Au printemps 2020, la pandémie de la Covid-19 a incité les pouvoirs publics à repenser l’utilisation de l’espace public, particulièrement des routes, afin de développer des moyens de transport à la fois efficaces et adaptés au contexte sanitaire. Redoutant une désertion des transports en commun et un report massif vers l’automobile, les décideurs d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud se sont tournés vers les modes actifs, dont le vélo, rapidement considéré comme un véhicule adapté pour assurer les préconisations de distanciation physique minimale. Les pouvoirs publics ont ainsi entrepris, souvent dans l’urgence et avec plus ou moins de succès, le développement d’infrastructures cyclables temporaires, qualifiées de « coronapistes » en France, permettant de faire face à un accroissement des pratiques cyclables en situation pandémique (Nurse et Dunning 2020 ; Ortar et Rérat 2023). Confrontés à de fortes attentes de pérennisation de ces aménagements, ils se sont depuis largement engagés dans cette voie.
Le présent porte-folio a été réalisé dans la continuité du projet Vélotactique [1], financé par l’Agence nationale de la recherche, qui vise à apporter aux praticiens et aux chercheurs des éléments de connaissance sur la mise en œuvre et la réception d’un urbanisme tactique cycliste dans le cadre de la crise sanitaire, ainsi que sa contribution à la transition énergétique. L’urbanisme tactique est une modalité d’intervention qui s’appuie sur des transformations matérielles temporaires, réversibles et peu coûteuses, susceptibles d’entraîner des changements rapides d’usage et d’appropriation de l’espace public urbain (Lydon et Garcia 2015 ; Thomas 2023).
Le projet de recherche repose sur un travail comparatif mené, en France, sur les métropoles de Besançon, Grenoble, Montpellier, Lyon, Paris, Rennes, Saint-Étienne (Ortar et al. 2023), en Suisse, à Lausanne et Genève, et dans les Amériques, notamment à Montréal et Bogotá. Afin d’élaborer ce porte-folio, nous avons mobilisé des résultats issus de l’analyse des cas de Lyon, Montpellier, Rennes et Bogotá.
Les photographies présentées dans ce porte-folio ont été réalisées en 2020 et 2021 par les chercheurs et chercheuses impliqués dans le projet Vélotactique afin de documenter l’urbanisme tactique en train de se faire. À un moment où les voyages et les réunions étaient rendus difficiles par le contexte sanitaire, le premier objectif de ces photographies a été de pouvoir appréhender la diversité des formes prises par les aménagements cyclables temporaires afin d’établir les termes de la comparaison entre les situations que chacun et chacune observait sur son terrain de recherche.
Diversité de formes, économie de moyens et accroissement des usages
Dans les villes françaises étudiées, les aménagements temporaires prennent généralement la forme d’un simple marquage au sol de couleur jaune – afin d’accentuer leur caractère provisoire – ponctuellement assorti de balises autorelevables de délimitation de voirie, également jaunes (photo 1). Pour ce faire, une voie de circulation automobile est supprimée (photo 2).
Photo : Nathalie Ortar (chercheuse).
Photo : Nicolas Bourgeais (chercheur).
À Bogota, les pistes temporaires sont délimitées par de simples séparateurs de chantier amovibles et sont, la plupart du temps, installées au centre de la chaussée afin d’éviter les conflits d’usages avec des véhicules en stationnement ou tournant à droite aux intersections (photo 3).
Photo : Maëlle Lucas (chercheuse).
Dans toutes les agglomérations étudiées, le déploiement d’itinéraires cyclables temporaires pendant la pandémie (77 km dans le Grand Lyon, respectivement 22, 23 et 84 km dans les métropoles de Montpellier, Rennes et Bogotá) a entraîné la réaffectation d’espaces publics auparavant alloués à la voiture, au grand dam des automobilistes impactés localement par un accroissement de la congestion routière. La pandémie de Covid-19 a ainsi accéléré la transition vers une répartition plus équilibrée de la voirie au profit des modes actifs et au détriment des modes motorisés. Cela a permis d’accroître la place dévolue au vélo dans l’espace public et d’attirer de nouveaux usagers. À Lyon, le nombre de cyclistes croît fortement depuis plusieurs années et la pandémie a accentué cette tendance (38 millions de passages à vélo enregistrés en 2021, 42 millions en 2022). Dans la métropole de Montpellier (photo 4), les compteurs permanents ont affiché une augmentation de l’usage du vélo de 14,9 % entre 2021 et 2022. À Rennes, les services à la mobilité de la ville ont pu observer une hausse de 66 % de la pratique cycliste entre 2019 et 2021. À Bogotá, après un pic d’usage du vélo à la sortie du confinement et jusqu’en décembre 2020, la part modale du vélo s’est stabilisée autour de 10 % à la fin 2021, soit une augmentation de 41 % entre 2019 et 2021.
