Après avoir organisé l’Euro masculin de football en 2016, la France accueillera lors du prochain mandat présidentiel deux grands événements sportifs : la Coupe du monde masculine de rugby en 2023 et les Jeux olympiques et paralympiques en 2024. Ces derniers se tiendront notamment en Île-de-France, le « Village olympique » étant construit à cheval entre Saint-Denis, Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis. À proximité du Stade de France implanté dans les années 1990, cette zone a récemment fait l’objet de plusieurs opérations de renouvellement urbain et accueille des résident·e·s qui appartiennent en majorité aux classes populaires.
La contribution des projets olympiques aux politiques urbaines, comme la rénovation urbaine de quartiers populaires dans le cadre d’opérations immobilières d’envergure, est documentée (Essex et Chalkley 1998 ; Fussey et al. 2012). Mais quel rôle joue l’événementiel dans le domaine de l’action publique de la sécurité des villes ? Les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) seront un enjeu symbolique important de la prochaine mandature présidentielle. En particulier, ils s’annoncent comme un enjeu sécuritaire central. En effet, ces événements, dont le retentissement médiatique international est énorme, sont souvent présentés comme des cibles potentielles d’attentats, mais aussi de manifestations politiques comme celles des gilets jaunes, selon la directrice centrale de la sécurité publique Céline Berthon [1]. Mais ce qu’on propose d’examiner, c’est le rôle de catalyseurs du développement du marché et des politiques dédiées à la sécurité numérique des espaces urbains que jouent de grands événements comme les Jeux olympiques et paralympiques. Reconnaissance faciale, vidéosurveillance recourant à des algorithmes pour analyser les images et alerter en cas de détection de certains comportements (formation de foules, intrusions en zone non autorisée, bagage abandonné, etc.), systèmes anti-drones : ces dispositifs numériques recoupent un ensemble varié de technologies qui visent avant tout le contrôle des espaces publics dans les villes. La Coupe du monde de rugby et les JOP interviennent dans leur développement à trois niveaux : économique, juridique et technique.
Une vitrine des savoir-faire industriels français pour « structurer la filière »
Les JOP ont été qualifiés de vitrines sécuritaires par certains auteurs (Bennett et Haggerty 2011). En 2004, à Athènes, où le budget dédié à la sécurité était l’un des plus élevés (près de 1,3 milliard d’euros), un système d’hyperviseur avait été mis en œuvre, notamment sous la pression du gouvernement états-unien. Cette plateforme, développée par un consortium mené par une entreprise états-unienne du secteur militaire, devait connecter de nombreux capteurs dédiés à la surveillance, comme des caméras. Elle n’avait finalement jamais vraiment fonctionné. À Londres, où une part importante de la sécurité relevait de partenaires privés, le scandale est venu de leur incapacité, à quelques semaines de l’événement, de fournir un nombre suffisant d’agents de sécurité. Ces difficultés n’ont pourtant pas remis en question la tendance à la hausse des mesures sécuritaires.
Les JOP de 2024 sont présentés comme un événement structurant de la politique industrielle destinée à renforcer cette filière. Le soutien à cette dernière intervient dans un triple contexte d’accroissement de la concurrence d’entreprises étrangères (notamment états-uniennes, chinoises, israéliennes), de fort développement des technologies numériques dans ce domaine et d’insistance sur le marché exponentiel que cela représente, par des groupes d’intérêt comme des agences de conseil [2]. Les JOP 2024 doivent permettre de faire valoir le savoir-faire français en la matière. Le budget sécurité de l’événement (financé par le Comité d’organisation des JOP et l’État français), récemment revu à la hausse, est estimé à 295 millions d’euros [3] et 25 millions d’euros ont déjà été dédiés, à travers le Plan de relance, à l’expérimentation de dispositifs de sécurité « innovants » en amont, lors d’autres événements, tels que Roland Garros ou des matches de football.
