Bien que l’on ne doive pas surestimer l’impact de méga-événements comme les Jeux olympiques (JO), ceux-ci peuvent correspondre à des moments décisifs dans l’histoire politico-économique d’une ville ou d’un pays. Ils offrent en effet à la fois une opportunité pratique et un cadre de légitimation pour mobiliser des capitaux importants et transformer le système de gouvernance urbain. Les Jeux d’Athènes de 2004 en constituent un bel exemple, même si l’une des spécificités du cas grec est que la crise économique de la fin des années 2000 a, peu de temps après la fin des Jeux, bouleversé l’évolution des processus mis en route.
Ces Jeux d’Athènes revêtaient une dimension symbolique forte, dans la mesure où ils marquaient le « retour » des Jeux « chez eux », initialement programmé pour 1996, l’année du centenaire des Jeux olympiques modernes [1]. Dans le même temps, les JO 2004 donnaient une forte visibilité internationale à la Grèce, alors en plein développement économique, et qui avait confiance en elle et en sa capacité à converger avec les pays d’Europe occidentale.
Revenir sur l’expérience de ces Jeux olympiques d’Athènes a pour objet de montrer leur impact sur le système de gouvernance de la capitale grecque au tournant des années 2000 : ils ont en effet contribué à renforcer le rôle du gouvernement central et des diverses agences institutionnelles dans les affaires locales, tandis que le gouvernement local était en partie marginalisé (Beriatos et Gospodini 2004 ; Gold 2010 ; Souliotis et al. 2014).
Les Jeux de 2004 comme opportunité de changer Athènes
Revenir à la fin des années 1990 permet de comprendre pourquoi les Jeux olympiques ont été perçus comme une opportunité pour changer Athènes. En effet, et malgré certaines interventions publiques d’envergure, comme la réhabilitation d’une partie du centre historique et la construction de deux nouvelles lignes de métro dans la seconde moitié des années 1990, la ville souffrait encore au début des années 2000 des déficiences héritées de la croissance urbaine d’après-guerre : un système de transport urbain inadéquat, un niveau élevé de pollution atmosphérique, une distribution inégale des infrastructures urbaines et l’existence de poches de pauvreté dans les quartiers populaires. Les plans urbains précédents n’avaient pas conduit à des changements significatifs, soit parce qu’ils n’avaient pas été mis en œuvre (Plan de 1979), soit parce qu’ils prévoyaient des interventions trop limitées pour transformer la structure métropolitaine (Plan de 1985). Les JO étaient donc perçus comme pouvant aider Athènes à regagner le temps perdu. Sous la contrainte des délais officiels, le gouvernement serait obligé de surmonter les obstacles habituels (bureaucratie, capacité de planning limitée) et l’inertie politique pour enfin réaliser les travaux dont Athènes avait tellement besoin : une nouvelle ceinture routière périphérique, un nouvel aéroport international, de nouvelles lignes de métro et de tram, l’extension de la réhabilitation du centre historique. Les Jeux devaient aussi doter la ville de nombreux équipements sportifs, même si leur destin n’était pas central au moment de la préparation de l’événement : ceux-ci ne faisaient en effet pas partie en tant que tels des termes du débat public de l’époque – un paradoxe qui a abouti à leur sous-exploitation, voire à l’abandon de certaines infrastructures après les Jeux. Ces améliorations des infrastructures métropolitaines étaient susceptibles d’obtenir un consensus large dans la population urbaine.
Dans le même temps, une partie des élites politiques et économiques voyaient dans les Jeux un moyen de promouvoir un nouveau modèle de développement économique pour Athènes. Au cours de la seconde moitié des années 1990, une alliance de politiciens, d’universitaires et d’hommes d’affaires avait élaboré une stratégie de développement inspirée de la rhétorique mainstream sur les « villes globales » et centrée sur le rôle international de la capitale grecque, notamment en Méditerranée orientale (Economou et al. 2001). La reprise de l’économie grecque dans les années 1990, après une décennie difficile de désindustrialisation, s’appuyait sur des secteurs traditionnels comme la construction, le tourisme et la marine marchande, ainsi que sur des secteurs alors privatisés ou dérégulés comme les banques, les télécommunications et les médias. Selon ce modèle, Athènes pouvait renforcer sa position internationale à travers la construction de nouvelles infrastructures de transport et de télécommunications, ainsi qu’à travers le développement des activités des entreprises grecques les plus dynamiques dans les pays voisins. L’organisation des Jeux olympiques permettait alors de promouvoir cette stratégie en relançant la construction d’infrastructures et en favorisant l’accumulation de capital, notamment dans les secteurs de la construction, des télécommunications et des banques.
