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Piétonniser les rues : une stratégie commerciale ?

Alors que, depuis sa généralisation dans les années 1990, la piétonnisation des rues urbaines répond à un principe de différenciation des centres-villes vis-à-vis des secteurs dominés par l’automobile, les premières mesures en France dans les années 1970 répondaient davantage à une logique touristique et commerciale, comme le montre l’exemple de la piétonnisation de la rue du Jeu-des-Enfants à Strasbourg, portée par les commerçants locaux.

Strasbourg est une ville emblématique de la piétonnisation érigée en politique urbaine. Dès les années 1970, le parvis de la cathédrale et le quartier pittoresque de la Petite France sont piétonnisés afin de stimuler l’activité touristique ; l’arrivée du tramway en 1994 généralise cette politique. Les circulations motorisées disparaissent des axes très commerçants (rue des Francs-Bourgeois, rue des Hallebardes) et de lieux historiques (place Kléber) au profit de la piétonnisation, accompagnée du réaménagement en profondeur des espaces publics. La piétonnisation de l’hypercentre s’inscrit dans la stratégie d’attractivité métropolitaine et régionale portée par l’Eurométropole [1] ; cette politique s’inscrit dans un contexte de « soutien aux fonctions commerciales et de services de niveau métropolitain en centre-ville » (Koenig et Lalau-Kéraly 1994), déjà amorcée par le plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) [2] de 1985.

Située dans l’hypercentre bourgeois et commerçant, entre le quartier de la gare et la place Kléber, la rue du Jeu-des-Enfants est proche des secteurs piétons (figure 1). Marquée par d’étroits trottoirs et peu d’aménités architecturales, la rue présente un paysage commercial de commerces indépendants peu valorisés (figure 2). Malgré l’extrême proximité du cœur de la ville, la rue était loin de figurer parmi les secteurs attractifs [3].

Figure 1. Localisation de la rue du Jeu-des-Enfants

Source : Pierre Pontecaille, 2018 (fond de carte : Google Maps).

Figure 2. La rue du Jeu-des-Enfants

Source : Alain Beck, 2011 (site internet : Matériels terrestres 39/45).

Depuis le 26 juin 2017, la rue du Jeu-des-Enfants est fermée à la circulation automobile, des plantations et des œuvres d’art ainsi que des terrasses en bois ont été installées. Dans cette opération, les acteurs publics ne sont intervenus qu’à la marge. La piétonnisation dépourvue de maîtrise d’ouvrage et de financements publics directs, mais appuyée par un portage politique, a été réalisée à l’initiative des commerçants réunis en association [4]. Au-delà des contraintes techniques liées à la transformation de la rue, sa gestion quotidienne s’est heurtée à des tensions internes opposant riverains et commerçants. Ces tensions révèlent combien, derrière une démarche prétendument citoyenne favorisant l’appropriation de l’espace public, la piétonnisation fonctionne en réalité comme une stratégie de valorisation des activités commerciales de la rue, notamment celles de bouche, en visant à renforcer l’attractivité résidentielle et touristique de l’hypercentre strasbourgeois et de ses commerces.

Absence de maîtrise d’ouvrage publique : le soutien politique à une initiative commerçante

Afin de valoriser leur rue, les commerçants, rejoints ensuite par des riverains, se sont mobilisés par la création en 2012 de l’association de la rue du Jeu-des-Enfants. Leur but était d’intégrer la rue dans les schémas directeurs de piétonnisation et le tracé de la Magistrale piétonne, itinéraire dédié aux modes actifs (piétons, cyclistes) assurant une liaison de la place du Marché à Neudorf à la gare centrale de Strasbourg. L’association s’est heurtée au refus de la ville et de la Métropole car ce tracé était déjà arrêté par les services techniques de l’Eurométropole, comme le rappelle une employée du cinéma de la rue, membre de l’association : « on leur a demandé de la réintégrer dans le plan piéton, ce à quoi ils nous ont répondu que c’était pas du tout prévu, ce n’était pas dans les budgets [5] ». Paul Meyer, adjoint au maire (PS), a été interpellé en 2014 par l’association pour porter le projet de piétonnisation ; celui-ci a encouragé la structuration d’une démarche ascendante et associative : « c’est un mouvement qui demande à être accompagné et même porté par les acteurs de la rue, donc habitants et commerçants. Je leur ai dit, saisissez-vous en vous-mêmes, après on pourra piétonniser [6] ». Très vite devenu la figure de proue politique du projet, Paul Meyer a ainsi profité d’une forte exposition médiatique, profitant à l’équipe municipale. Située au sein de l’hypercentre aisé, jugée privilégiée, la rue du Jeu-des-Enfants n’a pas pu bénéficier d’investissements publics pour sa réhabilitation, à la différence d’autres quartiers moins valorisés, tels que celui de la Laiterie, à proximité, relevant de la géographie prioritaire. Paul Meyer a cependant favorisé le rapprochement entre l’association de la rue du Jeu-des-Enfants et la Direction de territoires de la ville, afin de concevoir un embellissement participatif reposant sur la promotion d’une nouvelle identité visuelle et de nouveaux usages. Maire (PS) de Strasbourg depuis 2008, Roland Ries a manifesté en 2016 son enthousiasme pour ce projet « citoyen » de valorisation urbaine, en phase avec son discours électoral. « Roland Ries, qui a fait campagne sur sa capacité à “revitaliser la démocratie locale”, est contraint de montrer son ouverture à la “discussion” des projets municipaux » (Anquetin et Cuny 2016). Le lancement par la municipalité en avril 2018 du « Pacte pour la démocratie locale » a introduit l’expérimentation d’un budget participatif et un système de pétitions citoyennes ; cette posture cherchait à légitimer la mandature deux ans avant les élections municipales. Dans ce contexte, le maire a apporté son soutien à l’association de la rue du Jeu-des-Enfants et a fait voter à l’unanimité la piétonnisation par délibération du conseil municipal le 26 juin 2017.

