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Les politiques de mobilité des métropoles ont-elles été redéfinies par la crise du Covid ?

À partir d’une comparaison de six métropoles, Jean Debrie et Juliette Maulat montrent que la pandémie a peu modifié les politiques de mobilité urbaine en France. Les mobilités décarbonnées sont davantage encouragées, mais sans réflexion nouvelle sur la réduction de la mobilité elle-même, ni sur le traitement inégal des centres et des périphéries.


Dossier : Les mobilités post-Covid : un monde d’après plus écologique ?

La pandémie s’est traduite par une modification brutale à court terme des mobilités. Les conséquences immédiates des confinements sont connues : une réduction importante des déplacements, partiellement remplacés par les télécommunications ; des changements forts de pratiques modales (croissance des déplacements à pied et à vélo, diminution de ceux en transports collectifs et en voiture) ; et une amplification des déplacements courts (Kaufmann 2020). Durant la crise, de nombreux discours médiatiques annonçaient un basculement vers un « monde d’après » caractérisé par un nouveau régime de mobilité. L’observation des pratiques, à partir des statistiques nationales et locales disponibles en 2023, témoigne d’une inflexion bien plus légère. Elle est marquée par une accélération de dynamiques préexistantes à la pandémie (croissance des modes actifs, forte diffusion du télétravail, développement de la livraison à domicile) et d’autres plus émergentes liées pour partie au développement du télétravail (réduction du nombre de déplacements, croissance des déplacements courts). Ces inflexions, si elles restent difficiles à mesurer sur ce temps court, interpellent la trajectoire des politiques de mobilités dites durables.

Cet article discute de l’évolution des politiques de mobilité depuis la pandémie à partir d’une analyse des agendas, des outils et des projets en la matière dans différentes métropoles françaises (Paris, Strasbourg, Rennes, Clermont-Ferrand, Grenoble et Rouen), appuyée sur un corpus documentaire [1]. Les cas ont été choisis de façon à inclure des métropoles de taille variée présentant un degré différencié d’ancienneté et de structuration des politiques en faveur des alternatives à l’automobile. Ces métropoles ont en commun d’être caractérisées par des majorités de gauche dans les villes-centres (avec des maires socialistes ou écologistes). Trois d’entre elles sont pilotées par une majorité politique différente de celle de la ville-centre (Paris, Strasbourg et Grenoble). Après avoir exposé les principaux points d’inflexion des politiques de mobilité post-Covid, l’article signale quelques controverses actuelles.

Une inflexion des politiques de mobilité urbaine ?

L’évolution des politiques de mobilité en France en réponse aux référentiels de durabilité et plus récemment de transition déployés ces vingt dernières années a été caractérisée par la littérature académique (Gallez 2015 ; Reigner et Brenac 2021 ; Debrie, Maulat et Berroir 2020). Cette évolution repose sur la mobilisation d’une boîte à outils commune dans la plupart des contextes métropolitains (développement du transport collectif, actions en faveur du vélo et de la marche, restriction sélective de l’automobile, densification urbaine, etc.), dont les réalisations sont différenciées entre centres et périphéries : « aux centres-villes historiques et aux centralités secondaires la protection vis-à-vis de l’automobile, aux périphéries urbaines les infrastructures routières performantes et les grands nœuds » (Reigner et al. 2013).

Dans ce contexte, quelles ont été les conséquences des confinements successifs sur l’orientation des politiques de mobilité ? La première concerne le renforcement des actions en faveur de la promotion du vélo et de la marche, mais également l’accélération de leur mise en œuvre avec le recours à de nouveaux outils, tels que l’urbanisme temporaire (Morio et Raimbault 2021 ; Ortar et Rérat 2023). Les aménagements cyclables provisoires créés à la sortie du premier confinement (qualifiés alors de « coronapistes ») et le réaménagement des espaces publics (élargissement des trottoirs, extension des zones piétonnes) pour répondre tant aux enjeux de mobilité qu’aux règles sanitaires de distanciation sociale, ont été en partie maintenus et consolidés (Chapelon et al. 2023). Leur pérennisation a été permise par des investissements provenant des municipalités et des autorités organisatrices de la mobilité locales (métropoles et autres intercommunalités), souvent cofinancés par les Régions et soutenus par l’État (simplifications réglementaires pour permettre la mise en place de voies temporaires, augmentation des moyens consacrés au vélo et à la marche en lien avec la loi LOM (loi d’orientation des mobilités), appels à projets annuels sur la mobilité active). Cette concrétisation des politiques métropolitaines en faveur du vélo (RER Vélo, voies cyclables, aides à l’équipement, politiques de stationnement) prend néanmoins une importance variable selon les métropoles, en fonction de leur trajectoire politique, de leurs ressources et du poids des associations environnementales et d’usagers. À Paris, Strasbourg et Grenoble, par exemple, la pandémie a conforté la mise en œuvre des politiques en faveur du vélo déjà engagées, tandis que dans les autres métropoles étudiées (Rouen, Rennes et Clermont), la crise a plutôt été un accélérateur de la concrétisation de politiques vélos émergentes.