Une nouvelle gouvernance urbaine
La préparation de Jeux a été mise en œuvre par deux principales agences : un comité interministériel et une société anonyme dont l’actionnaire unique était l’État grec : « Athènes 2004 Comité d’organisation des Jeux olympiques ». Le comité comprenait des représentants des ministres de la Culture, de l’Économie nationale et de l’Environnent et Travaux publics. Il était responsable des principales décisions concernant la préparation des Jeux : localisation des infrastructures sportives, méthodes de financement des travaux ; il était également en charge de la supervision et de la coordination générale de ces différents travaux. Athènes 2004 Comité d’organisation des Jeux olympiques avait deux principales missions. D’une part, la société anonyme s’assurait de la conformité aux normes olympiques des nouveaux équipements ; d’autre part, elle était responsable du suivi concret de la réalisation de la plupart des travaux : expropriations, études géotechniques et environnementales, permis de construire, financement. Pour cela, elle disposait de pouvoirs exceptionnels : modification des plans locaux d’utilisation du sol, accélération des expropriations, proposition de législations spéciales [2].
L’établissement de ce système de gestion des Jeux olympiques a eu un impact durable sur la gouvernance urbaine en Grèce, et à Athènes en particulier. D’abord, il a confirmé que toute décision et action majeure concernant la capitale sont prises par le gouvernement, au niveau national. Les municipalités et les préfectures de l’Attique n’étaient pas représentées au sein des agences qui disposaient des pouvoirs décisifs et opérationnels sur les Jeux [3]. Ce dispositif reproduisait dans la pratique la longue tradition de centralisme qui caractérise l’État grec, quelques années seulement après une réforme du système d’administration locale, censée renforcer le pouvoir des municipalités (Chorianopoulos 2011 ; Hlepas 2018).
Dans le même temps, les JO ont créé un cadre pour l’introduction et le renforcement de nouveautés dans le système de gouvernance locale. La création d’Athènes 2004, avec ses pouvoirs accrus d’aménagement et d’expropriation, a consolidé la tendance au transfert de la gestion de la propriété publique à des agences semi-publiques, déjà observable à la fin des années 1990 dans la pratique de grandes entreprises et organisations publiques (Hatzimichalis 2014). De même, la gestion des infrastructures olympiques lors des années qui ont suivi les Jeux a été accordée à une agence de statut similaire.
Enfin, afin de faciliter la préparation des Jeux, le gouvernement central a établi un cadre législatif d’exception qui l’exemptait – de même qu’Athènes 2004 – de nombreuses formes de régulation urbaine et environnementale, notamment en ce qui concernait la modification de plans urbains, l’octroi de permis de construire et le lancement de procédures d’expropriation de terrains. C’était la première fois que l’on établissait un tel cadre législatif en Grèce, en important une pratique courante dans la préparation d’autres méga-événements au niveau international (Swyngedouw et al. 2002).
La préparation des Jeux de 2004 n’en a pas moins été ponctuée par de nombreux revers en termes de gouvernance. D’une part, alors que le gouvernement central les considérait comme une occasion de promouvoir des partenariats publics-privés, il a échoué presque entièrement à attirer des entreprises dans le financement des travaux. Il a alors eu recours à des sous-traitants pour construire les équipements sportifs, ce qui a retardé sa quête d’investisseurs pour l’exploitation des infrastructures au lendemain des Jeux. Le gouvernement central a d’autre part échoué à mettre en œuvre le plan initial de localisation des infrastructures sportives. Celui-ci prévoyait la concentration des infrastructures sportives dans deux pôles : l’un au nord de la ville, où certaines infrastructures existaient déjà, et l’autre au sud, au bord de la mer, dans le cadre d’un projet de rénovation du front de mer d’Athènes. La conjugaison de mouvements locaux de protestation, d’interdictions de bâtir liées à la législation environnementale et de problèmes de compensation des terrains préemptés pour les installations liées au grand nombre de propriétaires concernés a conduit le gouvernement à modifier en profondeur ce plan. Certaines installations ont finalement été construites dans des quartiers défavorisés afin de souligner le caractère socialement et spatialement « redistributif » des Jeux, tandis que la plupart ont été concentrés autour de l’ancien aéroport en raison de la disponibilité d’espace, une solution réaliste et pratique mais ne s’inscrivant pas dans la logique initiale d’aménagement.