Les JOP apparaissent ainsi dans le contrat de filière 2020-2022 du Comité stratégique de filière des industries de sécurité, signé en 2020 par Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, et Marc Darmon, président du Conseil des industries de la confiance et de la sécurité et directeur général adjoint de la multinationale Thales. Ce contrat, qui mobilise pouvoirs publics et groupes d’intérêt, s’organise autour de cinq « projets structurants » afin de « [p]ositionner l’industrie française comme leader mondial de la sécurité de la ville intelligente » (CNI 2020). Le premier projet cité est celui de la Sécurité des grands événements et des Jeux olympiques de Paris 2024. On retrouve cette idée dans le rapport remis au Premier ministre par le juriste et parlementaire LREM Jean-Michel Mis, pour qui ces événements sont « mobilisateurs pour l’offre industrielle et de services française, qui a structuré une réponse dédiée aux grands événements sportifs dans le cadre du contrat de filière » (Jean-Michel Mis 2021, p. 18). Les JOP apparaissent ainsi comme un événement permettant de fédérer les acteurs publics et privés pour accompagner le développement national de ce marché de nouvelles technologies, avec le soutien de commandes comme de subventions publiques.
Une opportunité pour faire évoluer le cadre législatif pour la sécurité numérique
Néanmoins, un enjeu de taille limite le développement de ce marché : le cadre législatif. Celui-ci est au cœur des mobilisations des groupes d’intérêt, qui trouvent une oreille favorable auprès de nombre de représentant·e·s des pouvoirs publics, pour qui les JOP 2024 offrent une opportunité de le faire évoluer. Le recours à certaines technologies qui polarisent fortement le débat public, comme la vidéosurveillance dite « automatisée » ainsi que la reconnaissance faciale, est alors envisagé à titre d’expérimentation ou « d’emploi à court terme » (Mis 2021, p. 25). Ces dispositifs sont présentés comme facilitant la gestion de flux et d’autorisations d’accès à différents espaces, par exemple pour gérer les accès différenciés au Village olympique des publics, professionnel·le·s et athlètes. Ces dispositifs ont déjà été utilisés par exemple lors des JOP de Tokyo ou de la Coupe du monde de football masculin en Russie. C’est ce que discutent des représentant·e·s de groupes d’intérêt, d’entreprises de sécurité, des pouvoirs publics et de l’organisation des JOP lors de rencontres à ce sujet :
Se pose aussi la question de l’accès au Village olympique et de savoir ce que les technologies apportent en termes de garanties supplémentaires. Par exemple, la vidéo-protection associée à la reconnaissance faciale ou la détection d’événements anormaux. Mais on doit arriver à lever les freins juridiques qui freinent les expérimentations en situation réelle. […] Donc on doit bien peser le pour et le contre, mais on doit pas perdre de temps et trouver le vecteur législatif dans les dix-huit mois qui viennent pour pouvoir tester en situation réelle des choses comme la reconnaissance faciale (le directeur de la protection et de la sécurité de l’État (DPSE) au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), service du Premier ministre, rencontre « Safe and Smart JO » à la préfecture d’Ile-de-France le 5 février 2019, notes ethnographiques).
L’évolution de l’encadrement légal du recours à ces technologies apparaît comme plutôt consensuelle pour plusieurs raisons. D’abord, la politisation de la menace terroriste rend extrêmement coûteuse l’opposition politique à la mise en œuvre de dispositifs de sécurité. Ensuite, le recours à ces technologies dans le cadre de manifestations festives et sportives provoque généralement moins de résistances, les tentatives de politisation ou d’intervention de groupes militants étant généralement tenues à distance de ces événements médiatiques pensés pour générer des effets de communion et de liesse partagée. Finalement, l’argument d’une utilisation limitée dans le temps facilite également l’acceptation. Des collectifs, à l’origine d’une pétition intitulée « Ni en 2024, ni jamais : NON au Big Brother olympique [4] », alertent néanmoins sur l’effet de banalisation et le risque de voir perdurer l’usage de ces technologies. La mise en œuvre pérenne de mesures initialement temporaires ou exceptionnelles est en effet une antienne des politiques de sécurité (Codaccioni 2015). L’installation de capteurs dans des quartiers populaires, comme celui qui accueillera le Village olympique, pose ainsi question sur ce qu’il pourra en être fait par la suite.
Un laboratoire grandeur nature ?
Si les très grands événements sportifs sont des « accélérateurs » pour l’industrie de la sécurité, c’est également qu’ils fournissent une occasion unique de tester les dispositifs techniques en grandeur nature. En effet, si les technologies développées fonctionnent en laboratoire, cela ne signifie pas qu’elles seront efficientes en réalité. D’abord, cela peut être lié à la dimension technique. Par exemple, des algorithmes destinés à repérer des événements particuliers sur des images de vidéosurveillance, comme la constitution d’une foule, ont pu être définis (« entraînés ») à partir d’images de relativement bonne qualité. Lorsqu’ils seront déployés sur des caméras de sécurité en temps réel, ils peuvent être moins performants, car la résolution est de moins bonne qualité, la caméra est située dans un espace avec une faible luminosité, etc. Les algorithmes doivent donc être testés en conditions réelles afin de les adapter, ce pour quoi les JOP offrent un cadre idéal.
