeux peinent aussi de plus en plus à être pris en charge par les associations dans les quartiers, pour deux raisons. D’une part, le tissu associatif est très abîmé par la raréfaction des contrats aidés (240 000 ont été supprimés depuis 2007), les baisses de subventions et la logique d’appels à projets. D’autre part, lorsque des collectifs d’habitant·es se saisissent des enjeux de discrimination, ils sont obligés de le faire discrètement (Carrel 2023), sous peine de s’exposer à des formes plus ou moins subtiles de répression.
Nous avons d’ailleurs pu observer plusieurs exemples de répression de collectifs de lutte contre les discriminations impliquant des jeunes. Leurs initiatives, nées en lien avec le centre social (à Lormont, à Vaulx-en-Velin), des militants associatifs du quartier (à Roubaix) ou des universitaires (à Vaulx-en-Velin), sont au départ très bien vues par les institutions. Mais lorsque ces collectifs commencent à enquêter plus précisément sur les causes des discriminations raciales, à formuler des propositions et à interpeller les pouvoirs publics, ils sont mis en cause et finissent par être montrés du doigt par la préfecture, soupçonnés de « communautarisme » (Mohammed et Talpin 2018). Des salariées de centres sociaux ont ainsi dû muter ou restreindre leur activité, des collectifs ont perdu leurs financements, la dynamique d’enquête collective a été stoppée. En somme, les associations dans les quartiers populaires sont condamnées à ne pas trop enquêter, trop débattre et trop interpeller les institutions sur les discriminations pour exister. La dégradation des relations du monde associatif avec les pouvoirs publics, amorcée après les attentats de 2015, s’est accentuée avec le vote de la loi du 24 août 2021. Dite loi séparatisme, elle a étendu les motifs de dissolution administrative et a créé le contrat d’engagement républicain, obligatoire pour l’obtention d’aides financières publiques. En cas de non-respect de ce contrat, une association peut se voir retirer ses subventions. L’interprétation des obligations, telles que « ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République » ou « s’abstenir de toute action portant atteinte à l’ordre public », donne lieu à des sanctions parfois abusives, renforçant la défiance mutuelle (Talpin et al. 2022). Cette restriction des libertés associatives alimente un cercle vicieux de radicalisation des contestations.
La politisation ordinaire sans débouchés, une fatalité ?
Un sentiment d’injustice qui s’appuie sur une expérience massive des discriminations, une politisation ordinaire sans intermédiaires, un épuisement des acteurs associatifs, une défiance mutuelle entre les habitant·es et les politiques, voilà les ingrédients d’un cocktail hautement inflammable. À cela s’ajoute l’incurie des politiques publiques. Du côté des discriminations raciales, « la lutte contre les discriminations n’a pas eu lieu » (Simon 2015). Du côté des inégalités socio-spatiales, de nombreuses évaluations et rapports de la Cour des comptes ont établi que les moyens alloués au titre de la politique de la ville – inférieurs à 1 % du budget de l’État – ne suffisent pas à compenser l’inégale allocation des budgets des autres politiques publiques (éducation, emploi, santé, sécurité…) qui s’opère au détriment des quartiers prioritaires [5]. Nous sommes bien loin des dix-neuf mesures du plan Borloo de 2018 et des préconisations pour une réforme radicale de la politique de la ville (Bacqué et Mechmache 2013), que nos dirigeants seraient bien inspirés d’aller relire.
Comme en 2005, il y a bien de la révolte, du protopolitique, dans l’embrasement de nos quartiers populaires [6], et nier cette dimension politique aboutit à évacuer la responsabilité très largement répandue consistant à laisser se développer les inégalités et discriminations. La radicalisation de la contestation renvoie à une crise démocratique qui dépasse les quartiers populaires, nourrie par une gouvernementalité autoritaire, les promesses déçues de la démocratie participative et la paupérisation croissante des classes populaires. Un autre pan de notre enquête permet cependant de montrer qu’un développement du pouvoir d’agir des habitant·es de ces quartiers peut voir le jour quand les leaders sont soutenus, quand les formats d’engagement sont horizontaux, portés sur l’action, et quand les agents publics, les élu·es, les scientifiques écoutent et coconstruisent des solutions avec la population. Tout ceci doit s’accompagner d’un changement de paradigme des politiques publiques, afin qu’elles deviennent réellement redistributives, prennent en charge le problème des discriminations au lieu de le mettre sous le tapis et soutiennent les associations au lieu de les faire taire.
Bibliographie
- Bacqué, M.-H. et Mechmache, M. 2013. Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous, Rapport rendu au ministre de la Ville le 8 juillet 2013, Saint-Denis : CGET.
- Carrel, M. 2023. « Discreet Mobilizations Against Discrimination. Informal Participation in French Deprived Neighborhoods », International Journal of Politics, Culture, and Society, vol. 36, n° 1, p. 17-33.
- Kokoreff, M. 2021. La Diagonale de la rage. Une histoire de la contestation sociale en France des années 1970 à nos jours, Paris : Divergences.
- Mohammed, M. et Talpin, J. (dir.). 2018. Communautarisme ?, Paris : PUF.
- Simon, P. 2015. « La lutte contre les discriminations n’a pas eu lieu. La France multiculturelle et ses adversaires », Mouvements, n° 83, p. 87-96.
- Talpin, J., Balazard, H., Carrel, M., Hadj Belgacem, S., Kaya, S., Purenne, A. et Roux, G. 2021. L’Épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, Paris : PUF.
- Talpin, J., Delfini, A. et Roux, A. 2022. Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme, 2e rapport de l’Observatoire des libertés associatives.