Photo : Adrien Poisson (chercheur).
Conflits d’usages et sentiment d’insécurité : les limites de l’urbanisme tactique cycliste
En octroyant plus d’espace au vélo en période de crise sanitaire, la volonté des pouvoirs publics était de sécuriser la pratique et de fluidifier les cheminements cyclables. Force est de constater que cet objectif n’a que partiellement été atteint en raison de l’urgence et de l’ampleur du déploiement des aménagements cyclables transitoires, ainsi que de la faiblesse des moyens alloués aux projets comparativement aux modalités habituelles de l’action publique dans ce domaine.
Sur de nombreuses coronapistes, dont la plupart ont aujourd’hui été pérennisées, les cyclistes partagent leur voie avec les bus et les taxis, faute de superficie de voirie suffisante pour séparer complètement les modes. Pour la rue de l’Hôtel-Dieu, à Rennes, les associations locales d’usagers du vélo se sont d’abord félicitées de l’action publique qui a soustrait une voie initialement dédiée à la circulation automobile pour créer la première coronapiste rennaise exclusivement réservée aux cyclistes et séparée des autres flux par des balises autorelevables (photo 5). Cependant, la collectivité a rapidement été confrontée aux impératifs de fluidité des transports en commun, ce qui a conduit, en novembre 2020, à partager à nouveau l’espace temporairement alloué au vélo avec les bus (photo 6).
Photo : Association Rayons d’Action.
Photo : Nicolas Bourgeais (chercheur).
La cohabitation avec ces modes motorisés est parfois conflictuelle en raison des différentiels de gabarit ou de vitesse et des difficultés de dépassement. À ce sujet, les entretiens réalisés dans le cadre du projet Vélotactique témoignent d’un fort sentiment d’insécurité des cyclistes sur les voies partagées bus-vélo.
L’absence de séparateur physique de chaussées (bordures en béton, plots fixes…) conduit à des conflits d’usages avec des véhicules (voitures, utilitaires, camions…) en circulation illicite ou en stationnement sauvage sur la coronapiste, réduisant les gains de sécurité procurés par l’affectation différenciée des voies (photo 7).
Photo : Adrien Poisson (chercheur).
L’aménagement des intersections ayant été pensé, à l’origine, pour les modes motorisés, les carrefours sont une source majeure d’insécurité pour les cyclistes. Cela accroît leur vulnérabilité car ils sont parfois obligés de s’arrêter ou de se déporter sur les voies non dédiées empruntées par des véhicules circulant à haute vitesse (photo 8).
Photo : Maëlle Lucas (chercheuse).
Le traitement des intersections, toujours compliqué, conduit à la réalisation d’aménagements peu lisibles et potentiellement dangereux, comme la voie bus-vélo centrale du boulevard Garibaldi à Lyon, destinée à permettre aux voitures de stationner au feu avant de tourner à l’intersection suivante (photo 9). Ainsi, certains aménagements temporaires réalisés rapidement après la crise sanitaire interrogent quant à la pertinence de leur intégration dans le réseau cyclable préexistant, à la lisibilité de leur jalonnement et à leur capacité à assurer la sécurité des cyclistes.
Photo : Nathalie Ortar (chercheuse).
Il en ressort qu’un urbanisme tactique cycliste, s’il porte en lui une certaine économie de moyens, se doit néanmoins de sécuriser a minima la pratique du vélo. Or, ce n’est pas toujours le cas. On touche ici aux limites de cet exercice (photo 10).
Photo : Nicolas Bourgeais (chercheur).
L’augmentation du nombre de cyclistes est incontestablement une des conséquences positives de la récente crise sanitaire. Cela accroît globalement la pratique d’un mode actif et contribue à améliorer la qualité de l’air en ville. Les coronapistes ont parfois eu pour effet de réduire les conflits avec les piétons en réallouant à ces derniers toute la largeur des trottoirs et en transférant les cyclistes sur la chaussée. Mais ce n’est pas systématiquement le cas. À Lyon, montée de la Boucle, les aménagements temporaires empiètent sur les espaces dévolus aux circulations piétonnes, ce qui est source de conflits (photo 11).
Photo : Nathalie Ortar (chercheuse).
Par manque d’aménagements adaptés, des problèmes de cohabitation entre cyclistes et piétons persistent. À Montpellier, sur l’avenue de Nîmes, les piétons et les cyclistes se croisent dans un espace restreint et parsemé d’obstacles (bordures et potelets), faute de continuité d’itinéraire cyclable sécurisé (photo 12).
Photo : Adrien Poisson (chercheur).
À Rennes, boulevard d’Armorique, une fin d’aménagement ambiguë oblige les cyclistes à revenir sur la bande piétonne, ce qui entraîne fréquemment un évitement de cette portion d’aménagement (photo 13).
Photo : Léa Barbé (chercheuse).