Au regard de ce renforcement inédit des politiques cyclables, la prise en compte de la marche à pied comme mode de transport semble plus limitée et centrée sur des politiques de piétonisation adossées à la valorisation des centralités commerciales (Strale 2017). La marche reste pensée « comme un levier d’attractivité pour des centres-villes apaisés, commerçants et touristiques » (Chastenet et al. 2023) et n’est guère envisagée comme un mode de transport à l’échelle métropolitaine. Néanmoins, certains des aménagements temporaires ont été pérennisés, qu’il s’agisse de l’élargissement des trottoirs ou des terrasses créées lors de la pandémie, pour permettre à la fois la distanciation sociale et l’ouverture des commerces, en particulier des restaurants et des bars. Si la marche reste peu prise en compte dans les politiques de mobilité, de récentes annonces suggèrent sa progressive mise à l’agenda national (Plan vélo et marche de 2023, appel à projet Marche du quotidien de l’Ademe, etc.) [2] et de nombreuses études introduisent une réflexion opérationnelle nouvelle [3]. À Strasbourg, dans un contexte de renforcement du plan métropolitain en faveur du vélo en juin 2021 (objectif de part modale de 20 % en 2030, 120 kilomètres de pistes cyclables supplémentaires en cinq ans, budget de 100 millions d’euros), la ville a adopté un nouveau Plan piéton visant à soutenir la marche comme mode de déplacement principal (2021-2030).

La fragilisation du système de transport collectif est une deuxième conséquence importante de la pandémie. Cette fragilisation est d’abord financière, avec une baisse des revenus de tarification doublée d’une explosion plus récente des coûts de l’énergie. Mais elle tient aussi au modèle d’exploitation lui-même, confronté au moment de la pandémie à une évolution des usages du transport collectif en lien avec le développement du télétravail. L’Institut Paris Région évoque ainsi un phénomène de « jours de pointe » en complément « des heures de pointe », avec une fréquentation plus importante du réseau francilien les mardis et jeudis, liée aux pratiques de télétravail . Cette fragilisation temporaire du système de transport collectif renforce les tensions existantes sur le financement de la mobilité urbaine. Celles-ci sont rencontrées non seulement par Île-de-France Mobilité, comme en témoignent les débats lors des assises du financement des transports franciliens , mais aussi par les autres autorités organisatrices de la mobilité métropolitaine . En dépit du contexte financier, aucune métropole n’annonce de remise en cause des investissements dans la modernisation ou les extensions de leurs réseaux prévus avant la pandémie , mais plutôt des décalages de calendrier. L’actualité post-Covid est en outre marquée par la relance des projets de RER métropolitains, actée en particulier par la loi de décembre 2023 sur les services express régionaux métropolitains, à l’étude avant la crise. Si les conditions financières de leur mise en œuvre restent encore très incertaines, ce cadre législatif soutient différentes études en cours dans les métropoles de Rouen ou de Rennes en faveur du renforcement d’une offre de service multimodale de transport public entre centres et périphéries, mais également différents projets déjà engagés, comme à Strasbourg qui a inauguré un premier volet de son réseau express fin 2022.

Des tensions fortes : nouvelles pratiques logistiques et controverses automobiles

Les cas étudiés permettent également d’identifier deux « cailloux dans la chaussure » des politiques de mobilité actuelles. Le premier tient au débordement de l’action publique par les nouvelles pratiques logistiques. La croissance considérable de la livraison à domicile depuis la pandémie introduit de nouveaux enjeux. Ils sont urbains, avec la multiplication des locaux où sont préparés ou stockés des produits destinés à cette livraison (dark kitchens, dark retails) – et les flux logistiques associés : « la dark city ou le risque d’une ville sans vitrine », pour reprendre un titre de La Gazette en décembre 2021. Mais ils sont aussi sociaux, avec notamment la précarisation renforcée des livreurs des plateformes de livraison à domicile [4]. En 2022, les désaccords entre l’association représentative des différentes intercommunalités urbaines françaises, France Urbaine, et le gouvernement sur la qualification même de ces nouveaux sites (entrepôts ou espaces de logistique urbaine ?) ou encore les batailles judiciaires entre la Ville de Paris et les grandes enseignes de dark store en sont un témoin parmi d’autres. L’évolution réglementaire nationale a finalement levé l’ambiguïté, en optant pour leur qualification juridique en tant qu’entrepôts. Elle contribue à donner progressivement aux villes des outils pour réguler ces pratiques logistiques, encore faiblement néanmoins au regard des enjeux environnementaux et sociaux de cette activité. Celle-ci relève en effet encore largement d’une « course folle » marquée par une quasi-gratuité et une réduction considérable des délais de livraison [5].