L’expérimentation de nouvelles technologies de sécurité pour les JOP est ainsi soutenue par les institutions de recherche françaises. L’Agence nationale de la recherche (ANR) a dédié un appel à ces sujets. Six projets ont été retenus, pour un budget global de 2,8 millions d’euros, dont la moitié porte sur le contrôle des mouvements de foule, l’un d’entre eux proposant de développer des « stratégies prédictibles de gestion des foules […] pour adapter les dispositifs de sécurité [5] ». D’autres projets couplent un système d’identification biométrique au contrôle d’accès, ou envisagent de détecter les situations atypiques ou critiques en utilisant les données de téléphonie mobile et du réseau social Twitter.
Mais la dimension technique des dispositifs n’est pas la seule pour laquelle les grands événements jouent un rôle de laboratoire. Comme la sécurité urbaine, celle des grands événements met aux prises de nombreux agents différenciés (polices nationale et municipale, agents de sécurité privée, etc.), entre lesquels il existe des hiérarchies sociales et professionnelles, et dont les pratiques diffèrent. Les usages des technologies s’inscrivent dans ces pratiques et ces rapports de force, comme le montre l’exemple de la vidéosurveillance traditionnelle (Lemaire 2019). Or, les mondes de la sécurité, leurs hiérarchies et leurs pratiques, sont en réalité mal connus d’une partie des entreprises concevant ces dispositifs, par exemple celles issues davantage du numérique et des nouvelles technologies. Pour celles-là, les JOP offrent ainsi une première prise de contact en vue de contrats ultérieurs et une possibilité de mieux cerner les usages qui peuvent être faits de leurs produits.
Les grands événements sportifs apparaissent ainsi comme des catalyseurs de l’action publique en matière de sécurité numérique. Jusqu’à présent, les évolutions législatives envisagées après les élections présidentielles de 2022 dans ce domaine, tout comme la tenue des JOP 2024, font l’objet de peu de débat public. Néanmoins, des collectifs, comme Non aux JO 2024 à Paris, ou des associations de défense des libertés publiques comme celles qui animent la campagne « Technopolice », s’en saisissent actuellement. Au-delà des questions que ces politiques soulèvent à propos du respect des libertés publiques, il s’agit également d’enjeux économiques et urbains. Économiques, d’abord, car le développement de ce marché est fortement soutenu par des subventions publiques, dont il y a lieu de s’interroger si elles ne seraient pas mieux employées dans d’autres secteurs, d’autant que l’efficacité de ces technologies pour la sécurité reste incertaine. Enjeux urbains, ensuite, car ce sont dans les villes, qui sont nombreuses aujourd’hui à mettre en œuvre des projets de sécurité numérique (Picaud 2021), que ces technologies trouveront à se reconvertir. Or, au-delà de la surveillance, le développement de ces politiques témoigne aussi de visions spécifiques des usages des espaces publics et des façons de vivre en ville qui ne relèvent pas de débats techniques.
Bibliographie
- Bennett, C. J. et Haggerty, K. D. (dir.). 2011. Security Games. Surveillance and Control at Mega-Events, New York : Routledge.
- CNI, 2020. Contrat stratégique de la filière. Industries de sécurité 2020/2022, Paris : Conseil national de l’industrie.
- Codaccioni, V. 2015. Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris : CNRS Éditions.
- Essex, S. et Chalkley, B. 1998. « Olympic Games : Catalyst of Urban Change », Leisure Studies, vol. 17, n° 3, p. 187-206.
- Fussey, P., Coaffee, J., Armstrong, G. et Hobbs, D. 2012. « The Regeneration Games : Purity and Security in the Olympic City », The British Journal of Sociology, vol. 63, n° 2, p. 260-284.
- Lemaire, É. 2019. L’Œil sécuritaire. Mythes et réalités de la vidéosurveillance, Paris : La Découverte.
- Mis, J.-M. 2021. Pour un usage responsable et acceptable par la société des technologies de sécurité, Rapport au Premier ministre, Paris.
Picaud, M. 2021. « Peur sur la ville. La sécurité numérique pour l’espace urbain en France », Working Paper de la chaire « Villes et numérique », Paris : Sciences Po, École urbaine.