Le déploiement massif des coronapistes pendant la pandémie a accéléré la prise de conscience des pouvoirs publics quant à l’importance de raisonner en termes de réseau et non plus de tronçons.
L’urbanisme tactique cycliste accélérateur de tendances : vers une pérennisation progressive des coronapistes
Comme leur nom l’indique, les aménagements temporaires sont amenés à disparaître ou à être pérennisés. C’est vers cette seconde solution que se sont orientées les villes étudiées, avec plus ou moins de célérité.
Dans de nombreux cas, la pérennisation a simplement pris la forme de l’abandon des jalonnements provisoires et de la couleur jaune au profit d’un marquage au sol de couleur blanche communément identifié par les différents usagers de la voirie (photos 14 et 15).
Photos : Adrien Poisson (chercheur).
Mais parfois, la pérennisation a pris la forme d’aménagements plus ambitieux. À Bogota, la piste cyclable temporaire de l’avenue Carrera-Séptima est la première à avoir été pérennisée courant 2020 (photo 16). Elle constitue un symbole fort de prise en compte des usages du vélo puisqu’elle est située sur un axe majeur de connexion au centre-ville, très fréquenté par les habitants aisés résidant plus au nord. Elle permet la sécurisation d’un axe déjà fréquenté par de nombreux cyclistes, qu’elle éloigne du trafic motorisé dense, et caractérisé par la circulation et l’arrêt de nombreux bus. Son implantation au milieu de la chaussée limite toutefois la possibilité pour les cyclistes de sortir de la voie et accroît les risques d’accident.
Photo : Maëlle Lucas (chercheuse).
Au travers de l’urbanisme tactique cycliste, la crise sanitaire a accéléré la mise en œuvre de projets déjà planifiés. À Rennes, l’aménagement du quai Duguay-Trouin en vélorue était prévu dans le cadre du réseau express vélo. Ce projet a connu une accélération notable grâce aux aménagements cyclables temporaires réalisés pendant la crise sanitaire et pérennisés au sortir de celle-ci (photo 17).
Photo : Nicolas Bourgeais (chercheur).
En conclusion, les travaux de recherche réalisés dans le cadre du projet Vélotactique ont montré que les coronapistes ont participé d’une forme de reconnaissance institutionnelle et infrastructurelle de la pratique cycliste. La période de crise sanitaire a accru de manière significative et spontanée l’attractivité du vélo, jugé peu ou pas contaminant par ses utilisateurs – en raison de la distanciation physique qu’il permet – comparativement à la promiscuité dans les transports collectifs (Molloy et al. 2021 ; Tirachini et Cats 2020). Cette situation a incité les pouvoirs publics à déployer un urbanisme tactique cycliste – sous la forme d’aménagements temporaires – qui peut être considéré comme un accélérateur de tendances conduisant à la pérennisation d’itinéraires cyclables dont la réalisation aurait nécessité beaucoup plus de temps.
Bibliographie
- Lydon, M. et Garcia, A. 2015. Tactical Urbanism. Short-term Action for Long-term Change, Washington D.C. : Island Press.
- Molloy, J., Schatzmann, T., Schoeman, B., Tchervenkov, C., Hintermann, B. et Axhausen, K. W. 2021. « Observed Impacts of the Covid-19 First Wave on Travel Behaviour in Switzerland Based on a Large GPS Panel », Transport Policy, vol. 104, p. 43-51. DOI : https://doi.org/10.1016/j.tranpol.2021.01.009.
- Nurse, A. et Dunning, R. 2020. « Is Covid-19 a Turning Point for Active Travel in Cities ? », Cities & Health, vol. 5, n° sup1, p. S174 S176. DOI : https://doi.org/10.1080/23748834.2020.1788769.
- Ortar, N. et Rérat, P. (dir.). 2023. Cycling Through the Pandemic. Tactical Urbanism and the Implementation of Pop-Up Bike Lanes in the Time of Covid19, Londres : Springer.
- Ortar, N., Sayagh, D., Poisson, A., Lammoglia, A., Feildel, B., Depeau, S., Chapelon, L., Hentgen-Izaguirre A. et Barbe, L. 2023. « Comment les coronapistes ont influencé les pratiques cyclistes. Enquête en selle dans 5 métropoles françaises », L’Espace politique (à paraître).
- Thomas, A. 2023. « Chapter 1 : “School Streets” and the Adaptation London’s State-led Tactical Urbanism during Covid-19 », in N. Ortar et P. Rérat (dir.), Cycling Through the Pandemic…, Londres : Springer
- Tirachini, A. et Cats, O. 2020, « Covid-19 and Public Transportation : Current Assessment, Prospects, and Research Needs », Journal of Public Transportation, vol. 22, n° 1, p. 1-21. DOI : https://doi.org/10.5038/2375-0901.22.1.1.