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Trente nuances de capitalisme urbain

À partir d’entrées disciplinaires variées et d’enquêtes menées sur les cinq continents, trente auteurs et autrices dépeignent les multiples visages du capitalisme urbain et livrent ainsi des outils pour penser les obstacles au droit à la ville.

Recensé : Matthieu Adam, Émeline Comby (dir.), Le Capital dans la cité. Une encyclopédie critique de la ville, Paris, Éditions Amsterdam, 2020

Les analyses attachées à saisir les transformations urbaines au prisme des dynamiques des rapports de pouvoirs connaissent depuis une vingtaine d’années un indéniable renouveau dans les sciences sociales françaises, en géographie notamment (Gintrac 2020). Pour autant, il reste rare que « le régime capitaliste, ici compris comme un système économique, idéologique et politique » (p. 11), soit mis explicitement au centre de l’attention. Le Capital dans la cité affirme en ce sens une singularité, tout en prolongeant un élan.

Ouvrage collectif réunissant les contributions de trente-quatre auteurs et autrices [1] de différentes disciplines (géographie, sociologie, sciences politiques, urbanisme et aménagement, sciences de l’environnement, sciences du tourisme, études culturelles), Le Capital dans la cité est composé d’une succession de trente notices précédée d’une introduction présentant son ambition transversale, à savoir « donner des outils pour comprendre, penser et agir sur les transformations urbaines en cours sous le régime capitaliste » (p. 11). En ce sens, ce livre affirme donc un positionnement critique soucieux de mettre en lumière ce que les configurations des espaces urbains et les façons de gouverner les villes doivent aux rapports de force structurant les sociétés capitalistes contemporaines.

Les visages urbains du capitalisme contemporain

La notion de capitalisme urbain donne à l’ouvrage sa principale ligne directrice. En introduction, Matthieu Adam et Émeline Comby s’attachent à la définir, dans le sillage des travaux du sociologue Rob Shields (Shields 1991), comme « le mode de spatialisation du capitalisme dans les villes » (p. 11). Le codirecteur et la codirectrice de l’ouvrage soulignent dans la foulée la portée critique de cette notion, dès lors « [qu’] imposer son mode de spatialisation est un des moyens des systèmes hégémoniques, dont le capitalisme est assurément, pour s’imposer à toutes et à tous comme une évidence » (p. 11). On reconnaît ici une filiation avec le concept de production de l’espace théorisé par Henri Lefebvre au début des années 1970 (Lefebvre 1974), comme « rapport social dans lequel l’espace s’élabore comme un produit collectif » (p. 19), et que l’ouvrage reprend parmi ses bases théoriques.

Pour autant, cette entrée en matière n’annonce pas un livre de théorie (néo)marxiste de l’urbain, dominé par l’abstraction et n’envisageant qu’à très gros traits le rôle des acteurs et actrices qui, en situation, produisent la ville, sur le plan matériel, normatif ou symbolique [2]. Plutôt, ces bases conceptuelles sont ici mises au service d’une démarche de type didactique, visant à aider à reconnaître une série de « concrétisations [du capitalisme urbain] en des lieux et en des moments spécifiques, [dans] des formes matérielles, des organisations humaines, des pratiques spatiales et des rapports sociaux » (p. 25). En un mot, il s’agit de « mettre de la chair » sur la notion de capitalisme urbain.

Cette perspective se retrouve dans le choix des notices qui composent le corps de l’ouvrage. Relativement concises (une douzaine de pages en moyenne), celles-ci portent davantage sur des expressions tangibles du capitalisme urbain que sur des thématiques plus englobantes. Ainsi, par exemple, l’ouvrage propose une entrée « Airbnb » mais pas d’entrée « tourisme », ou une notice « marketing » plutôt qu’une notice « attractivité territoriale ». De même, les entrées « reconquête des fronts d’eau » et « renouvellement urbain » sont privilégiées à une entrée « gentrification [3] ». Cette sélection raisonnée justifie in fine le sous-titre de l’ouvrage – « une encyclopédie critique de la ville » –, même si celui-ci n’a pas de prétention à l’exhaustivité.