Un projet de piétonnisation et d’embellissement porté par une association

Peu armée pour mener un projet d’aménagement urbain participatif, l’association, en février 2017, a trouvé dans le collectif de jeunes architectes strasbourgeois Akpé un maître d’œuvre alternatif, par l’intermédiaire de la mairie de quartier. Créé en 2015, le collectif développe une pratique de l’architecture intégrant les usagers dans le processus de conception, et mène des projets de microconstruction et des chantiers participatifs [7]. Rémunéré par l’association, il assure l’organisation d’ateliers de concertation avec le public, nourrissant ainsi la phase programmatique, et rédige les appels à projets pour des implantations végétales et artistiques, durant le premier trimestre 2017.

Une grande diversité d’œuvres éphémères ou pérennes (affiches, peintures, installations) voit le jour (figure 3), réalisées par des artistes en majorité strasbourgeois (figure 4). La participation du public (riverains, usagers, scolaires) dans le processus de création artistique est centrale, à l’image d’œuvres participatives suscitées par l’appel à projets : Sherley Freudenreich [8] épaulée par des passants, Terrains Vagues mobilisant une classe de l’école élémentaire Saint-Jean, et la peinture de la chaussée réalisée par le public et encadrée par Akpé (figure 5). Les opérations d’embellissement de la rue se poursuivent aujourd’hui, via de nouveaux appels à projets portés par l’association de la rue du Jeu-des-Enfants en lien avec la Direction de territoires, laquelle assure leur traduction opérationnelle et réglementaire. Ces appels portent sur de nouvelles interventions : street-art, création de mobilier participatif ou plantations dans le cadre de la démarche « Strasbourg ça pousse [9] ».

Figure 3. Implantation des œuvres d’art

Source : Pierre Pontecaille, 2018 (à partir du Livret de synthèse Akpé (p. 14-20) et observations de terrain).

Figure 4. Le safari urbain de Céline Clément

Source : Jack Typhus, 2017 (« Brasserie WOW : entre street art et bistronomie à Strasbourg », Blog Kapoué).

Figure 5. Peinture participative de la chaussée

Source : Coraline Lafon, 2017 (« L’inauguration de la rue du Jeu-des-Enfants, c’est demain ! », Pokaa).

Une gestion associative des conflits d’usage

Majoritairement composée des commerçants indépendants de la rue (équipement et service à la personne, restaurants) et progressivement investie par des riverains (locataires et propriétaires), l’association doit faire face à divers conflits d’intérêts.

La question du stationnement a divisé riverains et commerçants. Ces derniers, membres de l’association, étaient favorables à la suppression du stationnement longitudinal dans la rue, contrairement au positionnement fréquent des commerçants, généralement opposés aux projets de piétonnisation. Présentant un faible taux de rotation, les places de stationnement de la rue dégradaient la visibilité des vitrines et n’accueillaient aucun client motorisé. Des riverains ont manifesté leur mécontentement face à la suppression des places en pied d’immeuble, dans les réunions internes à l’association. Pour atténuer la contestation, l’association a dû louer sur ses fonds propres plusieurs dizaines de places de stationnement dans des parkings souterrains à proximité, pour les mettre à disposition des riverains.