De l’organisation des Jeux au programme de sauvetage de la Grèce
Au lendemain des Jeux, les autorités grecques ont été confrontées à de graves difficultés d’exploitation des équipements sportifs. Celles-ci étaient liées à l’absence de réflexion sérieuse en amont quant à leur devenir, ainsi qu’à l’incapacité chronique de l’économie grecque à attirer des investisseurs étrangers. La crise économique, survenue six ans après les Jeux, a par ailleurs mis en échec les stratégies politico-économiques d’internationalisation : l’internationalisation d’Athènes et le renforcement du lien entre les banques et les entreprises de construction comme élément moteur d’une économie postindustrielle n’avaient plus aucun sens dans un contexte où le revenu national avait diminué de 25 % en quelques années.
Aujourd’hui, la réutilisation des infrastructures sportives demeure une question ouverte. Sept ont été temporairement confiées à des autorités publiques (ministères, municipalités, police) et deux à des institutions sportives (une fédération et des équipes locales). Une infrastructure est gérée par une agence publique autonome. Une est louée temporairement pour l’organisation de divers événements (culturels, politiques, etc.). Deux sont entièrement abandonnées. Trois ont été cédées à des investisseurs privés [4] et trois autres sont aussi en train d’être privatisées.
À l’exception des infrastructures qui sont déjà privatisées et de celle qui appartient à une agence publique autonome, les autres infrastructures sportives des JO 2004 sont gérées par une agence semi-publique – la Compagnie grecque de participations et de propriété (CGPP) – et ses filiales. La CGPP et son prédécesseur, le Fonds de développent de la propriété privée du public hellénique (FDPPPH) [5], gèrent en effet l’ensemble de la propriété publique grecque. Les revenus issus de cette gestion financent tant le développement de l’économie grecque que le paiement de la dette publique du pays. Ces institutions ont été fondées dans le cadre des programmes de sauvetage de l’économie grecque et sont contrôlées à la fois par le gouvernement grec et les institutions de l’Union européenne (Commission, Banque centrale européenne-BCE, Mécanisme européen de stabilité-MES), garantes des intérêts des créditeurs européens. Cet arrangement est le résultat des négociations asymétriques qui ont accompagné les programmes de sauvetage et fait partie d’une européanisation sous contrainte de secteurs stratégiques de l’État grec. Les institutions de l’UE participent également à la désignation des dirigeants des agences qui gèrent le système bancaire, la collecte d’impôts et la production de statistiques nationales.
Quelle est la signification des Jeux d’Athènes du point de vue des évolutions politico-économiques qui ont suivi la crise ? Dans une certaine mesure, les racines de la crise se trouvent dans des dépenses publiques improductives, comme le sont pour une large part les dépenses réalisées pour les JO 2004. On relève également une certaine continuité entre les pratiques de gouvernance utilisées pour les Jeux et celles mises en œuvre dans la gestion de la crise : technocratisation de la gestion de propriété publique (gestion par des agences parapubliques dont les cadres sont recrutés dans le secteur privé) et cadre législatif d’exception pour la promotion des investissements. Ainsi, les JO et les programmes de sauvetage de l’économie grecque peuvent être compris comme deux moments conduisant à une organisation et une gestion plus néolibéralisée de l’économie grecque. On observe cependant un élément de discontinuité dans la mesure où, aujourd’hui, le destin de la propriété publique, infrastructures olympiques incluses, n’est pas déterminé par une alliance d’élites domestiques, mais par une configuration de pouvoir au niveau européen (ou même international si l’on tient aussi compte du Fonds monétaire international).
