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La mémoire au coin du bidonville

Dans le roman Rue des Pâquerettes, Mehdi Charef propose une mémoire des bidonvilles à hauteur d’enfant. Cette mémoire montre à la fois les effets néfastes de la ségrégation et de la précarité, et les ressources invisibles que recèle cet espace pour s’en sortir.

Recensé : Mehdi Charef, Rue des Pâquerettes, Marseille, Hors d’atteinte, « Littératures », 2018, 252 p.

Publié en 2018 dans la collection « Littératures » des éditions Hors d’atteinte, Rue des Pâquerettes s’inscrit dans la lignée des textes et films que Mehdi Charef a consacrés aux bidonvilles et cités de transit de l’après-guerre en France, majoritairement habités par des familles et travailleurs immigrés. Son travail, à l’instar de celui de José Vieira sur les bidonvilles portugais (pour le plus récent de ses films, voir Vieira 2014), a contribué à sortir de l’invisibilité ces lieux de vie, en mettant en avant des histoires singulières et marquantes et leur inscription dans des dynamiques structurelles plus larges.

Ce compte rendu aborde ces apports d’une narration enfantine reconstituée pour saisir de l’intérieur les conditions matérielles de vie en bidonville, puis les pistes d’analyse suggérées par l’ouvrage en matière de socialisation et de différenciation des trajectoires des enfants des bidonvilles.

Ce qu’apporte le regard rétrospectif d’un enfant sur la vie en bidonville

À première vue, la forme littéraire adoptée par Mehdi Charef peut surprendre : passant d’image en image, de lieu en lieu, le récit n’est ni linéaire, ni thématique. Il est construit autour de la voix du narrateur, que l’on suit à l’école, dans la baraque familiale, dans les sorties aux alentours du bidonville et à Paris, mais aussi dans le voyage en France, dans l’Algérie d’avant le départ. Ce choix permet d’accéder à une densité d’impressions, d’émotions et de sensations qui rend vivant et extrêmement tangible l’univers du bidonville de Nanterre fréquenté par l’auteur, alors même que ce dernier a été détruit il y a plus de cinquante ans et que ses traces demeurent parcellaires, comme celles d’autres espaces de vie populaires et immigrés (Veschambre 2008).

D’une certaine manière, le fil en apparence décousu de la narration incarne aussi la dimension fragmentaire de la mémoire puisque la dynamique remémorative n’est pas non plus linéaire et figée, se constituant au contraire au fil des groupes et des lieux qui la réactivent (Halbwachs 1925). Si on peut parfois regretter de manquer de repères temporels et spatiaux, notamment pour qui ne serait pas familier de cette histoire, on ne peut qu’apprécier l’extrême précision des détails sur les espaces, les ambiances, les bruits, les lumières et les silhouettes qui donnent l’impression d’un véritable film à l’écrit sur les bidonvilles et leurs abords.

Le pari d’incarner ces souvenirs à hauteur d’enfant, en formulant sous une forme faussement naïve des impressions de jeunesse – « la France n’est vraiment pas gentille, non seulement elle ne nous a pas payé le voyage pour venir assurer la relève, mais elle n’a pas non plus pensé à nous loger » (p. 63) – est également payant en ce qu’il fait mieux ressortir, par contraste, le regard aiguisé porté par l’auteur sur les structures qui pesaient sur son quotidien. Les rapports de pouvoir internes aux bidonvilles, peu visibles pour l’observateur extérieur qui a tendance à homogénéiser les profils des habitants, sont par exemple particulièrement bien restitués avec le récit de scènes impliquant un épicier propriétaire de plusieurs baraques. Le racisme à l’œuvre et son inscription dans de multiples rapports sociaux – notamment l’aide sociale – sont aussi très vivants sous la plume de l’auteur, qui retranscrit tant les remarques acerbes auxquelles il doit faire face que les discriminations rencontrées. Enfin, l’ouvrage propose dès les premières lignes, sans que cela ne soit explicite, une réflexion en filigrane sur le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités. Par petites touches, Mehdi Charef donne des indices permettant de comprendre les modalités de sa trajectoire d’écrivain et de réalisateur, en racontant notamment des interactions privilégiées avec un instituteur qui lui donne un carnet (est-ce d’ailleurs un support des souvenirs du livre ?), des conseils de style et l’encourage à écrire.

L’hétérogénéité des socialisations en habitat ségrégé et précaire

La réflexivité est décuplée par le fait que l’auteur, comme les autres enfants et adolescents de l’époque, a beaucoup circulé dans le bidonville et ses alentours. Les souvenirs qu’il retranscrit offrent ainsi l’occasion de mieux travailler la question de l’hétérogénéité des socialisations à l’œuvre dans un univers qui semble pourtant très fermé et homogène au premier abord.

L’impression la plus manifeste qui ressort du récit est en effet celle de conditions de vie particulièrement éprouvantes et d’une socialisation aux frontières dont j’ai proposé ailleurs une analyse (Delon 2019). De l’Algérie à la France, l’expérience de Mehdi Charef est celle d’une violence coloniale et postcoloniale intense et répétée. Pendant la guerre, il raconte que sa mère, craignant les viols des soldats, se salissait et s’enlaidissait pour éviter d’attirer leur attention. En France, la police surveille de près les baraques et des pompiers munis d’une hache sont prêts à détruire le moindre agrandissement relevé. Comme dans d’autres récits d’enfants des bidonvilles, on retrouve les souvenirs des rats ou de la boue qui rendent éprouvant le quotidien et qui participent à l’incorporation d’une honte de soi (l’auteur fait par exemple revivre sa crainte de croiser le regard de ses camarades d’école lorsqu’il passe devant des immeubles, crainte qui lui fait baisser les yeux en permanence).

Tout au long de l’ouvrage, cependant, on lit aussi de nombreuses traces de socialisations plus hétérogènes. Si Mehdi Charef se montre si réceptif aux socialisations scolaires – « je passe pour le fayot » (p. 107), « intègre-toi ou crève » (p. 109) –, il met en regard ce fort investissement avec la difficulté à trouver dans le père une figure à laquelle s’identifier. Âgé d’une dizaine d’années lorsqu’il arrive en France, il ressent profondément sa déception et celle de sa mère, dont il fait une figure centrale du récit, dans la lignée de sa grand-mère maternelle restée en Algérie qui lui prédit une « drôle d’existence », car il pose « trop de questions » (p. 226). Alors que tout pousse pour qu’il « prenne le même chemin » que son père, il se sent « différent : le père est docile, secret, l’enfant a la rage, a la haine » (p. 109). Ses fréquentations, à l’école, mais aussi dans un bar où une prostituée lui présente un étudiant qui fait de l’aide aux devoirs, sont très diversifiées et l’introduisent dans une pluralité d’univers où d’autres possibilités s’ouvrent à lui. En lien avec les dispositions à la débrouille incorporées au bidonville – plusieurs scènes ont pour objet le glanage de livres dans des décharges –, ces éléments témoignent de socialisations plurielles (Lahire 1998), observées dans d’autres contextes familiaux et urbains.
Déconstruire la figure du ghetto en étudiant la différenciation sociale de l’enfance (Lignier et al. 2012) qui y opère : cela pourrait bien être l’une des conclusions de Rue des Pâquerettes, qui invite, par ailleurs, à poursuivre l’étude de cette période et de ces lieux de vie.

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Pour citer cet article :

Margot Delon, « La mémoire au coin du bidonville », Métropolitiques, 23 septembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/La-memoire-au-coin-du-bidonville.html

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