Le deuxième caillou tient aux tensions générées par la régulation accrue de l’automobile. Plusieurs exemples donnent à voir des mobilisations d’habitants, d’automobilistes ou d’élus en faveur de l’abandon des aménagements cyclables temporaires [6]. Les controverses récentes sur les zones à faibles émissions (ZFE), à Paris, Rouen ou Grenoble, illustrent aussi ces polémiques sur les modalités de réduction de la place accordée à l’automobile dans les métropoles, dans les centres comme dans les périphéries. Ce dernier point nous paraît essentiel car, s’il n’est pas exclusivement lié à la pandémie, il indique que d’une certaine façon la crise du Covid paraît loin aujourd’hui au regard de la situation économique, caractérisée par le retour de l’inflation et un enchérissement du prix de l’énergie, et de la mise en œuvre de politiques de régulation de l’automobile comme les ZFE.

Des politiques de mobilité toujours plus sélectives ?

Le décryptage des agendas métropolitains post-Covid pose la question d’une réorientation à plus long terme des politiques de mobilité urbaine. Les évolutions constatées dans les agendas des métropoles françaises attestent certes d’une amplification des orientations préexistantes (modes actifs, transports collectifs, régulation automobile, agenda logistique), mais sans se traduire par un changement de référentiel qui impliquerait une réflexion – encore largement inexistante – sur la réduction de la mobilité elle-même. La boîte à outils reste à ce titre relativement standard, héritée des politiques de durabilité, mais avec une mobilisation plus poussée du volet consacré à la mobilité active. L’introduction récente du référentiel de transition dans un contexte d’urgence climatique, présent dans les plans locaux intercommunaux des métropoles étudiées, ne semble pas à ce stade avoir modifié les outils. Cette boîte standard est mobilisée avec des intensités différentes en fonction des contextes propres à chaque métropole. Ces facteurs de différenciation gagneront à être explorés plus avant. Les métropoles sont caractérisées par des trajectoires propres de régulation de la mobilité urbaine. Certaines disposent d’un agenda déjà ancien de politiques d’alternatives à l’automobile (Paris, Strasbourg), elles ont parfois fortement amplifié leurs politiques de promotion des mobilités actives, en particulier du vélo, à l’échelle de la métropole (Grenoble, Rennes) à l’occasion de la pandémie, d’autres ont opéré une mise à l’agenda plus récente mais rapide dans un contexte de politiques de transition (Rouen, Clermont-Ferrand). Par ailleurs, ces métropoles peuvent être marquées par des majorités politiques contrastées entre la ville-centre et l’intercommunalité, pouvant se traduire par des débats vifs sur l’agenda des mobilités, comme entre les majorités de la Ville de Grenoble et celle de la Métropole ou comme entre la Ville de Paris et la Région Île-de-France. Au-delà de ces facteurs de différenciation, deux évolutions participent néanmoins d’une forme de standardisation de l’action métropolitaine : la consolidation de l’échelon intercommunal en tant qu’autorité organisatrice de la mobilité, d’une part ; la congruence entre la pandémie et les élections municipales de 2020, marquées par une écologisation des exécutifs locaux des métropoles étudiées, d’autre part. Il importe néanmoins de conclure sur le caractère sélectif des politiques de mobilité urbaine. La dualisation des politiques publiques constatée ces dernières années (Reigner et al. 2013 et Reiger et Brenac 2021), entre des centres urbains pacifiés propices aux mobilités actives et desservis en transport collectif et des périphéries urbaines dépendantes des mobilités automobiles sans alternative, ne se réduit pas. Ce constat est confirmé par plusieurs grands projets routiers dans les périphéries des métropoles étudiées (contournement de Strasbourg et de Rouen, par exemple). La question de la généralisation nécessaire des politiques de mobilité dans tous les territoires des bassins de vie métropolitains se pose donc avec acuité. Elle paraît d’autant plus importante à traiter que la croissance des déplacements de proximité depuis l’épisode pandémique se joue en grande partie dans les périphéries.

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Pour citer cet article :

Jean Debrie & Juliette Maulat, « Les politiques de mobilité des métropoles ont-elles été redéfinies par la crise du Covid ? », Métropolitiques, 25 avril 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Les-politiques-de-mobilite-des-metropoles-ont-elles-ete-redefinies-par-la-crise.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2031

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