En termes politico-économiques, l’héritage le plus significatif des Jeux est peut-être qu’ils ont consolidé l’idée qu’au regard de l’incapacité de l’État grec à gérer ses propriétés, il est préférable et légitime de les confier à un système institutionnel autonome aux marges de l’État (agences semi-publiques, cadre législatif d’exception), largement contrôlé par la technocratie, à laquelle se sont associées les autorités européennes depuis la crise. Les directeurs et les cadres moyens des agences grecques désormais responsables de la gestion de la propriété publique sont des économistes et, dans une moindre mesure, des avocats et ingénieurs, qui viennent du secteur privé, ce qui est censé offrir un gage de crédibilité aux yeux des investisseurs privés. Par ailleurs, une partie des employés des institutions établies dans le cadre des programmes de sauvetage s’est formée à la gestion de la propriété publique dans les conditions institutionnelles spécifiques des Jeux 2004. L’établissement graduel de ce système autonome résulte de deux événements indépendants l’un de l’autre – les JO et les programmes de sauvetage – mais qui sont imprégnés par les mêmes technologies de pouvoir néolibérales (adoption de pratiques de gouvernance du secteur privé par le public, exemption d’investissements privés de régulations établies), dominantes et répandues au niveau international.
L’établissement de ce nouveau système est censé faire face à la difficulté chronique de la Grèce à gérer sa propriété publique et attirer des investisseurs étrangers. On peut toutefois se demander si la victime de cette dynamique n’est pas le contrôle démocratique de la propriété publique. Le transfert de la gestion de la propriété publique dans une agence parapublique n’améliore en rien la capacité gestionnaire de la bureaucratie publique, traitée comme un malade incurable. Les agences qui gèrent désormais la propriété publique constituent un système hybride, contrôlé à la fois par les autorités nationales et européennes et par les technocrates qui y travaillent. La CGPP et le FDPPPH sont définis par la loi comme des entreprises servant l’intérêt public sans appartenir au secteur public. Le peuple grec en est l’actionnaire unique, mais il partage avec les représentants des institutions de l’UE l’autorité sur des dimensions cruciales de son fonctionnement, notamment la désignation du conseil d’administration, le programme de privatisations et la gestion des actions bancaires détenues par le public. Ce transfert d’autorité vers les institutions européennes fait partie d’un processus plus large d’isolation des politiques économiques par rapport aux demandes populaires (Gill 2001). Les administrateurs et les experts travaillant pour la CGPP et la FDPPPH jouissent par ailleurs d’une immunité légale en matière de responsabilité civile [6]. Les nouveaux gestionnaires de la propriété publique grecque échappent ainsi largement à la responsabilité publique, dans le cadre de laquelle leurs choix devraient pouvoir être discutés et remis en cause par les citoyens et leurs représentants parlementaires.
Bibliographie
- Beriatos, E. et Gospodini, A. 2004. « Glocalising Urban Landscapes : Athens and the 2004 Olympics », Cities, vol. 21, n° 3, p. 187-202.
- Chorianopoulos, I. 2011. « State Spatial Restructuring in Greece : Forced Rescaling Unresponsive Localities », European Urban and Regional Studies, vol. 19, n° 4, p. 331-348.
- Economou, D., Getimis, P., Demathas, Z., Petrakos, G. et Piryiotis, Y. 2001. The International Role of Athens, Volos : University of Thessaly Press (en grec).
- Gill, S. 2001. « Constitutionalising Capital : EMU and Disciplinary Neo-Liberalism », in A. Bieler et D. Morton, Social Forces in the Making of the New Europe. The Restructuring of European Social Relations in the Global Political Economy, Hampshire-New York : Palgrave, p. 47-69.
- Gold, M. 2010. « Athens 2004 », in J. R. Gold et M. Gold (dir.), Olympic cities. City Agendas, Planning and the World’s Games, 1896-2016, Londres-New York : Routledge, p. 315-339.
- Hatzimichalis, K. 2014. Crise de dette et enlèvement de terre, Athènes : KPSM (en grec).
- Hlepas, N. K. 2018. « Checking the Mechanics of Europeanization in a Centralist State : The Case of Greece », Regional and Federal Studies.
- Souliotis, N., Sayas, I. et Maloutas, T. 2014. « Mega-Projects, Neoliberalization and State Capacities : Assessing the Medium-Term Impact of the 2004 Olympic Games on Athenian Urban Policies », Environment and Planning C, vol. 32, n° 1, p. 731-745.
- Swyngedouw, E., Moulaert, F. et Rodriguez, A. 2002. « Neoliberal Urbanization in Europe : Large-Scale Urban Development Projects and the New Urban Policy », Antipode, vol. 34, n° 3, p. 542-577.