Une autre source de conflits d’intérêts entre riverains et commerçants a porté sur la création de terrasses (figure 6). Figurant au cœur du projet, deux types de terrasses ont été conçus : des terrasses commerciales et des « terrasses citoyennes ». Les premières, à destination des cafés, hôtels et restaurants, sont classiques dans leur gestion et donnent lieu au versement à la ville d’une redevance d’occupation de l’espace public. Pour pallier l’étroitesse des trottoirs, le collectif Akpé a conçu des extensions en bois posées sur la chaussée. Elles ont été réalisées durant le premier trimestre 2017 et financées, via l’association, par les contributions des restaurateurs (figure 7). Ces terrasses commerciales ont entraîné une hausse de chiffre d’affaires pour les établissements et ont attiré de nouvelles activités de restauration (Baggelstein, brasserie WOW).

Les « terrasses citoyennes » sont une initiative de l’association de la rue du Jeu-des-Enfants. Cet usage de la chaussée et ses aménagements éphémères ont été rendus possibles par une convention d’occupation privative du domaine public, délivrée par la ville à titre gratuit [10]. Les « terrasses citoyennes » sont accordées aux commerçants (hors cafetiers et restaurateurs) par l’association, réunie en assemblée générale ; celle-ci assure l’achat de matériel (chaises et/ou tables), entretenu par les commerçants. Deux « terrasses citoyennes » ont été installées [11] (figure 8). Elles sont fréquentées par tous et ne se prêtent pas à des transactions commerciales. Les commerçants se montrent particulièrement satisfaits de cette démarche, bénéfique à la visibilité des devantures commerciales. Ce dispositif n’est pas sans rappeler les Business Improvement District (BID) nés dans les années 1970 au Canada et répandus dans de nombreux pays (États-Unis, Royaume Unis, Allemagne), au sein desquels des acteurs privés investissent l’espace public pour le gérer et le valoriser (propreté, qualité de l’environnement urbain, sécurité, etc.), dans une logique d’appropriation de la rue et de valorisation des activités commerciales.

Figure 6. Implantation des terrasses et diversité du tissu commercial

Pierre Pontecaille, 2018 (à partir du Livret de synthèse Akpé, p. 10).

Figure 7. Terrasse commerciale

Source : Jack Typhus, 2017 (« Brasserie WOW : entre street art et bistronomie à Strasbourg », Blog Kapoué).

Figure 8. Terrasse citoyenne

Source : Florian Lejeune, 2017 (« Que faire à Strasbourg en août. La rue du Jeu-des-Enfants à Strasbourg devient piétonne et accueille de nouveaux commerçants », TheDressingBox).

Craignant des nuisances, plusieurs riverains avaient manifesté leur opposition à ce projet, obligeant l’association à s’engager à les réguler. Des riverains se sont plaints du bruit. De plus, certains propriétaires ont manifesté leur crainte de l’appropriation de la rue par des populations non désirées [12] dégradant potentiellement la valeur de leurs biens. Face à l’enjeu de tranquillité publique, l’association a joué un rôle de médiateur et mis en place une charte locale des nouveaux espaces de convivialité (terrasses commerciales et terrasses citoyennes). Déclinaison de la charte des terrasses municipales de 2006 [13], la charte de l’association est signée par les riverains et les commerçants, et fait l’objet d’une convention en cours de finalisation avec la ville de Strasbourg, afin d’institutionnaliser cette gestion associative. Impliqué dans le projet, le trésorier de l’association a fait état de l’absence de nuisances suite à la création des terrasses : « on a eu une réunion la semaine dernière avec la police de Strasbourg et différents services de la ville, et après huit mois de terrasses, les opinions sont très positives [14] ».

Une valorisation urbaine à moindre coût

Seules les interventions artistiques ont bénéficié d’une aide publique à hauteur de 20 000 euros, issus de la mission Participation citoyenne de la ville de Strasbourg [15]. Le projet de la rue du Jeu-des-Enfants n’a donc mobilisé qu’à la marge les acteurs publics et n’a nécessité presque aucune implication financière de leur part. Une nouvelle typologie d’intervention urbaine, éloignée du cadre classique de la maîtrise d’ouvrage publique ou de la gestion en régie par la collectivité, a été ainsi initiée. La piétonnisation de la rue s’inscrit toutefois dans une stratégie de valorisation du cadre de vie portée par les acteurs de l’Eurométropole et soumise à un objectif d’attractivité résidentielle et touristique, comme l’affirme Paul Meyer : « ça fait venir plein de touristes et ça crée de l’attractivité pour Strasbourg » (12 décembre 2017). La piétonnisation a permis d’offrir une qualité de vie liée à la disparition des flux automobiles, ainsi qu’une nouvelle identité visuelle et artistique ; elle a aussi répondu à des considérations de développement économique et commercial. À l’avenir, la hausse potentielle du marché immobilier et l’évolution de la nature des commerces implantés révéleront les impacts urbains de cette piétonnisation alternative.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Pierre Pontecaille, « Piétonniser les rues : une stratégie commerciale ? », Métropolitiques, 4 février 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Pietonniser-les-rues-une-strategie-commerciale.html

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