Les notices abordent tantôt des objets classiques des études urbaines (logement social, migration ou mobilité, par exemple), tantôt des objets relativement moins balisés dans ce champ (austérité, espace public sonore, réseaux techniques ou zones logistiques, par exemple). Au fil des pages, on parcourt des rues parsemées d’appartements convertis en locations touristiques à Reykjavik, une friche industrielle recyclée en pépinière de start-ups dans l’agglomération lilloise, plusieurs quartiers de gares TGV où s’élèvent désormais les mêmes immeubles tertiaires standardisés ou encore des parcs logistiques du périurbain francilien retirés à la vue par des talus paysagers. On découvre aussi les techniques de sonorisation de transports publics ou de rues commerciales, l’émission d’obligations « vertes » pour le financement du Grand Paris Express, la disparition graduelle du terme « logement social » dans les politiques québécoises au profit de l’expression « logement abordable » ou l’ouverture d’une école publique à gestion privée (charter school) par une ONG à Atlanta. D’autres notices, encore, donnent à voir le quotidien marqué par la précarité des gardiens de sécurité veillant sur les résidences fermées à Nairobi, les parcours migratoires de jeunes Chinois diplômés vers les grandes métropoles du pays ou les mécanismes d’appropriation privative des rives du lac d’Annecy par des familles bourgeoises. Certaines notices sont néanmoins plus explicites que d’autres sur les liens entre l’objet dont elles traitent et la notion de capitalisme urbain qui les relie.

Enfin, plusieurs notices se centrent sur des objets « à la mode » dans les débats urbains actuels, tels que, par exemple, les nouveaux services de mobilité urbaine proposés par des entreprises privées, les dispositifs de mise à disposition de données urbaines en « open data », les pratiques d’agriculture urbaine ou les projets menés au nom de la smart city ou de la « ville durable ». En situant ces objets dans des rapports de pouvoir, l’ouvrage en propose une lecture critique particulièrement bienvenue.

Le capitalisme urbain ne s’imprime pas sur une page blanche

De manière transversale, plusieurs notices soulignent que la spatialisation du capitalisme, loin d’opérer à la manière d’une force omnipotente et pleinement autonome, est un processus fortement médiatisé, par l’action de pouvoirs publics en particulier. Dans la « ville néolibérale » contemporaine (Pinson 2020), l’alignement de stratégies d’accumulation plus financières (ou ubérisées) qu’industrielles et de manières de gouverner les territoires plus imprégnées d’ethos entrepreneurial que de l’idée de service public n’est en effet jamais purement mécanique. Il repose au contraire sur des jeux d’acteurs toujours situés, faits de négociations plus ou moins âpres et de bricolages institutionnels, et suscite régulièrement des luttes ou l’intervention de contre-pouvoirs.

Considérées dans leur ensemble, les notices donnent également à voir le caractère structurellement inégalitaire des modes de spatialisation du capitalisme contemporain : expositions accrues aux pollutions environnementales des populations les moins responsables de celles-ci, dépossessions matérielles ou symboliques de lieux d’habitat ou de vie urbaine, exploitation rentière de logements dégradés (Desmond 2019), assignation à résidence des classes populaires dans des quartiers désindustrialisés où les promesses de reconversion tertiaire ne sont qu’un mirage, dégradation des services publics d’éducation, de transport ou de logement imposée aux populations non solvables, marginalisation, stigmatisation ou répression d’activités en place dans les quartiers populaires au profit d’un soutien à des secteurs en phase avec les canons de l’attractivité métropolitaine, prolétarisation des emplois de service, notamment dans les entreprises de livraison à domicile désormais prisées par quantité de citadins, etc.

Que faire ?

« Cet ouvrage ne se focalise pas sur les solutions pour lutter pour le droit à la ville, mais plutôt sur ce qui le restreint » (p. 27). Bien qu’annoncé d’entrée de jeu, et quoique certaines notices évoquent quelques pistes, ce choix pourra sans doute susciter quelques frustrations parmi les lecteurs et lectrices. Mais on peut le voir, aussi, comme un révélateur d’un déficit plus général, à l’échelle du champ des études urbaines critiques dans son ensemble. À ce jour, en effet, celui-ci peine encore à faire émerger, si ce n’est des « solutions », les ingrédients d’un droit à la ville effectif, c’est-à-dire, d’un anticapitalisme (ou postcapitalisme) urbain. En d’autres mots, il reste à trouver les voies à suivre pour passer du capital dans la cité à la cité délivrée du capital.

Bibliographie

  • Desmond M. 2019. Avis d’expulsion. Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, Montréal : Lux.
  • Gintrac, C. 2020. « Le foisonnement récent de la géographie critique en France », Histoire de la recherche contemporaine, t. IX, n° 1, p. 35-44.
  • Harvey, D. 2020. Les Limites du capital, Paris : Amsterdam.
  • Lefebvre, H. 1974. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.
  • Pinson, G. 2020. La Ville néolibérale, Paris : PUF.
  • Shields, R. 1991. Places on the Margin. Alternative Geographies of Modernity, New York : Routledge.

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Pour citer cet article :

Mathieu Van Criekingen, « Trente nuances de capitalisme urbain », Métropolitiques, 5 juillet 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Trente-nuances-de-capitalisme-urbain.html

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